Par Justinien Raymond, Chantal Dossin, Claude Pennetier
Née le 22 septembre 1883 à Paris (IXe arr.), morte en déportation à Auschwitz-Birkenau ; mariée à Charles Gibault, veuve, remariée avec Georges Buisson ; militante socialiste SFIO de Seine-et-Oise [Hauts-de-Seine] ; membre de la commission de contrôle du Parti socialiste de 1924 à 1930, suppléante en 1931, titulaire en 1932 puis 1935-1936 ; membre de la commission des conflits en 1928-1929 ; membre suppléante de la CAP socialiste de 1933-1934 et 1938 ; secrétaire du Comité national des Femmes socialistes.
Suzanne Buisson, née Lévy, passa son enfance à Dijon (Côte-d’Or) dans une famille de conditions modestes. Elle avait seize ans quand, avec ses parents, elle quitta sa ville natale pour venir à Paris où elle dut gagner sa vie comme employée de magasin, en un temps où aucune loi sociale n’apportait de sécurité aux travailleurs, et encore moins aux travailleuses. Elle eut très tôt conscience de la précarité de la situation des salariés et de la nécessité, pour eux, de lutter pour l’améliorer. Elle s’intéressa à la vie politique, lisait l’Aurore, entendit Viviani dans un meeting. Elle sentit le besoin de s’instruire pour mieux se battre. Dès son arrivée à Paris, elle fréquenta une Université Populaire, « Le Réveil des 1er et IIe arr. » qui siégeait rue Marie Stuart. Elle y suivit notamment des conférences d’Albert Thomas*. « Parmi les camarades de l’Université Populaire, a-t-elle rappelé elle-même, il y avait un des frères d’Allemane. Il y avait aussi Georges Weill*, le futur député d’Alsace et Goudchaux Brunschvigg, de la 10e section. Un jour, ils formèrent un groupe du POSR. J’y adhérai... » C’était en 1899 ou 1900 et Suzanne Buisson s’engagea donc dès avant l’unité dans le combat socialiste qu’elle ne devait jamais abandonner, sa vie durant. Elle affirmait la nécessité, pour la femme, de pouvoir assurer sa propre subsistance et celle de ses enfants. Elle fut toute sa vie une ardente propagandiste des droits spécifiques de la femme et de ses droits politiques à l’égal de l’homme. Mais la véritable libération de la femme travailleuse, comme celle de l’homme, elle ne l’attendait que de la transformation de la société, que de la réalisation du socialisme.
Depuis novembre 1907 au moins, Suzanne Gibault, de Meudon, était membre de la commission exécutive et de propagande de la Fédération socialiste révolutionnaire (SFIO) de Seine-et-Oise. À partir d’avril 1909, elle était secrétaire adjointe au sein de cette fédération départementale. Elle occupait toujours cette fonction en septembre 1911.
Suzanne Gibault fut, avec son mari Charles Gibault, déléguée au congrès socialiste de Lyon (1912).
Avant la guerre, elle milita au Groupe des femmes socialistes, fondé en janvier 1913 autour de Élisabeth Renaud. En janvier 1914, elle était membre de son bureau, en tant qu’archiviste.
La vie n’épargna pas plus sa jeunesse que son adolescence : de la Première Guerre mondiale elle resta veuve sous le nom de Suzanne Gibault avec un jeune enfant. Mais après la mort de son mari, tué en 1914, elle redoubla d’activité.
Elle épousa, le 23 mars 1926, Georges Buisson qui fut secrétaire adjoint de la CGT et qui lui donna le nom sous lequel elle est connue dans l’histoire du Parti socialiste. Militante de la SFIO à la 18e section de Paris dès l’unité de 1905, elle lui resta fidèle en 1920, lors de la scission de Tours. En 1933-1934 en 1938-1939, elle appartint, comme suppléante, à la Commission administrative permanente du Parti (élue sur la motion Auriol en 1933 et sur la motion Blum en 1938). Elle fut longtemps secrétaire du Comité national des Femmes socialistes, et directrice de la page hebdomadaire du Populaire, « La femme, la militante ». Elle figura dans la délégation de la SFIO au congrès de l’Internationale Ouvrière Socialiste, à Vienne (25 juillet-1er août 1931). Elle paraissait dans tous les congrès fédéraux de la Seine, dans la plupart des congrès nationaux. Propagandiste infatigable, elle sillonna la France. Les Jeunesses socialistes, les Étudiants socialistes, l’École socialiste (dont elle fut secrétaire générale) ne faisaient jamais appel en vain à son dévouement, à sa connaissance de la doctrine socialiste.
Dès la prise du pouvoir par Hitler en Allemagne, la terreur nazie et les coups de force répétés d’Hitler indignèrent Suzanne Buisson. La signature des accords de Munich le 30 septembre 1938 la trouva donc au premier rang de ceux que l’on va qualifier d’"antimunichois". Suzanne Buisson, Daniel Mayer et quelques socialistes pensaient que les démocraties, en cédant le territoire des Sudètes à Hitler, étaient loin de sauver la paix en Europe. Ils s’opposaient en cela aux socialistes pacifistes, partisans de la paix à tout prix.
Juin 1940, avec des centaines de milliers de Parisiens, Suzanne et Georges Buisson fuirent la capitale menacée par l’avance allemande. Ils quittèrent leur appartement de la rue Doudeauville dans le dix-huitième arrondissement. Nous connaissons la suite. L’armistice est signé le 22 juin 1940, puis, le 10 juillet, les parlementaires votèrent les pleins pouvoirs à Pétain par 509 voix pour et 80 contre ! Suzanne Buisson fut encore au premier rang des socialistes qui n’admettaient ni l’armistice ni le vote des pleins pouvoirs à Pétain.
L’exode conduisit Le couple Buisson à Lyon. Dès la fin de l’année 1940, débuta son travail de résistante. Elle avait rencontré Léon Blum détenu à la prison de Bourassol. Il fixa la ligne : Il faut d’abord renouer les contacts avec ceux qui, dans le Parti socialiste, n’ont pas abdiqué, notamment les élus qui ont refusé de voter les pleins pouvoirs à Pétain. Libre aux militants de rejoindre les mouvements clandestins. Suzanne Buisson, connaissait beaucoup de socialistes. Elle fut toute désignée pour cette tâche. Elle était alors au centre des relations avec les mouvements de résistance de la région lyonnaise. Les qualités humaines de Suzanne Buisson, évoquées par tous, la désignaient pour être cette messagère. Elle fit d’ailleurs partie de Libération-sud ainsi que son mari et organisa des rencontres avec "l’Insurgé", un mouvement de résistance lyonnais fondé en 1941 et recruta des militants.
Elle joua ensuite un rôle essentiel dans l’organisation des trois réunions qui donnaient naissance au nouvel embryon de parti socialiste, dénommé le CAS-Sud, comité d’action socialiste. Elle en fut trésorière, Daniel Mayer étant le secrétaire. L’activité de ce comité clandestin passa le plus souvent par Suzanne Buisson. Son appartement devint un des premiers lieux de rendez-vous des clandestins, "le havre de tous ceux qui venaient d’Alger, de Londres, ou d’ailleurs, porteurs de messages, de mots d’ordre…ou d’autres choses".
Elle aida les personnes en danger, prévenant des menaces qui pesaient sur eux, (témoignage de Marc Jarblum, Président de la Fédération des sociétés juives de France au CDJC). Elle rédigea la page consacrée aux femmes dans le journal clandestin Le Populaire et le diffusa.
En juin 1943, les responsables socialistes décidèrent d’unifier la résistance socialiste de la zone nord et de la zone sud. C’est l’acte de naissance du Parti socialiste clandestin. Elle assura alors la liaison entre les deux zones, ce qui n’était pas sans danger, puisqu’elle devait passer souvent la ligne de démarcation, donc être contrôlée à chaque passage.
La répression de la Résistance à Lyon s’accentua à partir de 1943. Suzanne Buisson évoqua cette situation lorsqu’elle fit parvenir à Georges au début 1944 ce courrier :
« Les amis ne veulent plus que je couche chez moi et j’ai inauguré une existence en camp volant. Comme je me trouve toujours bien dans un wagon- avec ma montre, mon indicateur et un roman policier- il se trouve que les circonstances me trouvent adaptée au nouveau régime qui m’est imposé… »
L’étau se resserre et le 1er avril 1944, c’est l’arrestation. Suzanne n’est pas au rendez-vous que se sont donné les membres du comité directeur du Parti dans Lyon, leur local ayant été investi par la Gestapo la veille. De ce jour, on perd sa trace. Seule, une lettre de Marie-Louise Eymard, sa compagne ce cellule à la prison de Montluc, retrouvée dans les archives de Daniel Mayer déposées à Sciences Po, nous donne quelques précisions :
« Le 14 avril, dans les caves de Berthelot [La Gestapo s’installa au 14 Boulevard Berthelot, à partir de mars 1943], en attendant mon interrogatoire, nous avons fait connaissance. Son attitude courageuse et forte a été mon premier réconfort et grand soutien. Presque tous les jours, on l’appelait pour l’interroger. Elle me dit : « A Montluc, je suis au secret depuis mon arrestation le 1er avril ».Puis l’interrogatoire nous sépare (…). Nous nous retrouvons cinq jours plus tard, dans la cellule 3, ma cellule, où j’étais seule depuis six jours. À deux la vie devient moins monotone. Pour faire passer le temps, nous causons beaucoup. Elle me montre son corps et les traces de torture. C’était affreux (…). Un jour, je l’ai vue revenir bouleversée de l’audace de ses interrogateurs qui lui avaient dit : « Vous êtes intelligente. Si vous tenez à revoir votre mari, nous pourrons vous ramener près de lui. Vous pourriez nous rendre de grands services. »Malgré ces tortures de toutes sortes, Suzanne Buisson a tout fait pour ne rien dire, elle donnait de fausses adresses pour détourner la Gestapo. Le 12 mai, elle a quitté Montluc, dans un transport spécial pour Fresnes. De là, je ne puis rien vous dire. »
Nous, savons qu’elle entra au camp de Drancy le 28 juin 1944, comme venant de la prison de Fresnes. Et Suzanne Buisson figure bien sur la liste des noms des 1 156 déportés partis le 30 juin 1944 dans l’avant-dernier convoi Drancy-Auschwitz. Confirmation ici de cette double peine appliquée aux résistants juifs. Qu’est-il advenu à son arrivée au camp d’Auschwitz-Birkenau ? Suzanne Buisson, âgée de 61 ans, n’est pas rentrée de déportation.
L’essentiel est cependant connu. Sur cette femme, porteuse des valeurs socialistes du début du siècle, espoir de bâtir un monde nouveau, une société sans classe, où il n’y aurait plus d’exploitation, de misère, cette féministe convaincue que les femmes, un jour, obtiendraient les mêmes droits que les autres, et qui fit preuve d’une énergie indomptable pour aboutir, tout en restant toujours dans l’ombre.
Léon Blum lui rendit hommage en ce sens dans le Populaire du 2 février 1946 :
« Suzanne est venue plusieurs fois me voir à la prison de Bourassol. Elle venait de cette maison de Lyon dont Georges et elle avaient fait un des centres actifs de la résistance, poste de commandement et lieu de refuge tout à la fois. Elle arrivait un peu accablée et essoufflée par la longue marche depuis Riom. Elle me tenait au courant de son travail, mais elle me cachait en partie les dangers auxquels elle s’exposait. Puis, à l’heure fixée, elle se levait, repartait pour l’aventure. »
Et plus loin :
« Chez cette femme exacte, laborieuse, méthodique, modeste jusqu’à l’extrême, une véritable héroïne s’est levée soudain. Dans la vie normale du parti, elle n’avait hésité devant aucune tâche, dans la lutte clandestine, elle n’a reculé devant aucun danger. »
Par Justinien Raymond, Chantal Dossin, Claude Pennetier
ŒUVRE : Les Répercussions du travail féminin, brochure du Parti socialiste, Paris, Librairie Populaire, 1934.
SOURCES : La Lutte sociale de la Seine-et-Oise, organe de la Fédération socialiste révolutionnaire de Seine-et-Oise et des cantons de Noisy-le-Sec et de Pantin, 30 novembre 1907-16 septembre 1911. — La Femme socialiste, 1er avril 1914. — Compte rendu de congrès. — Louis Lévy, Vieilles histoires socialistes, op. cit. p. 6. — Andrée Marty-Capgras. « Une belle figure du socialisme : Suzanne Buisson » in Almanach du Populaire, 1947, p. 68. — Le Populaire, 2 février 1946. — Les Rapports établis pour les congrès nationaux du PS, 1932, 1934 et 1939. — Souvenirs personnels. — Notes de Jacques Girault, de Louis Botella et de Julien Chuzeville. — Chantal Dossin, Elles étaient juives et résistantes. Convoi 76, Éditions Sutton, Tours, 2018.