BOCCARA Paul, Abraham

Par Frédéric Lebaron

Né le 13 septembre 1932 à Tunis (Tunisie), mort le 26 novembre 2017 ; économiste, universitaire ; collaborateur de la section économique du Parti communiste français et de sa revue Économie et Politique ; membre du comité central depuis 1972 puis du comité national du PCF, ancien rédacteur en chef de la revue Économie et politique, directeur de la revue Issues, toutes deux publiées par la Section économique du comité central (puis national) du PCF.

Paul Boccara
Paul Boccara

Paul Boccara naquit dans une famille française juive résidant à Tunis, où il passa les vingt premières années de sa vie. Issu d’une famille très pieuse, « mixte » par ses racines juives à la fois européennes et tunisiennes, il fut très engagé dans le mouvement des éclaireurs israélites de France (« une famille de substitution ») entre onze et quinze ans, avant de connaître une « crise de matérialisme » qui le conduisit à rompre très jeune avec toutes les religions. Son père, d’origine modeste, était devenu agent d’affaires, huissier puis greffier après avoir obtenu le certificat d’études et une capacité en droit. Sa mère, issue d’une famille de commerçants, n’exerçait pas de profession : c’est donc au sein d’un univers petit-bourgeois, politiquement plutôt modéré - son père, italien naturalisé français, avait milité durant ses études au sein de l’association des étudiants en droit et adhéré au Parti Radical -, que Paul Boccara se familiarisa de façon plutôt précoce avec les enjeux politiques internationaux. Enfant, il fut en effet très marqué par la Deuxième Guerre mondiale durant laquelle il s’intéressa de près à l’évolution concrète du conflit. Il s’orienta par la suite vers des études littéraires, et entra en hypokhâgne au lycée Carnot de Tunis. Excellent élève durant toute sa scolarité primaire et secondaire, il s’inscrivit parallèlement en droit-économie (les deux disciplines n’étant alors pas séparées) et, sur la double pression de ses parents, en médecine. Il mena finalement de front des études d’histoire et d’économie, avec l’ambition très tôt manifeste d’approfondir l’économie historique marxiste. Étudiant de François Châtelet en philosophie et de Raymond Barre en économie durant sa première année d’études supérieures, il devint en effet marxiste dès le premier trimestre, notamment sous l’influence des conférences de Henri Wallon, Henri Lefebvre, Roger Garaudy, et autres intellectuels engagés qu’il découvrit, en compagnie de sa future épouse, au sein de divers cercles marxistes informels et dans des publications diffusées par le Parti communiste tunisien. Il milita alors parallèlement au sein de l’association des étudiants. En 1952, il quitta Tunis pour retrouver sa future épouse qui résidait déjà à Paris et poursuivit son cursus d’histoire, laissant temporairement de côté ses études d’économie. C’est une fois arrivé à Paris qu’il adhéra au Parti communiste français, en même temps que son épouse.

Après une première année presque entièrement vouée au militantisme au sein de la cellule des étudiants en histoire dans la section du Ve arrondissement, du « groupe de langue tunisien », mais aussi du comité des résidents de la Cité universitaire et de l’UNEF, Paul Boccara échoua une première fois au deuxième oral de l’agrégation d’histoire, avant d’être reçu l’année suivante puis d’intégrer, en 1957, le lycée de Melun, parce qu’il ne souhaitait pas enseigner dans une université latino-américaine comme son classement (troisième) le lui permettait pourtant. Il s’y fit connaître pour ses opinions communisantes, se référant à Babeuf et critiquant à demi-mot le pouvoir gaulliste dans un discours de distribution des prix en juin 1958, publié intégralement dans La Marseillaise. Cela lui valut d’être muté l’année suivante au lycée Marcellin Berthelot de Saint-Maur-des-Fossès, lycée où avait enseigné Georges Politzer, doté alors d’une importante cellule, comprenant Madeleine Rebérioux*. Devenu secrétaire de cellule, Paul Boccara s’orienta alors définitivement vers la théorie économique avec le projet, explicite dès 1957-1958, de continuer l’œuvre de Marx. Plutôt qu’à la carrière de dirigeant qui s’offrait à lui, il se voua en effet à un travail qu’il jugeait plus fondamental, de nature essentiellement intellectuelle et scientifique. Il entra en contact avec la Section économique du comité central du Parti communiste (SE) à laquelle il collabora. Fin 1958, il publia son premier article dans Économie et politique, la revue de la SE, qui traversait alors une intense crise interne, puisque, après l’exclusion de Jean Pronteau*, seuls deux membres y étaient encore actifs. La SE était alors au cœur des conflits internes au Parti qui faisaient suite au vingtième Congrès du PCUS et à la naissance de la Ve République, à l’origine d’un affaiblissement militant du Parti. C’est de la SE qu’était issue la remise en cause de la théorie économique officielle, due à Staline, selon laquelle l’économie capitaliste serait encore plongée dans la crise des années 1930. Autour de jeunes économistes comme Yves Barel et Yann Dessau se concrétisa alors un projet de renouvellement qui allait faire de la SE un lieu important d’innovation intellectuelle au sein du Parti.

Pendant la période qui correspond à son service militaire (1959-1961), Paul Boccara mèna un travail intense qui se traduira par la publication d’une série d’articles sur le Capital dans Économie et politique, où s’expriment à la fois son ambition théorique et sa conception singulière de l’économie marxiste. Pour Boccara, Marx n’a en effet pas pu mener à son terme le projet qu’il s’était fixé, comme l’atteste la réduction de son plan initial. Il a laissé une œuvre inachevée, n’ayant pu en développer que la partie « abstraite », reléguant à l’arrière-plan la dimension « phénoménale » et empirique. Pour la prolonger, il est nécessaire d’aller au-delà des intuitions ou des formulations de Marx et de créer une théorie nouvelle issue de la pensée de Marx mais la renouvelant de façon substantielle. Pour mener à bien ce travail, Paul Boccara bénéficia d’appuis parmi les économistes académiques. Il entra au CNRS en 1963 comme attaché (puis chargé) de recherche sous l’influence de Raymond Barre, son ancien maître à Tunis, qui voyait alors en lui un jeune chercheur prometteur. Son influence intellectuelle s’accrut parallèlement à travers la restructuration de la SE où sa démarche fut jugée avec bienveillance (au moins dans un premier temps) par le nouveau directeur, Henri Jourdain*, dirigeant syndical métallurgiste, autodidacte formé par le Parti qui s’est spécialisé en économie, et par le rédacteur en chef d’Économie et politique, Henri Claude, agrégé de grammaire. Mais c’est en 1964 que Paul Boccara se fit connaître au sein du mouvement communiste mondial, à l’occasion d’une conférence internationale qui a lieu à Prague. Il y développa pour la première fois, dans un cadre très officiel, la théorie de la « suraccumulation/dévalorisation du capital » qui permet selon lui de comprendre les changements de structure des économies capitalistes, qui se traduisent alors par une forte croissance (contrairement aux affirmations apocalyptiques des prophètes soviétiques du dépassement de la richesse occidentale par les succès de l’URSS). Prolongeant les textes de Marx où celui-ci met en évidence le phénomène de suraccumulation du capital comme facteur de baisse tendancielle du taux de profit, il montre que la dévalorisation du capital a précisément pour but de faire remonter le taux de profit menacé par la suraccumulation. Le rôle croissant de l’État dans l’économie est justement l’une des modalités par lesquelles opère ce processus de dévalorisation. Le combat pour le socialisme doit s’appuyer sur les nouvelles caractéristiques de l’économie capitaliste : il s’agit, par une nationalisation des secteurs essentiels de l’économie, de passer progressivement à une nouvelle phase, » socialiste », de l’histoire économique. Deux ans après Prague, lors de la conférence internationale de Choisy-le-Roi, les économistes français de la SE apparaissent au premier plan « médiatique » de la recherche économique marxiste, à la surprise des Soviétiques, en développant les analyses du « capitalisme monopoliste d’État » qui rendent compte, en particulier, des spécificités économiques du gaullisme. Celui-ci combine très forte intervention publique, « modernisation » à l’américaine et dynamique de concentration du capital. Entre 1966 et 1968, un groupe de jeunes économistes réunis autour de Boccara s’attelèrent au projet de rédaction d’un traité sur le capitalisme monopoliste d’État, qui paraîtra finalement en 1971 aux Éditions Sociales sous le titre Le capitalisme monopoliste d’État. Traité d’économie marxiste et connaîtra immédiatement un grand retentissement international. A la fin de 1967, Paul Boccara et les économistes de la SE annoncèrent même l’entrée en crise du capitalisme monopoliste d’État, crise de « régulation » liée à un changement de structure et à un mouvement de longue durée. Cette crise trouve son fondement dans les difficultés de rentabilité du capital liées à la hausse de la composition organique du capital : il s’ensuit une crise des rapports monopolistes d’État qui s’exprime par la limitation du développement des forces productives, le freinage de la productivité du travail, etc. La période qui suit semble leur donner raison et correspond aussi, jusqu’au début des années 1980, à ce que l’on peut appeler l’ « âge d’or » de la SE. Celle-ci exerce alors une forte attraction sur les jeunes économistes, polytechniciens, universitaires, qui se tournent simultanément vers Marx (voir Pouch, 2001). Elle était au premier plan dans les négociations techniques autour du programme commun PS-PCF, puis dans les luttes de concurrence entre les deux partis « marxistes ». Enfin, ses travaux firent l’objet d’attaques, venues notamment de l’extrême-gauche. Pour Jacques Valier, par exemple, la théorie du CME était « une justification de la politique du PCF » (Valier, 1976, p.5) qui visait à « faire croire, notamment aux militants du PCF, que la direction est armée d’une théorie scientifique » (p.5), alors qu’elle se tournait vers une politique « de collaboration de classe » (le Programme commun) et que cette théorie n’est qu’un ensemble de « falsifications » du marxisme (p.6).

En mai 68, Paul Boccara fut à la pointe des luttes sociales. Il intervint dans de nombreux amphithéâtres, rédigea plusieurs articles « idéologiques » dans l’Humanité et réfléchit aux enjeux de l’autogestion ouvrière - il avait visité la Yougoslavie en 1967 bien avant d’aller pour la première fois en URSS dans les années 1980 -, ce qui le conduira à ses recherches sur les « nouveaux critères de gestion » dans les années 1970 et 1980. Cet activisme débordant et le retard dans l’achèvement de sa thèse, dirigée par Pierre Vilar, lui valurent de perdre son détachement au CNRS en 1971, sur la décision d’un économiste conservateur, Pierre Bauchet. Il sera alors assistant à l’université d’Amiens, ayant soutenu une thèse de troisième cycle en 1974, puis maître de conférences (après 1985), jusqu’à sa retraite en 1992, puisqu’il n’a finalement pas soutenu sa thèse d’État, pourtant en grande partie écrite, son œuvre inédite contenant l’équivalent de plusieurs livres. Les années 1970 correspondent pour l’équipe constituée autour de lui à une période de forte production intellectuelle et de dynamisme politique à travers l’influence grandissante de la SE dans le Parti. La réalisation et les négociations du programme commun se caractérisent en effet par une implication maximale des économistes au sein du PCF, même si leurs analyses font l’objet d’une certaine déformation au sommet et suscitent de nombreuses tensions internes. En 1972, deux membres de la SE furent élus au comité central, ce qui rompit avec un interdit stalinien, l’économie politique étant jusque là une chasse gardée de la direction. Il s’agissait de Paul Boccara et de Philippe Herzog*. Plus jeune que Boccara, moins militant et mieux rompu aux jeux d’appareil, ce dernier, polytechnicien et administrateur de l’INSEE devenu universitaire, était alors sensiblement plus proche des orientations de la direction et des responsables officiels de la SE. Il fut pendant plusieurs années le « double » orthodoxe de celui-ci, jugé trop incontrôlable et imprévisible par Georges Marchais et son équipe. Sous l’influence de Roger Garaudy, le programme commun mit alors au premier plan la question des nationalisations beaucoup plus que celles, chères à Boccara, de la « régulation » du système capitaliste et des critères de gestion des entreprises publiques et privées. Pour Paul Boccara, c’est peut-être d’abord dans la capacité à créer de nouveaux critères de gestion des entreprises qu’allait se décider la viabilité du socialisme. A côté de la lutte contre l’influence de Roger Garaudy, Paul Boccara dut d’ailleurs aussi combattre l’influence interne d’un autre intellectuel, qui voit en lui un concurrent dangereux : Louis Althusser. Mais Paul Boccara fut de toutes les discussions du programme commun, directement au sein du Parti ou par l’intermédiaire des membres de la SE désignés par le Parti afin de participer aux négociations avec le PS. Entre 1972 et 1974, la SE vit ses effectifs se gonfler de jeunes universitaires et chercheurs qui, comme Michel Aglietta, le quittrèrent quelques temps après, déçus des changements d’orientation incessants de la direction du Parti, qui ne fit du CME qu’un usage très opportuniste (Verdès-Leroux, 1987). La revue Issues, plus théorique, est créée en 1978. Après avoir collé à la stratégie mitterrandienne au point de critiquer les sceptiques, les mauvais résultats aux élections municipales conduisent à un spectaculaire retournement : désormais, le Parti fit pression pour que le programme commun soit entièrement revu dans un sens plus radical, notamment en matière de nationalisations. Après la victoire de François Mitterrand en 1981, Paul Boccara participa aux débats autour du gouvernement sur les critères de gestion des entreprises, la politique industrielle, la dévaluation. C’est sur l’influence de la SE que le PCF finit par se convertir à l’autogestion durant les années 1980. Par la suite, Paul Boccara s’investit dans une nouvelle forme de recherche-action à travers diverses associations auxquels participèrent économistes, gestionnaires, universitaires et praticiens.

Au cours des années 1980, Paul Boccara marqua progressivement ses distances avec la direction, à l’intérieur du Parti, sur les questions des nationalisations et des classes sociales, comme sur celles de l’Europe et de l’URSS : ses positions furent moins dogmatiques et plus ouvertes à l’innovation autogestionnaire. Il se heurta parfois violemment au secrétaire général Georges Marchais, notamment au moment de la campagne des élections européennes de 1986, au cours desquelles Philippe Herzog, tête de liste, fut mis en difficulté par l’attitude du secrétaire général à son égard. Au début des années 1990, Paul Boccara fut même parfois classé parmi les » rénovateurs », ce qu’il contesta, se déclarant avant tout un « novateur ». L’évolution de Philippe Herzog, de plus en plus proche du Parti socialiste, notamment sur la construction européenne, et très à l’écoute des patrons « progressistes » qu’il regroupe au sein de l’association Confrontations, lui semble excessive. Il contribua à l’élection de Robert Hue au secrétariat national du PCF, celui-ci ayant voté tous les amendements proposés par Paul Boccara, qui lui était pourtant initialement hostile, et fit par la suite partie des soutiens critiques à la « mutation » du Parti communiste entreprise par celui-ci. Il développa des propositions pour promouvoir une véritable sécurité d’emploi et de formation.

De son œuvre vaste, encore en partie non publiée et souvent assimilée au CME et à la suraccumulation/dévalorisation du capital, il convient pour finir de mentionner en premier lieu l’insistance mise sur les processus de régulation du système économique et sur sa dynamique cyclique de longue durée (les cycles « Kondratieff » et l’actuelle « révolution informationnelle »). La question devenue chez lui centrale des « critères de gestion » s’inscrit quant à elle dans une réflexion plus large sur les modes historiques d’organisation et de gestion des entreprises. Enfin, l’« anthroponomie » qu’il construit vise à élargir cette analyse de la régulation aux conditions de la reproduction de l’existence humaine.

Nommé maître-assistant à la faculté de droit et sciences économiques d’Amiens (Somme) vers 1972. Domicilié à Ivry-sur-Seine, membre du comité central du PCF, il fut membre du comité de la fédération communiste de la Somme en 1974.

Boccara vivait avec Catherine Mills, militante communiste de l’Université de Paris I où elle était la directrice du département d’Administration, économie, société dépendant de l’UFR de Sciences économiques et sociales. Le couple eut quatre enfants (Miche, Geneviève, Frédéric et Charlotte).

En 2013, Paul Boccara siègeait toujours à la commission économique du PCF, écrivait des articles régulièrement dans Économie et Politique et participait à des débats et formations.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article16979, notice BOCCARA Paul, Abraham par Frédéric Lebaron, version mise en ligne le 20 octobre 2008, dernière modification le 18 février 2022.

Par Frédéric Lebaron

Paul Boccara
Paul Boccara

ŒUVRE : En collaboration, Le capitalisme monopoliste d’État, traité d’économie politique marxiste, deux volumes, Éditions sociales, 1971. — Études sur le capitalisme monopoliste d’État, sa crise et son issue, Éditions sociales, première édition 1973, 503 p. — Sur la mise en mouvement du « Capital », Éditions sociales, 1978, 234 p. — Intervenir dans les gestions avec de nouveaux critères, Messidor/Éditions sociales, 1985, 566 p. — En collaboration, La Crise, Économie et Politique/Messidor, 1975. — En collaboration, Changer l’économie, Éditions sociales, 1977.

SOURCES : Fonds Paul Boccara, Arch. dép. de Seine-Saint-Denis (547 J), inventaire en ligne. —Revues : Économie et Politique. — Issues. — La Pensée. — Cahiers de l’IRM. — Bulletin de l’ACGN (association pour des critères de gestion nouveaux).
Ouvrages (bibliographie indicative) : Thierry Pouch, Les Économistes français et le marxisme : apogée et déclin d’un discours critique, 1950-2000. — Jacques Valier, Le parti communiste français et le capitalisme monopoliste d’État, Maspero, 1976. — Jeannine Verdès-Leroux, Le Réveil des somnambules. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1956-1985), Fayard/Minuit, 1987.
Archives : Arch. Dép. Seine-Saint-Denis, Fonds Alaphilippe. — Arch. comité national du PCF (notes de Jacques Girault). — Le Monde, 2-4 décembre 2017.

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