GODIN André [GODIN Jean-Baptiste, André]

Par Jean Maitron. Notice revue et complétée par Valérie Gellion

Né le 26 janvier 1817 à Esquehéries (Aisne), mort à Guise (Aisne) le 14 janvier 1888 ; ouvrier serrurier, puis créateur d’une industrie d’appareils de chauffage ; disciple de Fourier et fondateur du Familistère de Guise.

Jean-Baptiste Godin
Jean-Baptiste Godin

Après son apprentissage de serrurier, il accomplit son Tour de France (1835-1837) au cours duquel il fut confronté à la misère du prolétariat urbain. Tout comme le fit Louis Blanc en 1830, il jura alors : « si un jour je m’élève au-dessus de la condition de l’ouvrier, je chercherai les moyens de lui rendre la vie plus supportable et plus douce et de relever le travail de son abaissement. » Du compagnonnage, il retint les notions de « respect d’autrui, du culte de la fraternité, de la solidarité et du devoir ». Le Tour de France fut aussi pour lui l’occasion de découvrir et de s’initier en autodidacte aux idées de Saint-Simon et de Owen.

En 1837, il travailla dans la serrurerie paternelle à Esquehéries, son village natal, situé à 15 km de Guise. Il eut l’idée de substituer la fonte au fer dans la fabrication d’appareils de chauffage (poêles) et inventa des procédés qu’il fit breveter (moulage, production à la chaîne). Grâce aux fruits de ses inventions, il transforma l’atelier artisanal en petite fabrique, entreprise qu’il reprit à son compte en 1840. Son succès économique le conduisit à la richesse et six ans plus tard, Godin, suivi d’une vingtaine de compagnons, transporta à Guise son industrie qui devint vite prospère.

En 1842, dans un article, il découvrit le fouriérisme, auquel il adhéra. Faisant converger sa richesse économique et ses idéaux fouriéristes, il investit en 1854 le tiers de sa fortune dans le phalanstère de Victor Considerant au Texas, qui s’avéra un échec. Déçu par les réalisations fouriéristes, il décida d’agir lui-même et s’éloigna de certains aspects de la théorie et, à son tour, en 1859, il lança les premiers travaux de son « Familistère » à Guise. Comme Owen, à la différence de Saint-Simon et de Fourier, il ne se laissa pas enfermer dans des théories abstraites, inapplicables mais au contraire s’efforça de faire passer ses théories dans la réalité à travers l’expérimentation et une démarche par tâtonnement.
Républicain, démocrate et socialiste, Godin critiquait le système libéral, exploiteur et individualiste. Pour soulager la misère ouvrière, il comptait sur les vertus de l’associationnisme, qui sont la fraternité, la paix et la justice. Godin se démarquait du socialisme révolutionnaire en prônant un « associationisme par des voies pacifiques », qui a pour démarche la mise en pratique de réflexions théoriques. Il prôna et réalisa le modèle du « familistère comme solution du problème ouvrier », avec ses deux volets socio-économiques : le « Palais social » et l’« association coopérative ouvrière de production ».
Utilisant un terme repris de Fourier, Godin appelait aussi le « Palais social » « habitat unitaire » ou encore « palais des familles ». Édifié à partir de 1859 au milieu d’un terrain de six hectares traversé et contourné par l’Oise, ce Palais, dont l’aménagement des trois bâtiments dura jusqu’en 1882, était destiné à réaliser « par l’habitation unitaire la satisfaction de tous les besoins de la vie humaine avec le minimum de frais et le maximum d’avantages ». Il comprenait trois spacieux pavillons aux logements aérés et confortables pour l’époque. Au rez-de-chaussée des pavillons, on trouvait des magasins coopératifs d’approvisionnement. Le Familistère possédait un pouponnat, ses propres écoles, mixtes, et un cours complémentaire où, après une scolarité primaire, les meilleurs élèves poursuivaient leurs études jusqu’à quinze ou seize ans. À l’école maternelle tout particulièrement, conformément à la doctrine de Fourier, on s’efforçait de rendre l’enseignement attrayant. Le Familistère possédait en outre une bibliothèque de trois mille volumes, une piscine ; il était entouré d’un parc et de jardins potagers. De nombreuses fêtes jalonnaient l’année, fête de l’Enfance, fête du Travail ; celle-ci, fixée au premier dimanche de mai, fut organisée pour la première fois en 1867. Dès 1860, 50 familles y aménagèrent, dans le second (1862), 97 familles. En 1882, 2 000 familles environ vivent dans les trois bâtiments.
Dès l’ouverture du premier bâtiment, des commerçants, menacés par la concurrence de la coopérative, de gros propriétaires, l’administration, tous extérieurs au familistère, tentèrent en vain de dissuader la population ouvrière d’y habiter.
Quant à l’usine, qui groupa 1 200 ouvriers à l’origine, 1 600 en 1900, 2 500 en 1926, elle devait, dans l’esprit de Godin, répartir équitablement les bénéfices et assurer la transmission constante de la propriété sociale aux mains des travailleurs actifs, réalisant ainsi l’association du capital et du travail. Ce dernier, qu’il soit le fait des ouvriers ou du directeur, constituait un apport social et donnait droit à participer aux bénéfices. Mais le capital n’était pas pour autant sacrifié. Qu’il ait été apporté par Godin à l’origine ou versé par les associés par la suite, il donnait droit à rémunération prise sur les bénéfices. En 1880, un acte d’association légale constitua la « Société du Familistère de Guise. Association du Capital et du Travail ».
Avant même la constitution de cette société, l’usine de Guise fut une entreprise d’avant-garde sur le plan des réalisations sociales, notamment des assurances mutuelles. Dès 1852, Godin avait créé une caisse d’assurance contre la maladie ; en 1872, il constitua une caisse de secours aux invalides du travail, aux veuves et aux orphelins ; il existait une caisse des pensions qui versait une retraite aux travailleurs que l’âge ou l’invalidité avait contraints au repos ; des secours étaient accordés aux travailleurs dont le salaire était insuffisant pour subvenir aux besoins de leur famille ; une caisse de pharmacie assurait la gratuité des visites médicales et des médicaments prescrits.
L’acte d’association et les statuts définissaient l’organisation sociale. L’organisme directeur comprenait l’administrateur-gérant nommé par l’assemblée générale des associés et choisi parmi les membres du conseil de gérance ; son mandat était sans limitation de durée, à moins de révocation (Godin fut administrateur gérant de 1880 jusqu’à sa mort). L’administrateur-gérant était assisté d’un conseil de gérance composé de trois associés (élus pour un an parmi les associés) et de dix directeurs ou chefs de service (membres de droit de par leur fonction), et d’un conseil de surveillance de trois membres élus par l’assemblée générale. Quant aux travailleurs, ils étaient répartis en quatre catégories :
1) les auxiliaires qui comprenaient les travailleurs débutants et le « personnel flottant » de l’usine ; ils bénéficiaient simplement de l’assurance contre la maladie et les accidents et, le cas échéant, de la retraite ;
2) les participants (442 en 1880) qui possédaient un titre de participation et touchaient une part des bénéfices ;
3) les sociétaires (62 en 1880) qui touchaient une part et demie sur les bénéfices ;
4) les associés (40 en 1880) : ils touchaient deux parts ; on pouvait devenir associé après cinq ans de présence dans l’Association et d’habitation dans les locaux du Familistère ; ils étaient intronisés par le conseil de gérance.

Godin reprenait la thèse de Marx selon laquelle le facteur travail se trouve, dans le système capitaliste en « opposition conflictuelle » avec le facteur capital. Cette opposition est génératrice de la misère ouvrière. Godin subordonne également le capital au travail : « Le capital n’est que du travail déjà fait et mis en réserve. Le travail au contraire, c’est l’activité de l’homme, la force et l’intelligence agissante, créant et enfantant le capital lui-même. Le capital, lui, ne saurait enfanter le travail : il n’est que son auxiliaire obéissant. »
Dans Solutions sociales, Godin expliquait que les hommes ne naissent égaux ni en droits, ni en devoirs mais qu’ils ont chacun des mérites différents. Il refusait donc de reproduire un système égalitaire illusoire dans son familistère. En cela, il s’opposait au marxisme, qu’il critiquait comme un système égalitaire uniforme dans lequel l’individu, avec sa liberté, se trouve noyé par la masse. Il s’éloignait aussi, sur ce plan de Owen qui appelait les hommes à une répartition égalitaire du produit du travail. D’après Godin, en effet, le travail comme le capital doivent être récompensés selon leur valeur apportée à la production.
Godin reprenait les aphorismes saint-simoniens : « À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres, à chacun suivant ses besoins », auxquels il ajoute « à chacun suivant son concours et ses services dans la société. »
Les salariés reçoivent un salaire et des parts sociales bloquées dans le capital pendant au moins dix ans. En investissant dans le capital une partie de son salaire sous forme de parts sociales, l’ouvrier donnait à l’entreprise des moyens d’investir et de progresser. Il devint aussi progressivement actionnaire puis propriétaire de l’entreprise. Davantage engagé dans son établissement, l’ouvrier stimulait son sentiment de fraternité. Il se sentait responsabilisé et solidaire de l’entreprise, car « c’est dans la prospérité générale (de l’entreprise) que se trouve la sienne propre ». De fait, la propriété de la coopérative passa progressivement du propriétaire Godin aux mains des salariés par l’actionnariat.

Certains socialistes, comme Clovis Hugues dans une déclaration à la Chambre en mai 1885, Eugène Fournière dans sa préface au livre de Migrenne en 1908 firent l’éloge de la tentative de Godin. D’autres exprimèrent des réserves, voire de radicales critiques : concentration de fait du pouvoir entre les mains du gérant et de son conseil, division des travailleurs parmi lesquels les « associés » apparaissent comme des privilégiés, etc. Le sociologue allemand Franz Hitze l’accusait d’exploiter la gratitude de ses ouvriers. Par ailleurs, nombre de ceux-ci n’ont jamais accepté ni même compris ses idées.

Le familistère survécut longtemps à son créateur puisqu’il conserva jusqu’en 1968, sa production et son statut originels. Il passa alors du statut coopératif à celui de société anonyme, qu’il a encore aujourd’hui, ceci curieusement à l’époque des regains des solutions coopératives. Jusqu’à cette époque également, la coopérative de consommation avait essaimé son réseau de magasins (les familistères) dans toute la France.

Outre sa contribution résolument réaliste et économique au mouvement du socialisme utopique, Godin joua un certain rôle politique (maire de Guise en 1870, représentant de l’Aisne à l’Assemblée Nationale, 1871-1876). Il se fit un farouche défenseur de la République et en particulier de son principe de liberté : « La liberté de pensée, la liberté de croyance, la liberté d’enseignement, la liberté d’initiative et d’activité étant assurés, le progrès se développe à l’aise, (...) l’intelligence humaine grandit, la prospérité publique s’accroît. ». Il proposa, le 29 janvier 1873, un amendement au projet sur le travail des enfants dans les manufactures qui aurait interdit ce travail avant l’âge de douze ans ; mais l’amendement fut repoussé et l’âge de dix ans adopté.
À sa mort, en 1888, Godin laissa la moitié de ses biens, soit deux millions et demi, au Familistère. En 1925, le capital était passé à 11 500 000 F.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article135933, notice GODIN André [GODIN Jean-Baptiste, André] par Jean Maitron. Notice revue et complétée par Valérie Gellion, version mise en ligne le 1er décembre 2010, dernière modification le 1er juillet 2020.

Par Jean Maitron. Notice revue et complétée par Valérie Gellion

Jean-Baptiste Godin
Jean-Baptiste Godin

ŒUVRE : Solutions sociales, 1871. — Les socialistes et les endroits du travail, 1874. — La politique du travail et la politique des privilèges, 1875. — Mutualité sociale et association du capital et du travail, 1880. — Discours, 1880. — Mutualité nationale contre la misère, 1883. — Le Gouvernement et le Vrai socialisme en action, 1883. — La République du travail et la réforme parlementaire, 1889. — Il avait aussi fondé la revue Le Devoir.

SOURCES : La Grande Encyclopédie (article de H. Marion). — La Révolution Prolétarienne, 15 février 1930. — Alf. Migrenne, A. Godin. Sa vie. Son œuvre, 1908, préface d’Eugène Fournière. — Mémoire de Maîtrise de J. Blancheteau, André Prudhommeaux, 1902-1968, Paris, 1972, non soutenu. — Jean-Baptiste-André Godin, 1817-1888 : Le Familistère de Guise ou les équivalents de la richesse, Paris, Archives d’architecture moderne, 1980. — Le Familistère Godin à Guise : Habiter l’utopie, Paris, éd. de La Villette, 1982. — Jack Meurant, Une expérience fouriériste du XIXe siècle, l’œuvre de J.B.André Godin, thèse, Paris I. — Jean-Baptiste André Godin, l’homme qui réalisa son utopie, documentaire de Bernard Baissat, 2005, 57 minutes.

ICONOGRAPHIE : A. Migrenne, op. Cit.

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