MARTINET Pierre, Paul, Désiré [dit Pol] [Dictionnaire des anarchistes]

Par Guillaume Davranche

Né le 5 mai 1848 à Laudun (Gard) ; publiciste ; anarchiste ; un des créateurs de l’individualisme en France.

Pierre Martinet (1892)
Pierre Martinet (1892)
Dessin d’Henri Meyer pour L’Illustration, 1892.

Personnage haut en couleurs, égocentrique et porté à la quérulence, Pierre Martinet anima le premier groupe parisien qui, en 1890-1891, commença à se qualifier d’« individualiste » pour marquer sa dissidence d’avec le mouvement anarchiste. Ses outrances et ses moyens financiers le firent également soupçonner d’être un mouchard.

Fils d’un propriétaire terrien du Gard, Pierre Martinet encourut plusieurs condamnations avant d’entrer dans le mouvement anarchiste : huit jours pour port d’armes prohibées le 27 août 1866 à Marseille ; deux ans de prison pour détournement d’argent le 20 février 1869 à Nîmes ; six mois de prison pour cris séditieux et provocation à commettre un crime le 8 août 1871 à Nîmes ; cinq ans de prison et cinq ans de surveillance pour outrages aux agents le 2 octobre 1873 à Paris ; quinze mois de prison pour abus de confiance, vol et rupture de ban, ainsi que 500 francs d’amende pour complicité d’outrage aux mœurs le 3 juin 1880 à Paris.

Un rapport de police du 30 avril 1886 le considérait comme ancien membre du Comité révolutionnaire central, mais il s’agit d’une confusion avec le blanquiste Octave Martinet.

Pierre Martinet fut signalé par la police comme anarchiste pour la première fois en 1884. Un rapport le décrit comme « très brun, les yeux noirs, un peu enfoncés, moustache noire, regard faux et méchant » (Arch PPo BA 303). Il aurait également été, à l’époque, le rédacteur d’une feuille nommée Le Monsieur de l’orchestre.

En 1884, Pierre Martinet collabora au journal Terre et Liberté (voir Antoine Rieffel) et participa à l’agitation parmi les « ouvriers sans travail ». Suite à l’émeute de la salle Lévis (voir Pierre Naudet), Martinet fut cité comme témoin à décharge en faveur de l’ouvrier Millet, devant les assises, les 22 et 23 janvier 1885. Mais l’avocat général interrompit sa déposition pour signaler aux jurés à quel point son casier judiciaire était chargé. Suite à cet incident, le cas de Martinet fut discuté dans une assemblée convoquée par le journal Terre et Liberté le 28 janvier 1885, salle Vidal. L’assistance jugea qu’au vu de ses antécédents, il avait été particulièrement maladroit de le faire citer comme témoin de moralité, et sa présence dans le mouvement anarchiste fut mise en cause. Martinet se défendit en invoquant sa vie de souffrances. Au bout du compte, l’assemblée autorisa Martinet à rester dans le mouvement anarchiste à condition qu’il ne s’exprime plus qu’en son nom propre.

Le 14 février 1885, Martinet comparut devant la 8e chambre du Tribunal correctionnel pour l’affaire de la manifestation des ouvriers sans travail appelée par les anarchistes place de l’Opéra le 9 février (voir Gustave Leboucher). Aux juges il se présenta comme « malheureux » et « misérable » davantage que comme anarchiste. Il affirma, et ses coaccusés confirmèrent, qu’il n’avait pas été mêlé à cette action. L’Intransigeant du 16 février suggéra que c’était à dessein que la justice avait placé dans le même box « l’individu Martinet, condamné déjà huit fois pour des délits qui n’avaient rien à voir avec la politique ». Tandis que les organisateurs du rassemblement furent condamnés à trois mois de prison, Martinet écopa de six mois et de cinq ans de surveillance.

Peu après, il quitta Paris pour Bruxelles, où il fut arrêté pour délit de presse, ayant participé à la rédaction d’une brochure de François Ernest contre le bourgmestre Buis et la traite des blanches. Expulsé de Belgique, il se fixa à Roubaix en août 1885, où il devint en peu de temps un des animateurs du groupe anarchiste local. Il y aurait fondé un petit journal, Le Paria, comme il se surnommait lui-même — titre en tout cas déclaré en préfecture dès son arrivée, et déclaré une nouvelle fois en septembre sous le titre Le Paria de Roubaix. Martinet réalisa également plusieurs placards intitulés « manifeste du Paria » qu’il collait, distribuait ou déclamait. Il n’hésita pas, même, à déambuler avec dans les rues, en homme-sandwich. Il fut candidat abstentionniste aux élections législatives du 4 octobre 1885. Arrêté pour avoir perturbé un meeting électoral, il fut jugé en novembre par le tribunal correctionnel de Lille et acquitté. Le 29 décembre 1885, il fut condamné, à Paris, pour rupture de ban, à trois mois de prison.

Le 2 février 1886, il fut condamné par défaut, à Douai, à six mois de prison et à cinq ans d’interdiction de séjour pour coups et blessures volontaires avec préméditation, complicité de coups, violences et voies de fait avec préméditation. Martinet avait fui la ville avant le jugement et se réfugia à Metz avec sa nouvelle compagne, l’épouse d’un anarchiste roubaisien, Léon Decourchel. À Metz, il poursuivit sa propagande, distribuant des tracts dupliqués avec un hectographe.

À la fin de février 1886, le couple se réfugia à Genève, où il entra en relations avec le groupe anarchiste local. Cependant, selon la police, les anarchistes genevois, prévenus par lettre par certains militants français, ne firent pas bon accueil à Martinet, le soupçonnant d’être un mouchard.

Le 16 avril, il fut arrêté à Annemasse (Haute-Savoie), mais il était encore temps pour lui de faire opposition au jugement de Douai, ce qui lui permit d’être libéré. Il fut cependant expulsé de Genève le 20 avril 1886. Il gagna alors Lausanne avec sa compagne, et loua une chambre au 22, rue Saint-Laurent. Un rapport de police le décrit ainsi : « 1,70 mètre, visage pâle, pommettes proéminentes, jours creuses, gros nez, cheveux noirs avec raie au milieu, moustache brune, lorgnon et toque ».

À Lausanne, Martinet reprit l’édition manuscrite du Paria. Il y parlait autant de politique que de ses malheurs et des calomnies qu’il essuyait. Il aurait ensuite fondé un journal local, Le Lausanne-Vevey-Montreux. Cependant, deux créanciers étant à ses trousses, il quitta Lausanne en février 1888. Le Journal de Genève du 28 mars 1888 annonça qu’il venait d’être arrêté à Marseille, car il lui restait à purger la peine pour laquelle il avait été condamné à Douai deux ans auparavant.

Martinet réapparut à Paris au deuxième semestre 1889 dans les assemblées du Cercle anarchiste international qui, fondé en 1888, était le principal lieu de rencontre anarchiste à l’époque (voir Alexandre Tennevin).

Il devint alors un des orateurs en vue du « parti anarchiste », à l’égal d’un Leboucher ou d’un Tortelier. À la faveur de la polémique sur la valeur révolutionnaire du vol, il prit la tête d’une fraction anarchiste exacerbée, faisant de l’illégalisme une doctrine centrale. Pour se distinguer, cette fraction commença, en 1890-1891, à se qualifier elle-même d’« individualiste », et Pierre Martinet en fut l’idéologue. Dans ses mémoires, Jean Grave affirme que c’est « sous sa conduite que commencèrent à se former les idées ultra-individualistes qui par la suite devaient faire tant de tort au mouvement anarchiste ». Jusqu’en 1892, Martinet et sa fraction menèrent une importante propagande anti-organisationnelle, s’opposant par exemple à la convocation du congrès anarchiste de 1889, à la participation anarchiste au 1er mai 1890, ainsi qu’à la propagande pour la grève générale, à laquelle il opposait « la grève générale des électeurs et des conscrits ». Il allait également régulièrement saboter les meetings des socialistes, qui lui firent promptement une réputation de provocateur policier.

À cette époque, un rapport de police (Arch PPo BA/77) signalait : « Voyez toutes les bagarres qui se sont produites dans les réunions depuis deux ans, les incidents parfois sanglants intervenus dans quelques journaux et cherchez-en l’auteur. C’est toujours Martinet qui propose, et son troupeau qui le suit [...]. Impossible de savoir ce que veut ce sphinx anarchiste, dont les actes et les paroles sont si souvent contradictoires, d’un jour à l’autre. En tout cas s’il fait le jeu de quelqu’un, ce quelqu’un ne doit pas toujours être ravi. »

C’est sans doute pour ces raisons qu’en septembre 1889, Martinet fut écarté du groupe de camarades qui, autour d’Émile Pouget, voulaient faire du Ça Ira un quotidien. Martinet entreprit alors de créer son propre quotidien, La Sociale, qui ne connut que 4 numéros (du 4 au 9 septembre 1889). Le premier numéro donna d’ailleurs un compte-rendu de la première séance du congrès anarchiste international tenu les 1er et 8 septembre 1889 salle du Commerce à Paris, auquel Martinet avait finalement pris part. Le rapport de police sur le congrès disait de lui à ce moment-là : « Martinet est le chef de la gauche anarchiste ; il s’est promis de révolutionner le parti. »

Martinet fut victime de la vague de répression qui précéda le 1er mai 1890. Il fut un des seuls militants à être remis en liberté, et L’Égalité guesdiste le traita publiquement de mouchard. Suite à cette accusation, Martinet et son groupe dirigèrent une action violente contre les locaux de L’Égalité, le 16 juin 1890. Peu après, il sortit un éphémère journal, L’Arme, dans lequel il se plaignait des calomnies qui couraient sur son compte.

D’août à octobre 1890, Martinet tenta de nouveau de faire paraître un quotidien, L’Anarchie, qui devint rapidement hebdomadaire, puis irrégulier et s’arrêta au n°17. Un 18e et ultime numéro parut le 24 août 1891. DansL’Anarchie il développait ses thèses habituelles et se livrait à des règlements de compte avec les militants qui le critiquaient, comme Pouget qui l’avait traité de « jésuite » dans Le Père Peinard, ou Jean Grave qui lui avait dit en face qu’il le tenait pour un mouchard.

En 1891, Pierre Martinet participa à l’organisation des « soupes-conférences » données salle Favié, au 13, rue de Belleville. L’ambition était de distribuer à manger aux mendiants, vagabonds et marginaux en leur dispensant des discours révolutionnaires.

En 1891, il fut condamné à deux ans de prison par la cour d’assises de la Seine pour un délit de presse mais se pourvut en appel puis en cassation.

En mars 1892, alors qu’il faisait une tournée de conférences dans le Finistère, Paris fut secoué par les attentats de Ravachol, et la police effectua des rafles dans les milieux anarchistes. Martinet hésita alors à se réfugier en Grande-Bretagne, mais revint à Paris et le fit même communiquer crânement à la presse (Le Journal des débats du 18 mars 1892). Le 19 mars, le parquet de Brest ouvrit une instruction contre lui pour incitation de marins à la désobéissance lors d’une conférence. Il habitait alors 6, rue des Écoles, à Paris 5e, après avoir habité 15 rue Belhomme à Paris 18e.

Martinet fut arrêté par la police le 30 mars 1892 à Brunoy (Seine-et-Oise). De sa cellule, à Sainte-Pélagie, il écrivit le 21 avril à Ravachol pour l’assurer qu’il était prêt à assurer sa défense devant le tribunal. Le 21 octobre, il comparut devant les assises du Finistère, à Quimper. Il fut condamné à un an de prison et retourna à Sainte-Pélagie, d’où il fut libéré le 21 juin 1893.

Le 9 décembre, Pol Martinet participait au banquet de La Plume quand un reporter du Journal vint recueillir les réactions de l’assistance sur l’attentat anarchiste à l’Assemblée nationale (voir Auguste Vaillant). Deux convives se singularisèrent par leur approbation : l’anarchiste Pol Martinet et Laurent Tailhade. Pol Martinet rédigea sur un billet : « Plus on tuera / Mieux ça vaudra / Hardi les gars / C’est germinal / Qui fera pousser les semailles. (Germinal, vieille poésie). » Mais seule la réponse de Tailhade devait faire scandale et passer à la postérité.

Martinet se réfugia quelque temps en Grande-Bretagne en 1894, mais ne semble pas avoir fréquenté le milieu de la proscription.

Martinet reprit une véritable activité militante en 1895. Le « parti individualiste » avait alors, à la faveur de la « ravacholite », fait sécession de l’anarchisme qu’il prétendait supplanter comme nouvelle doctrine révolutionnaire. Le principal groupe individualiste à Paris se nommait L’Individu libre et était dirigé par Georges Deherme*, Pierre Martinet et son « disciple » Eugène Renard. Il se réunissait salle du Trésor, rue Vieille-du-Temple et se préoccupait surtout de contrer la propagande anarchiste-communiste. En décembre 1895, Martinet, Leboucher et Renard organisèrent ainsi une réunion publique sur « la vérité de l’individualisme et l’hypocrisie de la solidarité » et « les heureuses conséquences que produiraient pour tous, dans un milieu de liberté, les actions accomplies par chacun, pour soi-même ».

Peu auparavant, Martinet avait fait paraître une feuille qui se voulait quotidienne, L’Esprit d’initiative (13 numéros entre le 5 et le 24 novembre 1895).

Finalement, sa grande œuvre fut le lancement d’un quotidien individualiste, La Renaissance, qui eut plus de succès que ses prédécesseurs puisqu’il sortit 117 numéros, du 24 décembre 1895 au 27 juillet 1896. Selon l’ancien ministre Anatole de Monzie, La Renaissance touchait des subsides de la police, ce qui expliquerait sa longévité, alors que toutes les autres tentatives de lancer un quotidien anarchiste avaient échoué. Dans son journal, Martinet s’efforça de fixer les fondements théoriques de l’individualisme, mais ne parvint guère à produire une doctrine différente de la philosophie libérale classique. Ainsi, dans La Renaissance du 19 juillet 1896, il écrivait : « Ce n’est pas de la recherche du bien-être général que peut découler le bien-être particulier. C’est de la recherche du contentement individuel que s’augmente la richesse dont peut profiter la collectivité. »

Après la fin de La Renaissance, Martinet disparut de la scène et laissa Eugène Renard, dit « Georges », prendre la relève d’idéologue de l’individualisme.

Dans une correspondance à Jean Grave en date du 13 juillet 1918, Malato écrivait que Martinet, devenu propriétaire, avait abandonné l’anarchisme.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article155923, notice MARTINET Pierre, Paul, Désiré [dit Pol] [Dictionnaire des anarchistes] par Guillaume Davranche, version mise en ligne le 8 mars 2014, dernière modification le 30 novembre 2022.

Par Guillaume Davranche

Pierre Martinet (1892)
Pierre Martinet (1892)
Dessin d’Henri Meyer pour L’Illustration, 1892.
Pierre Martinet (1892)
Pierre Martinet (1892)
cc Le Monde illustré, 9 avril 1892

SOURCES : Arch PPo BA/30, 74, 76, 77, 1506 ― Archives fédérales suisses E21 14073 — Le Journal des débats du 30 janvier 1885 ― Le Gaulois du 1er avril 1892 et du 22 juin 1893 ― Anatole de Monzie, L’Entrée au forum,Albin Michel, 1920, pp. 68-72 ― Gaetano Manfredonia, « L’Individualisme anarchiste en France (1880-1914) »,thèse de 3e cycle, IEP de Paris, 1984 ― Jean Grave, Quarante ans de propagande anarchiste, Flammarion, 1973 ― Gilles Picq, Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Maisonneuve & Larose, 2001 — René Bianco, « Cent ans de presse anarchiste... », op. cit. — notes de Marianne Enckell — État civil de Laudun — Vivien Bouhey, annexe 24.

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