KELLER Charles [dit Jacques Turbin] [Dictionnaire des anarchistes]

Par Jean Maitron, Rolf Dupuy, Marianne Enckell, Claude Pennetier

Né à Mulhouse (Haut-Rhin) le 30 avril 1843, mort le 19 juillet 1913 ; ingénieur, poète, communard, membre de la Fédération jurassienne.

Né dans une famille républicaine et bourgeoise, Charles Keller avait commencé à militer dès son adolescence. Après avoir travaillé plusieurs années dans une filature de laine et fait des études à Mulhouse, il obtint un diplôme d’ingénieur civil et devint le directeur d’une filature à Willer (Haut-Rhin). Dénoncé en février 1868 pour avoir colporté le journal Les Etats-Unis d’Europe (Genève), il partit alors pour Paris où il allait se lier à Aristide Rey, Elie et Elisée Reclus.
C’est vers cette époque qu’il commença une traduction du Capital de Karl Marx, travail qu’il abandonna par la suite. De Bâle, où il vécut après la Commune de Paris, il écrivait à Léo Frankel le 12 décembre 1871 : « Salue bien le citoyen Marx, et prie-le toujours de refaire le 1er chapitre de son 1er volume, sinon je le menace de le traduire tel quel. » (Hermann Jung Papers, IISG Amsterdam). Un bref extrait du Capital (chapitre X, partie 1) fut traduit dans Le Socialiste, organe des sections parisiennes de l’AIT, numéro 2 daté du 18 juin 1870 : il est probable que ce passage avait été traduit par Keller, mais le numéro fut saisi et n’eut qu’une diffusion très restreinte.
On ignore la raison pour laquelle Keller n’acheva finalement pas cette traduction. Le 23 novembre 1872, il écrivit de Bâle à Marx pour le remercier de l’envoi de la première livraison de la traduction du Capital par J. Roy, se disant « enchanté » de la parution en français de ce « grand ouvrage ».

En septembre 1868, il prit part, comme délégué de la section de Paris de l’Internationale, au deuxième congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté à Berne et fit partie, avec Michel Bakounine*, de la minorité qui groupa dix-huit congressistes dont V. Jaclard, A. Richard*, É. Reclus, A. Rey. Ils se séparèrent de la Ligue qui se refusait à se prononcer pour « l’égalisation économique et sociale des classes et des individus » (proposition Bakounine) et créèrent l’Alliance internationale de la démocratie socialiste qui se donna un règlement par lequel elle se constituait en une branche de l’AIT.

Au lendemain de la condamnation qui mit fin au troisième procès de l’Internationale déclarée dissoute, en juillet 1870 et où avaient été condamnés une trentaine de prévenus – dont E. Varlin, B. Malon*, Pindy*, Paul Robin* et Frankel – pour « appartenance à une société secrète », Henri Bachruch, Charles Keller, E. Langevin et Paul Robin, membres de la commission de statistique nommée par le Conseil fédéral parisien, adressaient aux sections parisiennes une circulaire déclarant : « Aujourd’hui après la dissolution légale de l’Internationale, nous continuerons cette œuvre en notre nom personnel jusqu’au moment où il redeviendra possible de rendre compte à ceux qui nous avaient nommés ».

C’est au cours de cette même année 1870 qu’à Paris Charles Keller écrivit une chanson qui allait devenir très populaire dans les milieux ouvriers : « Nègre de l’usine, / Forçat de la mine, / Ilote du champ, / Lève-toi peuple puissant ! / Ouvrier, prends la machine, / Prends la terre, paysan ! » Le poème ne fut publié qu’en 1874. En janvier ou février, James Guillaume en avait écrit la musique sous le pseudonyme de Jacques Glady, nom de sa mère. Le chant fut publié dans l’Almanach du peuple pour 1874 sous le titre Le Droit du travailleur. On l’appela aussi L’Alsacienne puis par la suite La Jurassienne, et le refrain figura en tête de chacun des numéros de l’Avant-Garde (La Chaux-de-Fonds, 40 numéros du 2 juin 1877 au 2 décembre 1878), organe de la Fédération française de l’Association internationale des travailleurs [puis] organe collectiviste et anarchiste, dont les rédacteurs principaux étaient Paul Brousse* et Jean-Louis Pindy.

Quelques jours avant la déclaration de guerre entre l’Allemagne et la France, Keller fut avec entre autres Tolain, Pindy, Camélinat, Eugène Pottier, Thomachot*, etc., l’auteur d’une adresse de l’Internationale contre la guerre où on pouvait lire : « Frères d’Allemagne, au nom de la paix, n’écoutez pas les voix stipendiées ou serviles qui chercheraient à vous tromper sur le véritable esprit de la France. Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre entre nous serait une guerre fratricide… Nos divisions n’amèneraient des deux cotés du Rhin que le triomphe complet du despotisme ». (cf. Le Réveil, 12 juillet 1870).

Charles Keller fit la campagne de 1870 dans une compagnie de francs-tireurs et dans la légion des mobilisés d’Alsace-Lorraine. Après l’arrêt des combats, il partit à pied de Mulhouse pour gagner Paris assiégé par les Versaillais. Il arriva dans la capitale le 10 mai 1871, seconda Aristide Rey à l’Instruction, combattit avec les Communards et fut blessé à la barricade du Château-d’Eau le 25 mai. Au cours de l’été, il réussit à rentrer dans sa famille avec un passeport alsacien, puis se rendit en Suisse et vécut à Bâle. C’est sans doute alors qu’il se lia avec James Guillaume* qui mit en musique plusieurs de ses poésies.

Après l’amnistie, il se fixa à Belfort, puis à Nancy où il fonda la Maison du peuple et l’Université populaire. En 1876, il avait épousé Mathilde Roederer qui avait appartenu, elle aussi, à l’Internationale. Comme beaucoup de Communards, Keller avait cruellement ressenti la défaite de 1870, et il écrivit maints poèmes anti-allemands et patriotiques. « Il n’était d’aucune école et ne suivait aucune loi », écrivait sa femme à J. Guillaume ; comme tempérament, il était d’ailleurs plus près des anarchistes, mais sans se ranger sous aucune bannière. « Il avait horreur de l’esprit fermé des coteries. » Dans un poème intitulé Notre foi, il a lui-même exprimé, ce qu’il pensait ou espérait : « À l’instant où la dernière onde / De notre sang s’apaisera, / Pendant la suprême seconde / Où l’âme en nous s’effacera, / Ô Justice ! nous, les athées, / Les résignés du noir Néant, / Dans nos prunelles dilatées, / Par delà le tombeau béant, / À travers le Temps et l’Espace / Nous verrons tes soleils levants, / Et nous contemplerons ta face / Avec l’âme de nos enfants ».

Charles Keller est également l’auteur de la chanson « L’ouvrier n’a pas de patrie », parue dans le Bulletin de la Fédération Jurassienne et qui avait pour refrain : « Bâtard de la riche industrie / L’ouvrier n’a ni feu ni lieu / L’ouvrier n’a pas de patrie / Misérable ouvrier, lève aujourd’hui ta main / Et nous t’acclamerons demain / République du genre humain ». En 1903 il composait une nouvelle chanson rappelant aux travailleurs : « L’acte seul fait du révolté / L’invincible maître de l’heure / Prolétaires du monde entier / Délivrez-vous vous-mêmes ».

Les Keller étaient très proches d’André Léo (Léodile Champseix), à laquelle ils offrirent leur aide financière pour la publication de ses brochures. « Je crois que la gratuité des écrits de propagande nuit à leur efficacité. On n’attache guère d’importance qu’à ce que l’on a payé. Mais il ne faut pas dépasser le sou ou les deux sous, si l’on veut être acheté÷, lui écrivait-il en décembre 1897. Ils appelèrent leur premier fils Léo en son honneur.

Charles Keller, qui envoya plusieurs textes de chansons à James Guillaume autour de 1905, est mort à Nancy (Meurthe-et-Moselle) le 19 juillet 1913.

Il avait acquis à la fin des années 1890 un terrain à Carnac (Morbihan) où il fit construire une villa. Devenu ami avec Zacharie Le Rouzic, il lui apporta son aide tant morale qu’intellectuelle et financière et tous deux lancèrent et menèrent à bien les fouilles du Tumulus Saint Michel de 1900 à 1906. Ils écrivirent ensemble, en 1910, une plaquette sur la Table des marchands de Locmariaquer. Keller finança la même année, la création d’une salle de moulage au musée de Carnac, salle qui porte son nom. La pointe rocheuse de Ty Bihan, au sud de la plage Saint Colomban, acquise plus tard par la famille, a pris en sa mémoire l’appellation de Pointe Keller.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article155679, notice KELLER Charles [dit Jacques Turbin] [Dictionnaire des anarchistes] par Jean Maitron, Rolf Dupuy, Marianne Enckell, Claude Pennetier, version mise en ligne le 22 mars 2014, dernière modification le 30 octobre 2019.

Par Jean Maitron, Rolf Dupuy, Marianne Enckell, Claude Pennetier

ŒUVRE : Publication collective, relative à l’Internationale, 4 p., Paris, juillet 1870. Cf. Répertoire..., vol. III, La Première Internationale. Imprimés. — Poésies publiées sous le pseudonyme de Jacques Turbin : Du fer (1897). — À l’oreille (1899). — La Grève générale, 1906, 3 p. — L’Action directe, 1907, 3 p. — Ouvriers et paysans, paroles et musique, 1907. — Marchons à la bataille, 1908. — (avec Zacharie Le Rouzic), Locmariaquer , la Table des marchands, Nancy, 1910.

SOURCES : Arch. Nat., BB 18/1764, n° 8074. — État civil, mairie de Mulhouse. — Droz H. E., Quelques poètes alsaciens, 1910. — La Vie ouvrière, n° 94, 20 août 1913 : « Charles Keller », par J. Guillaume. — Cahiers alsaciens, n° 11, septembre 1913. — Mülhauser Volkszeitung, 26 juillet 1913 (le fait naître par erreur à Bitschwiller). — J. Guillaume, L’Internationale..., t. I, pp. 71.-79. t. II, p. 170, n. 1, et p. 355 ; t. III, p. 168, n. 1. — Études et documents sur la Première Internationale en Suisse, publiés sur la direction de J. Freymond, Genève, 1964 — Le Réveil, 9 août 1913. — Lucien Descaves Papers, IISG Amsterdam. — Gérard Bailloud, Gwenaëlle Wilhelm-Bailloud, Zacharie Le Rouzic, archéologue et photographe à Carnac, Vannes, Éditions Blanc-et-Noir, 2014. — Emile et Henriette GALLE, correspondance 1875-1904 de P.Thiébaut et J. Amphoux (arrière petite-fille des Gallé) / La Bibliothèque des Arts / Lausanne / 2014, p. 121 la reproduction d’une photographie de la famille Keller -avec Charles et Mathilde Keller-Roederer- prise en 1897 ou 1898. — Note de Maximilien Rubel dans Karl Marx, Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1649. — Notes de Julien Chuzeville.

Iconogr. : La Vie ouvrière, 20 août 1913. — Gérard Bailloud, Gwenaëlle Wilhelm-Bailloud, Zacharie Le Rouzic, archéologue et photographe à Carnac, Vannes, Éditions Blanc-et-Noir, 2014, p. 51, photographie par Zacharie Le Rouzic.

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