CHÂTELET François [CHÂTELET Michel, François, Jacques]

Par René Gallissot

Né le 27 avril 1925 à Paris (XVIe arr.), mort le 26 décembre 1985 à Garches (Hauts-de-Seine) ; professeur agrégé de philosophie au lycée d’Oran (1948-1950), stagiaire CNRS (1955-1959), professeur de philosophie en Lettres supérieures ; membre du PCF (1955-1959), aide à la lutte algérienne de libération ; critique de l’étatisme dominant, marxiste indépendant.

François Châtelet passa son enfance à Paris, non loin des dépôts de tramways, notamment pendant sa scolarité primaire à Sèvres et Billancourt. Son père, longtemps receveur de tramway, travaillait à la Société des transports parisiens et avait la passion du service, négligeant femme et vie domestique. Marqué par cette éducation familiale étroite, sensible à la peine de sa mère, François Châtelet corrigea, à propos de son enfance, la caractérisation de « petite-bourgeoise » en notant plus tard qu’il n’avait jamais « appris la propriété » et que son irreligiosité était « foncière ».
Il gardait le souvenir de l’exode de 1940 dans la Creuse, puis du retour au lycée à Paris. D’abord plus porté sur le sport - football et basket-ball - que sur les succès scolaires, il commença à s’intéresser aux études en passant du lycée Janson-de-Sailly au lycée Claude-Bernard, découvrant, après avoir échoué au premier bac, l’histoire et plus encore la philosophie classique. Son activité résistante au lycée, en 1942-1943, se limita à coller des affiches et à distribuer des tracts, certains teintés d’internationalisme trotskyste.

Après avoir obtenu le baccalauréat en juin 1943, il s’inscrivit à la Sorbonne et devint un fidèle de la bibliothèque de l’Institut de philosophie. Ce fut la génération intellectuelle de la Libération. L’enseignant le plus remarquable était certainement Gaston Bachelard. Avec celui qui l’accompagna en anticolonialisme, Olivier Revault d’Allones, le jeune philosophe découvrit Marx, en compagnie du vietnamien Tranc Duc Thao et de Pascal Simon.

Marqué par L’Imaginaire de J.-P. Sartre, puisant l’audace et la nouveauté dans la revue Les Temps Modernes, il entra, selon sa formule, dans un « hégélo-marxiste existentialisme ». Mais il voyait L’Être et le Néant de Sartre, et plus encore Le Mythe de Sisyphe de Camus, comme des « fadaises grandiloquentes ». Il fut reçu à l’agrégation de philosophie en 1948. Plutôt qu’un poste provincial, il opta pour le lycée Lamoricière d’Oran et partit pour l’Algérie avec sa fiancée, Janine, Marie Mathon - qui devint sa femme en septembre 1948 et dont il divorça en juin 1957 - qui obtint un poste d’adjointe d’enseignement au lycée de filles.

En juin 1950, François Châtelet avait réussi à convaincre Jean Hyppolite d’accepter son sujet de doctorat : « Histoire et signification de l’idée de Révolution ».

En Algérie, s’ajouta au bonheur d’enseigner la découverte du rapport colonial d’inégalité et de discrimination. Les rares enseignants musulmans, modérés, étaient fidèles à l’UDMA de F. Abbas.

Au lycée d’Oran, le proviseur, rallié au Mouvement de la paix, était au début assez bienveillant pour les activités de ces deux remarquables enseignants qu’étaient Marc Ferro* en histoire et François Châtelet qui avait le dessein d’élaborer sa propre philosophie. Tous deux collaboraient à la reconstruction du syndicat des enseignants alors lié à la CGT (Châtelet en devint le secrétaire), soutenaient les luttes contre l’armement, les horreurs coloniales et les guerres, au sein du Mouvement de la paix et participaient aux débats du ciné-club et du Centre d’art dramatique. Ils apportaient leur concours à Alger républicain et faisaient des conférences à l’Université populaire. Il y eut certes quelques heurts avec les dirigeants du PCA sous l’auréole de la famille Larribère* à Oran, qui plaçait la primauté dans le camp soviétique. Sur le fond apparaissaient les divergences sur la question nationale.
André Mandouze* fit entrer François Châtelet au comité directeur de Consciences algériennes qui vit le jour en décembre 1950. Dans le premier numéro, Mandouze mit en parallèle de l’article « Réflexions d’un chrétien sur le problème algérien » le texte de Châtelet : « Nationalisme et conscience de classe », véritable article inaugural de pensée politique tirée de Marx. La base d’accord se trouvait dans le Manifeste élaboré par Mandouze : « Il n’est pas de conscience algérienne possible sans une liquidation définitive du racisme et du colonialisme. » Ce fut depuis Tunis que François Châtelet apporta son concours, dans la rubrique « Le fait colonialiste » de la revue Consciences algériennes (n° 3, le dernier) en juin 1951. Son départ pour Tunis fut l’une des causes de la transformation de Consciences algériennes en Consciences maghribines [sic] en 1954.

Son militantisme à l’Union locale de la CGT - il avait notamment pris la parole sur la place d’Armes pour soutenir la grève des dockers -, exposant François Châtelet à la sanction d’un rappel en métropole, la menace avait finalement été détournée en offre de départ vers Tunis pour enseigner en Lettres supérieures (hypokhâgne au lycée Carnot). De 1950 à 1954, il prit plaisir à éveiller les élèves tunisiens sensibles à cet enseignement hors normes et à ce professeur qui n’hésitait pas à exprimer publiquement son soutien à l’action du Néo-Destour ; il fut tancé par le recteur, le socialiste Lucien Paye, futur ministre de De Gaulle.
François Châtelet rentra à Paris, puis enseigna à la rentrée d’octobre 1954 au lycée d’Amiens. Dans cette ville, François Châtelet adhéra au PCF pour se joindre au travail des enseignants communistes, loin de la morgue qu’il rencontrait chez des philosophes intellectuels parisiens au nom du trotskysme. Après en être venu aux mains, il laissa cependant Jean Kanapa*, le rédacteur en chef qui appliquait les canons de l’orthodoxie stalinienne, caviarder les articles qu’il adressait à La Nouvelle critique. En 1955, pour pouvoir préparer sa thèse, il obtint un détachement de stagiaire au CNRS jusqu’en 1959. Il était alors versé de la cellule du lycée d’Amiens à celle dite de la Sorbonne-Lettres. Il allait y traverser les secousses des effets du XXe congrès du Parti communiste soviétique et du vote des pouvoirs spéciaux pour le maintien de l’ordre en Algérie en mars 1956.

C’est sur l’Algérie qu’il fut le plus intransigeant, soutenant l’indignation d’André Prenant* et l’accompagnant lors de la montée au siège du parti, au 44 rue Le Pelletier à l’annonce de la décision de vote ; lors de la rencontre fortuite avec Georges Cogniot* qui veillait sur la ligne soviétique et thorézienne, il sortit sidéré de la « suffisance de ce pontife » communiste qui parlait au nom de la classe ouvrière française. « À partir de 1957, écrira-t-il, ma seule préoccupation politique fut l’Algérie en guerre. »

François Châtelet suivit les tribulations de la cellule Sorbonne-Lettres face à la direction du PCF qui voulait imposer aux comités, jusqu’au Comité Audin*, la subordination au Mouvement de la paix. Sans illusion, il se lia à ceux qui animaient ces comités et leurs publications. Il soutint la tentative de fédération du COCU (le sigle, mis au point par son complice O. Revault D’Allones, signifiait Comité central d’organisation des comités universitaires pour la paix en Algérie). En fait, les comités interféraient ou se succédaient mais gagnaient des participants, d’André Breton* à Jacques Berque, de J-M. Domenach à Marguerite Duras*, à Jean Pouillon, à Albert Châtelet* - simple homonyme, ancien recteur de Paris qui donna son patronage au Comité Audin -, à Laurent Schwartz ; au-delà du Comité Audin, l’aboutissement fut, en 1960, « le Manifeste des 121 ».
Les rencontres avaient souvent lieu à la bibliothèque de l’Institut de philosophie de la Sorbonne ; Châtelet y rencontra Mireille Prigent qui faisait ses classes en philosophie, fille du dirigeant socialiste et syndicaliste de Bretagne, Tanguy Prigent*. Ils se marièrent en avril 1958 à Paris (VIIIe arr.) et s’établirent dans un grand appartement qu’ils tenaient de Tanguy Prigent ; le couple divorça en octobre 1968. Châtelet fut conquis par le courage politique de ce socialiste anticolonialiste et profondément démocrate dans son action en Bretagne. Il se sentit proche aussi de Jean Poperen*, en dissidence du PCF ; avec l’apport de l’UGS, ces courants s’unirent dans le PSU. Ayant quitté le PCF en 1959, Châtelet rejoignit le PSU au moment de sa création l’année suivante (section du VIIIe arrondissement) ; il abandonna bientôt le champ clos partisan. « Je rompis avec le PSU comme j’avais quitté l’organisation du PCF, par ennui. Ma carrière politique s’arrête là. »

Le soutien de la cause algérienne redoubla ; l’appartement bourgeois de l’avenue Trudaine était disponible pour les activistes de la Fédération de France du FLN, pour les rencontres, les dépôts et pour s’y abriter, comme le fit Mohammed Harbi* qui vint aussi échanger les réflexions sur l’avenir national et le socialisme. François Châtelet était alors en concordance avec Maxime Rodinson*, le principal rédacteur des textes contestataires des positions sur l’Algérie de la cellule Sorbonne-Lettres, qui écrivait pour L’Étincelle puis pour Voies nouvelles. La génération de la Résistance, avec Victor Leduc* et Jean-Pierre Vernant*, se retrouvait plutôt dans le bulletin Unir. François Châtelet signa des articles dans L’Étincelle sous le pseudonyme de Michel Cité. On sait que ce soutien à la cause algérienne conduisit à Voie communiste, le groupe (et le mensuel) qui pratiquait le soutien au FLN par lui-même et par les réseaux Jeanson et Curiel.
Le nom de Michel Cité renvoie à la Cité grecque, objet historique de la thèse sur l’invention de l’histoire pensée et écrite. Le sujet de thèse était devenu « La formation de la pensée historienne dans la philosophie de la Grèce classique de la fin des guerres médiques à la bataille de Chéronée » ; le découpage chronologique avait gagné pour mieux cerner l’objet. La soutenance eut lieu en avril 1959 en parallèle de celle de l’exilé communiste grec Kostas Axelos* qui était le porteur de la revue et de la collection Arguments aux éditions de Minuit, éditeur engagé en faveur de la lutte de libération algérienne. La signification politique suscita l’acharnement d’un membre du jury choisi comme caution académique ; la thèse obtint la mention très honorable mais sans les félicitations du jury. François Châtelet resta dix ans professeur de lycée, en classes préparatoires au lycée d’Enghien au nord de Paris, puis dans les grands lycées parisiens : Saint-Louis, Louis-le-Grand et Fénelon, le lycée de filles.
La thèse fut publiée dès 1961 aux éditions de Minuit ; la thèse complémentaire - « Logos et praxis. Recherches sur la signification théorique du marxisme » - le fut l’année suivante (SEDES, Paris). Il fallut attendre une crise philosophique et une crise de santé - sous le regard d’intime compréhension de Noëlle, Yvette, Claire Jospin, la sœur de Lionel Jospin, qui allait devenir sa femme en décembre 1968 - pour que cette pensée libre franchisse la ligne qui la séparait de Hegel, vers 1964-1967. Mai 1968 confirma la rupture. Dans le même temps naquit son fils, Antoine. En 1969, Michel Foucault, qui arrivait de Tunis, fit venir le philosophe historien pour enseigner à Paris VIII-Vincennes.

Repartant de la critique par Marx de la théorie hégélienne de l’État, François Châtelet déplora l’emprise de l’État technico-bureaucratique et même savant (formules de son collègue d’enseignement des idées politiques, Jean-Marie Vincent*) sur l’existence sociale. S’il rejetait le marxisme doctrinal comme la Raison Providence de Hegel, c’est parce qu’il voyait en eux des « rejetons de la théologie ». L’État est en fait leur raison ; même oppositionnel, le parti est à l’image de l’État ; il poursuit sa soumission à l’État. Loin du « diamat » (matérialisme dialectique simplifié et totalisé en socialisme scientifique dans les manuels d’école communiste), François Châtelet allait disant : « j’essaie d’être marxiste ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article19612, notice CHÂTELET François [CHÂTELET Michel, François, Jacques] par René Gallissot, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 4 juillet 2022.

Par René Gallissot

ŒUVRE : Sans détailler les nombreux manuels d’histoire des idées (Histoire de la philosophie. Idées. Doctrines, 8 volumes, Hachette, 1973-1977 ; Histoire des idéologies, Hachette, 1978 ; Histoire des idées politiques, PUF, 1982...), citons seulement les ouvrages comportant une part autobiographique : Les Années de démolition, J-E. Hallier, 1976. — Chronique des années perdues, entretiens avec André Akoun, Stock, 1977. — Une histoire de la raison. Entretiens avec Émile Noël, Le Seuil, 1986.

SOURCES : Le Monde, 28 décembre 1985, 1er janvier 1986. — Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Seuil, 1996. — A. Mandouze, Mémoires d’outre-siècle, t. 1 : D’une Résistance à l’autre. Viviane Hamy, 1998. — M. Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques, t. 1 : 1945-1962, La Découverte, 2001.

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