PERDIGUIER Agricol, dit Avignonnais-la-Vertu

Par revu et complété par Philippe Darriulat

Né le 13 frimaire an XIV (4 décembre 1805) à Morières près d’Avignon, mort à Paris le 26 mars 1875. Compagnon menuisier du Devoir de Liberté, représentant du peuple en 1848, réorganisateur du compagnonnage et chansonnier.

Agricol Perdiguier
Agricol Perdiguier
Fourni par Philippe Darriulat

Fils d’un menuisier devenu capitaine dans les armées républicaines avant de regagner son village, Agricol Perdiguier fit son apprentissage dans un atelier d’Avignon après avoir quitté celui de son père. Il partit ensuite pour faire son Tour de France dans les rangs des compagnons du Devoir de Liberté, visitant successivement Marseille, Nîmes, Montpellier, Béziers, Toulouse, Bordeaux, Rochefort, Nantes, Chartres, Paris, Chalon-sur-Saône, Lyon. Son périple avait duré au total quatre ans et demi. Il avait eu dans l’intervalle la chance d’être déclaré inapte au service militaire en raison de sa mauvaise denture, échappant ainsi aux sept années de présence dans un régiment, qui étaient le sort des conscrits. Après quelques mois de halte dans l’atelier paternel, il reprit la route. Il désirait vivre plus activement qu’à Morières, s’instruire et déjà, semble-t-il, entreprendre un combat pour l’extinction des rivalités compagnonniques, dont il avait eu à souffrir sur le Tour de France.

Perdiguier n’était assurément pas le premier à signaler les inconvénients et les abus des querelles parfois meurtrières qui dressaient les uns contre les autres les membres des Devoirs rivaux, bien qu’elles ne fussent pas plus graves ni plus fréquentes que ces altercations entre soldats d’armes différentes dans lesquelles on voyait une manifestation indispensable de l’esprit de corps. Au cours de son Tour de France, Perdiguier avait également pris goût aux aspects les plus techniques des groupements compagnonniques, qui en arrivaient souvent à faire des « compagnons finis » de véritables professeurs d’enseignement technique, capables de former leurs élèves, en leur apprenant aussi bien les doctrines de la société compagnonnique dont ils étaient membres que des éléments de géométrie dans l’espace, indépendamment des principales méthodes de travail utilisées dans leur métier.

Perdiguier avait en outre un goût très vif pour la littérature ; il aimait aller au théâtre, composait sur des faits connus des chansons pour vulgariser ses idées et se fit le propagandiste de l’idée d’une réconciliation des divers Devoirs, qui laisserait à chacun son originalité doctrinale et ses habitudes propres de recrutement et d’organisation, mais qui mettrait fin aux querelles anciennes et permettrait une action concertée pour l’amélioration du sort des ouvriers, tant par l’action auprès des patrons que par les organismes de secours mutuels.

Perdiguier se trouvait à Paris au moment de la révolution de 1830, mais la crise économique qui sévissait alors dans les industries de luxe l’obligea à quitter la capitale en 1831 pour aller travailler quelques mois en Beauce chez un patron qui était un ancien compagnon et un professeur de trait à l’occasion. Il était de retour dans le faubourg Saint-Antoine au moment des troubles républicains de 1832 et participa à l’insurrection des 5 et 6 juin. Le souvenir des avanies dont avait eu à souffrir sa famille pendant les troubles de la Terreur blanche, en 1815 aurait suffi à orienter ses opinions, mais il était en outre dans le groupement de compagnons le plus libéral, ouvert à tous sans condition de religion, et ses lectures avaient fait de lui un admirateur du Cabet républicain des années 30, antérieures à l’Icarie. Perdiguier eut l’idée d’ajouter aux chansons traditionnelles des compagnons pour vulgariser leurs doctrines une méthode nouvelle, attestant d’ailleurs le niveau exceptionnellement élevé des membres des compagnonnages par rapport à l’ensemble de la population. Ainsi naquirent en 1834 et 1836, en deux parties, Devoir de Liberté : Chansons de compagnonnage et autres, puis en 1836 également Compagnonnage : la rencontre de deux frères, scène récente adressée aux compagnons de la France, brochure éducative comme les deux recueils poétiques précédents.

Dès 1834, dans l’introduction de Chansons de compagnons et autres il explique clairement que son but est de favoriser, dans un souci d’unification du monde ouvrier, une chanson moderne proscrivant les hymnes haineux qui vouent aux gémonies les membres des devoirs concurrents. Dans ses Mémoires rédigés dans l’exil, Agricol Perdiguier raconte à plusieurs reprises des rixes entre compagnons préparées par des joutes chansonnière dans lesquelles chacun présente des couplets insultant ses rivaux. Réformer la chanson, dans cet état d’esprit, c’est préparer la réforme du compagnonnage en plaidant pour la fraternité ouvrière. À une exception près – Aux Armes de 1830 qui se chante sur l’air de la Marseillaise - les textes que propose Perdiguier dans ces deux recueils de 1834 et 1836 ne sont pas directement politiques : on retrouve des chansons de table, des refrains patriotiques, des souvenirs de « vieux de la vieille » dans le style de Béranger – Souvenir d’une proclamation -, une majorité de refrains contant les travaux, les rites et les pérégrinations des compagnons, et enfin quelques refrains appelant à la réforme du compagnonnage et à la fraternité ouvrière (La Fraternité, L’Ancien compagnon). Pourtant les recueils d’Agricol Perdiguier ont un impact incontestablement politique parce qu’ils s’insèrent, et en grande partie initient, le mouvement de rénovation sociale qui se dessine alors. Pour lui, comme pour tous ceux qui participent au mouvement des poètes-ouvriers la chanson a avant tout un but d’édification morale. Une préoccupation que l’on retrouve dans son principal ouvrage publié en 1839.

Sa notoriété devint rapidement telle qu’elle lui valut des partisans enthousiastes, une vaste audience dans les compagnonnages, mais aussi l’hostilité de certains qui défendaient des positions consacrées, ou qui plus simplement, les compagnons étant des hommes comme les autres, se montraient jaloux de Perdiguier. Ses démêlés avec Bayonnais-le-Flambeau-du-Trait sont révélateurs des conditions dans lesquelles, dès leur manifestation au grand jour, les organisations ouvrières se trouvaient affaiblies par des questions de personne.

Les idées de Perdiguier étaient répandues par des amis bénévoles, quand il leur donna en 1839 une audience sensiblement plus étendue avec la publication du Livre du Compagnonnage.

Le Livre du Compagnonnage, contenant des chansons de compagnons, un dialogue sur l’architecture, un raisonnement sur le trait, une notice sur le Compagnonnage, la rencontre de deux frères et un grand nombre de notes... était un vrai volume de 252 pages in-16, paru à Paris, vendu par l’auteur. Il venait à point nommé, la conjoncture économique et les circonstances politiques de 1839-1840 étant de nature à inquiéter les bons esprits au sujet des problèmes sociaux. Le Livre du Compagnonnage atteignit aisément les milieux intellectuels, et ceux des gouvernants et des administrateurs qui n’avaient pas fermé à jamais leur intelligence à la compréhension des problèmes nouveaux. Il apparut parfois comme la confirmation de cet espoir que depuis Saint-Simon une foule de penseurs et d’hommes d’action plaçaient dans l’émancipation des masses laborieuses. Perdiguier les montrait capables de s’éduquer sur le plan professionnel et annonçait qu’elles seraient en mesure de réformer leurs organisations dans ce qu’elles avaient de choquant pour la raison : violences aveugles, et croyances puériles dont Perdiguier conservait cependant celles qui touchaient aux origines bibliques des compagnonnages.

Mais la principale cause du succès dans le grand public du Livre du Compagnonnage fut qu’il révélait justement aux personnes étrangères au monde ouvrier ces pratiques curieuses des compagnons. Elles n’en avaient auparavant aucune idée. Le libraire Pagnerre fera en conséquence une seconde édition en 1841 et Perdiguier en donnera une troisième en 1857, qui soulignent le retentissement de 1839-1840.

Les hommes d’État, les écrivains ou les banquiers qui lisaient Perdiguier avaient plus ou moins entendu parler des organisations fondées sur une initiation ; ils avaient souvent appartenu eux-mêmes aux Chevaliers de la Foi, à la Congrégation, à la Charbonnerie ou à la franc-maçonnerie, qui avaient des signes de reconnaissance et un rituel compliqué et, pour certaines organisations, prétendaient aussi remonter très loin dans le passé ; la différence essentielle était que par le compagnonnage les ouvriers s’affirmaient capables d’avoir, tout comme les bourgeois et les aristocrates, les catholiques ou les non-catholiques, une organisation propre. Le succès rencontré par son livre décida Perdiguier à entreprendre un second Tour de France, moins pour se perfectionner sur le plan technique que pour organiser la propagande en faveur de ses idées ; il reprit la route en juillet 1840, passa par la Bourgogne, la vallée du Rhône, Toulon, Nîmes, Montpellier, Béziers, Bordeaux, Nantes et la vallée de la Loire, revenant au bout de deux mois seulement, en grande partie grâce à l’accélération des déplacements que lui avaient permis les bateaux à vapeur.

Son influence grandissait sans cesse et on peut en voir la preuve dans sa double élection dans la Seine et en Vaucluse lors de la désignation des membres de l’Assemblée constituante de 1848. Il avait alors pensé obtenir un succès décisif en faisant célébrer une fête de la réconciliation par les membres des divers Devoirs, mais les conditions économiques, les désillusions des ouvriers parisiens, l’émeute, et plus encore la répression des Journées de Juin allaient rendre bien aléatoires les succès de Perdiguier, que la maladie avait tenu au lit pendant plusieurs mois. Revenu à l’Assemblée, il ne put que combattre en vain les mesures de répression, et opposer son expérience personnelle de travailleur aux affirmations théoriques des économistes OU des politiciens réactionnaires comme Dupin ou Thiers. Élu à l’Assemblée législative, il défendit les mêmes points de vue, et fut naturellement emprisonné au moment du coup d’État du 2 décembre 1851, avant d’être expulsé de France. Il se réfugia à Bruxelles, ensuite à Anvers, puis à Genève, où il demeura jusqu’en décembre 1855. C’est là qu’il fit paraître l’ouvrage qui pour la postérité demeurera certainement son chef-d’œuvre : les Mémoires d’un Compagnon, en deux volumes datés de 1854-1855, chez l’éditeur Duchamp, réédité par les soins de M. Daniel Halévy en 1914 à Moulins (Allier), et à Paris, dans une intention politique non dissimulée, en 1943.

Revenu à Paris, où sa femme et ses filles avaient, durant son absence, vécu fort difficilement de l’exploitation d’une maison garnie dite Hôtel des Travailleurs, il installa une école de trait dans le XIIe arrondissement, au 38 de la rue Traversière-Saint-Antoine, aujourd’hui rue Traversière tout court. L’école battit de l’aile et Perdiguier y ajouta une librairie à l’usage des compagnons et, en général, des ouvriers du faubourg Saint-Antoine tout proche.

Mais les organisations du compagnonnage avaient été sérieusement ébranlées par les contrecoups des mesures policières, en juin 1848, puis en décembre 1851, et la surveillance de la police contribuait, encore plus que l’absence d’organisations compagnonniques dans des métiers en plein essor, nouveaux ou anciens, à la diminution de l’influence des compagnons. Homme de 1848, Perdiguier demeurait attaché à certaines idées des républicains de la vieille école robespierriste, mettant très haut l’idée de l’indivisibilité de la République, hostile au fédéralisme proudhonien, le fédéralisme étant associé pour un homme de Vaucluse aux collusions des Girondins avec les royalistes de la vallée du Rhône et de Toulon. Cette disposition psychologique explique au moins autant que l’âge et la santé fragile de Perdiguier l’opposition qu’il manifesta à la Commune de 1871 et au fédéralisme de certains de ses dirigeants. Il demeurait aussi un homme de la tradition républicaine démocratique par la méfiance constante qu’il ne cessa de témoigner au clergé, et par son appartenance à la franc-maçonnerie.

En 1860, il publie des Chansons nouvelles du Tour de France, où il continue son combat pour l’unité ouvrière (Les Chants d’avenir, N’ayons qu’un drapeau).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article136137, notice PERDIGUIER Agricol, dit Avignonnais-la-Vertu par revu et complété par Philippe Darriulat, version mise en ligne le 13 janvier 2011, dernière modification le 28 février 2020.

Par revu et complété par Philippe Darriulat

Agricol Perdiguier
Agricol Perdiguier
Fourni par Philippe Darriulat

ŒUVRES : Mémoires d’un compagnon, présentation, Maurice Agulhon, Paris, Imprimerie nationale, 1992 . — Chansons de compagnons et autres, Paris 1834 . — Chansons de compagnons, deuxième partie, Paris 1836 . — Biographie de l’auteur du Livre du compagnonnage, Paris chez l’auteur, 1846 . — Chansons nouvelles du Tour de France, Paris chez l’auteur 1860 . — Devoir de liberté : chansons de compagnons et autres, Paris, 1834-1836 . — Maître Adam, menuisier de Nevers, Paris, Marcel, 1850 . — Discours du Citoyen Agricol Perdiguier,... contre les 12 heures de travail, prononcé à l’Assemblée nationale le 8 septembre 1848, Paris, Marcel, 1849 . — Les Gavots et les Devoirants ou La réconciliation des compagnons, Nîmes, C. Lacour, 2003 . — Le Livre du compagnonnage, 2e édition, Paris, Pagnerre, 1841 . — Statistique du salaire des ouvriers : en réponse à M. Thiers et autres économistes de la même école, Paris, Hachette, 1971 . — Despotisme et liberté, Paris, E. Dentu, 1864 . — Conseils d’un ami aux républicains, Paris, 1873 . — Question vitale sur le compagnonnage et la classe ouvrière Paris, Dentu, 1863.

SOURCES et bibliographie : Ferdinand Berthier, Biographies des candidats à l’Assemblée nationale. Perdiguier (Agricol) Paris, Havard, 1848 . — Jean Briquet, Agricol Perdiguier : compagnon du Tour de France et représentant du peuple : 1805-1875, Paris, Éditions de la Butte-aux-Cailles, 1981 . — Philippe Darriulat, La Muse du peuple, chansons sociales et politiques en France 1815-1871, Rennes, PUR, 2010 . — Roger Lecotte, Essai bibliographique sur le compagnonnage de tous les devoirs du Tour de France, Marseille, Laffite reprints, 1980 . — Léon Magon, Agricol Perdiguier et le compagnonnage, Marseille, 1910 . — Notice sur Agricol Perdiguier, compagnon menuisier dit "Avignonnais-la-Vertu", représentant du peuple à la Constituante de 1848 et à l’Assemblée législative de 1849, Avignon, 1901 . — H. Millot, « Les chansons du Compagnonnage », dans Hélène Millot, Nathalie Vincent Munnia, Marie Claude Schapira, Michèle Fontana [dir.], La Poésie populaire en France au XIXe siècle, Théories, pratiques et réception, Tusson, 2005 . — Edgar Leon Newman, « The Historian as Apostle : Romanticism, Religion, and the Firt Socialist History of the World », dans Journal of the History of Ideas, vol.56, n° 2, avril 1995, pages 239-260 . — Dinah Ribard, « De l’écriture à l’événement. Acteurs et histoire de la poésie ouvrière autour de 1840 », dans Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 32 – 2006/1, pp. 79-92 . — George Sand, Correspondance inédite, Agricol Perdiguier . — lettres choisies et commentées avec une introduction par Jean Briquet, Paris, C. Klincksieck, 1966 . — George Sand, Le Compagnon du Tour de France, édition augmentée de lettres de l’auteur avec Agricol Perdiguier, Paris, J.-C. Muet, 1979 . — Martine Watrelot, Le rabot et la plume. Le Compagnonnage littéraire au temps du romantisme populaire , Thèse de doctorat en littérature, Université de Lille 3.

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