Par Michel Dreyfus, Nicole Racine
Née le 26 février 1870 à Paris (XVIe arr.), morte le 3 août 1954 à Zürich (Suisse) ; fondatrice de « l’Office français du travail féminin à domicile » (1913) ; durant la Première Guerre mondiale, fondatrice du Comité intersyndical contre l’exploitation de la femme dont elle fut la secrétaire adjointe ; présidente de la section française du Comité international des femmes pour la paix permanente fondée en 1915 et secrétaire de la section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté ; secrétaire du Comité mondial de lutte contre la guerre et le fascisme.
Issue d’un milieu aisé (fille de Joseph Laforcade, jardinier en chef de la ville de Paris et de Denise Rosalie Maréchal), épouse d’un architecte paysagiste Gabrielle Duchêne participa au mouvement féministe avant 1914, luttant pour l’égalité politique des droits de la femme. Préoccupée par les problèmes du travail féminin et par la situation des ouvrières à domicile elle créa en 1908, « l’Entraide », coopérative de lingères dont le siège était situé 146, avenue Émile Zola (Paris XVe arr.). Elle prit rapidement conscience de l’insuffisance du travail coopératif et se dirigea vers le syndicalisme. Elle milita au syndicat de la chemiserie-lingerie et présida la « section Travail » du Conseil national des femmes françaises. En 1913, elle fonda l’« Office français du travail féminin à domicile » dont le but était de lutter contre l’exploitation du travail des femmes ; l’Office avait son siège social dans un modeste local, 32 rue Fondary (Paris XVe arr.). Durant la guerre G. Duchêne devint secrétaire adjointe du Comité intersyndical d’action contre l’exploitation de la femme qui se réunissait depuis décembre 1915. Elle luttait pour l’égalité des salaires et pour l’adoption du principe du minimum légal du salaire et publia divers ouvrages sur cette question.
Féministe et pacifiste, elle se rallia au Congrès international des femmes réuni à La Haye (avril 1915) à l’initiative de l’américaine Jane Addams et d’associations féministes d’Amérique et de Hollande. Elle adhéra au Comité international des femmes pour la paix permanente (CIFPP) fondé à la suite du congrès de La Haye. Dès mai 1915, G. Duchêne fondait et présidait la petite section française du Comité international des femmes pour la paix permanente ; avec elle se retrouvaient Jeanne Halbwachs, secrétaire générale, sa fille Suzanne Duchêne, secrétaire adjointe et Madame Morre-Lambelin, trésorière. Le siège social du Comité était situé au 32 rue Fondary (Paris XVe arr.).
« Il semble bien que Madame Duchêne n’ait obtenu de concours que dans son milieu, c’est-à-dire dans la classe bourgeoise intellectuelle. Toutefois, on a pu noter que quelques ouvrières avaient apposé leur signature au bas de l’une de ses lettres encourageant l’initiative de quelques femmes hollandaises » (rapport de police de décembre 1915). Cette même année 1915, fut votée la loi sur le minimum de salaire problème auquel G. Duchêne avait travaillé, étudiant les progrès de la législation effectués dans divers pays sur cette question. Elle publia aussi une brochure revendiquant un salaire égal pour un travail égal. La loi votée fut importante pour le développement des organisations syndicales de femmes en France. En novembre 1915, le petit groupe, auquel appartenait G. Duchêne, diffusa la brochure écrite par Michel Alexandre*, Un devoir urgent pour les femmes, publiée à « l’Émancipatrice », sans autorisation de la censure, envoyée par la poste à des membres féminins de l’enseignement et des postes. La brochure non signée, publiée sous l’égide du Comité international des femmes pour la paix permanente, déclencha le scandale dit des « femmes de la rue Fondary ». Le domicile de G. Duchêne, 10 quai Debilly (actuellement quai de New York) fut perquisitionné en décembre 1915 et de nombreux documents saisis et analysés. D’après un rapport de police du 10 mars 1916, le CIFPP comportait à ce moment, tant à Paris qu’en province, une centaine d’adhérents parmi lesquels Jeanne Halbwachs, Michel Alexandre*, Madeleine Rolland, Mme Filloux, Mlle Thévenet, Gabrielle Duchêne, Marthe Bigot, Rosmer ; mais à partir de cette date, la propagande du groupe se trouva presque complètement arrêtée et son recrutement tari. Les principaux membres du CIFPP adhérèrent à la Société d’études critiques et documentaires sur la guerre. G. Duchêne était en relations avec Romain Rolland* mais elle ne put obtenir un passeport pour lui rendre visite en Suisse que lors de l’été 1917, grâce à la protection de Malvy.
Après la Première Guerre, G. Duchêne fut secrétaire générale de la section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL) ; cette dernière organisation fut créée au congrès de Zürich en 1919 sur des bases wilsoniennes. G. Duchêne joua un rôle de premier plan tant dans l’organisation internationale que dans sa section française, participa à la plupart des congrès, comités exécutifs, fit de nombreuses tournées de conférences, etc. Elle publia une très grande quantité d’articles, entre autres dans la revue de la section française de la LIFPL, SOS (1929-1935) qui s’intitula ensuite jusqu’en 1939 : En Vigie.
L’activité de G. Duchêne ne se limita nullement au cadre de la LIFPL : elle participa activement à la campagne d’aide aux affamés de Russie qui fut menée de 1920 à 1923 (principalement en 1922) et fut membre du Comité international de secours à la Russie, créé sous l’égide de la Croix-Rouge ; elle se dépensa largement pour ce comité pour qui elle fit plusieurs tournées de conférences.
Elle fut également présente au Congrès international de la paix qui se tint du 10 au 15 décembre 1922 à La Haye sous les auspices de la Fédération syndicale internationale. Dans les années qui suivirent, elle fut en contact avec de nombreuses organisations pacifistes et participa à plusieurs manifestations pacifistes - en particulier la conférence organisée à Francfort du 4 au 6 janvier 1929 par la LIFPL sur Les méthodes modernes de guerre et la protection des populations civiles ainsi que la Conférence pour la réduction et la limitation des armements (Genève, 6 février 1932). Elle appartenait également à la Ligue des droits de l’Homme ainsi qu’à la section française du Secours rouge international depuis 1926.
Sympathisante de l’expérience soviétique, G. Duchêne fit partie, dès ses origines, de la Société des Amis de l’URSS constituée en août 1927 ; à la demande de la section féminine syndicale de la CGTU, elle fut déléguée aux fêtes du dixième anniversaire de la Révolution russe. Elle fut associée à la création du Cercle de la Russie neuve fondé en 1927-1928 qui regroupait des intellectuels favorables à la Révolution russe et désireux d’approfondir le marxisme. Citons parmi eux Mesdames J. Challaye, Séverine*, H. Hamon, Lara, de Saint-Prix, Andrée Viollis ainsi que René Arcos*, Edmond Autant, Bazalgette, Jean-Richard Bloch*, Félicien Challaye*, A. Crémieux, Édouard Dujardin*, Luc Durtain*, Firmin Gémier*, Augustin Hamon*, Francis Jourdain*, Georges Lapierre*, Charles Vildrac*. Le Cercle de la Russie neuve, connu surtout par sa commission scientifique, organisa de nombreuses conférences ; il se transforma au moment du Front populaire en Association pour l’étude de la civilisation soviétique avec Gabrielle Duchêne comme secrétaire générale. Celle-ci fit un voyage d’études en URSS en 1936 au nom de l’Association (cf. France-URSS, juin 1936). Elle participa aux « Journées françaises pour la paix et l’amitié avec l’URSS » qui se déroulèrent au grand amphithéâtre de la Sorbonne les 23 et 24 octobre 1937 en donnant une conférence sur « Le développement des Républiques fédérées ». Elle écrivait dans Russie d’aujourd’hui, revue mensuelle de l’« Association des Amis de l’Union soviétique » (cf. n° spécial, 1er mai 1937).
G. Duchêne fut également membre du comité exécutif de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale fondée au congrès de Bruxelles (10-15 février 1927) ; elle devait faire un rapport sur « La situation sociale politique et économique de la femme dans les domaines coloniaux et semi-coloniaux » avec Hélène Stocker lors du IIe congrès de cette organisation qui se tint à Francfort du 20 au 31 juillet 1929. D’après la correspondance existant dans ses archives, il apparaît cependant qu’elle ne se rendit pas à ce congrès, plus pour des raisons personnelles que malgré certains désaccords politiques.
G. Duchêne participa également au Congrès mondial contre la guerre qui se tint à Amsterdam les 27-28 août 1932 (cf. le compte rendu qu’elle en fit in SOS n° 12, 1932). Elle y lut une déclaration de Romain Rolland*. Dans le compte rendu qu’elle fit de ce congrès, elle y soulignait le fait que le « bureau (du congrès) montra à tout moment un grand souci d’impartialité dans le choix du Présidium » et le fait « qu’il existait une volonté collective de préserver le mouvement vers l’unité amorcé » ce qui expliquait sans doute « la facilité vraiment incroyable avec laquelle le congrès adopta sans discussions le Manifeste rédigé par Barbusse et qui, selon moi, prêtait à des critiques - critiques qui furent présentées en vain à la commission préparatoire par moi et par d’autres ». À la suite du Congrès d’Amsterdam fut formé un Comité de lutte contre la guerre impérialiste ; elle appartint au bureau de ce Comité. Elle appartint également au mouvement Front mondial, toujours créé à la suite du Congrès d’Amsterdam et prit position contre le mouvement Front commun créé par Gaston Bergery (cf. SOS, n° 15, 1933). L’on retrouve son nom l’année suivante parmi les premiers signataires du « Comité d’action antifasciste et de vigilance » créé le 12 mars 1934 à la suite des événements du 6 février. À partir de la même année, elle fut présidente du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme réuni à Paris (4-7 août 1934). Elle écrivait dans Clarté édité par le Comité mondial contre la guerre et le fascisme (mouvement Amsterdam-Pleyel) dont elle était l’une des quatre secrétaires. Compagnon de route du communisme au moment de l’antifascisme, elle figura dans de nombreuses manifestations unitaires de cette période. G. Duchêne participa au premier congrès du Rassemblement universel pour la paix (RUP) qui se tint à Bruxelles du 3 au 6 septembre 1936, où elle fut avec Miss Courtney le rapporteur devant le congrès de la commission féminine. Elle y intervint au nom du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme qui revendiquait alors l’appartenance de dix millions de femmes dans le monde entier ; de son côté la section française du Comité aurait eu en 1936 cent mille adhérentes (120 000 femmes, 500 000 avec les organisations adhérentes, 2 000 comités selon Gertrude Duby dans Femmes, n0 25, août 1936) et affirmait par la voix de Gabrielle Duchêne influencer six cent mille femmes.
Gabrielle Duchêne participa enfin à de très nombreux organismes d’aide aux prisonniers politiques ou antifascistes (Comité Thaelmann, Comité international pour la défense du peuple éthiopien, Comité international de coordination et d’information pour l’aide à l’Espagne républicaine, etc.).
Recherchée par la Gestapo en 1940, Gabrielle Duchêne dut alors quitter Paris et se réfugier dans le Midi sous un nom d’emprunt. Elle fut en contact avec la Résistance dans la région d’Aix-en-Provence mais dut quitter cette région à la suite d’une dénonciation. À partir de 1943, elle alla chez une amie, Claire Géniaux, à Milhars dans le Tarn ou elle vécut jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dès 1944, Gabrielle Duchêne reprit ses activités. En décembre 1944 elle appartenait au Comité d’initiative national de France-URSS. Elle fut à nouveau présidente de la section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté et ceci jusqu’à sa mort en août 1954. Elle participa au Ier congrès constitutif de la Fédération démocratique internationale des femmes et fut membre des « Combattants de la paix » du Conseil national du Mouvement de la paix, de l’Union des femmes françaises et d’autres organisations telles que le Secours populaire, France-URSS, France-Espagne, France-Viet-Nam, etc. Elle assista au congrès des peuples à Vienne en 1952 et reste donc jusqu’à sa mort « compagnon de route » du mouvement communiste international.
Gabrielle Duchêne a laissé des archives très importantes en volume et d’une richesse exceptionnelle qui témoignent de son activité internationale et nationale débordante pendant près d’un demi-siècle, en particulier dans les mouvements féministes et pacifistes. Ces archives (livres, brochures, journaux, dossiers, affiches) ont été transmises par sa fille Suzanne, épouse du docteur Alexandre Roubakine, à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) à Nanterre où l’on peut venir les consulter.
Par Michel Dreyfus, Nicole Racine
ŒUVRE : Le droit à la vie et le minimum de salaire, Villeneuve-Saint-Georges, Imprimerie coopérative ouvrière, 1917, 12 p. — L’Éducation en vue de la paix. Rapport présenté au premier congrès général de l’enfant, Genève, 1925, section III, question 16, document n° 145. — The famine in Europe. The facts and suggested remedies. Being a report of the international economic conference called by the Fight the Famine Council and held at Caxton Hall, Westminster, on the 4th, 5th and 6th of november 1919, by Lord Parmoor, Sir George Paish, Prof. Starling, Prof. L. Brentano, Mlle Melin, Mme Duchesne (sic), sir W. Beveridge, J. Maynard Keynes and others, London, The Swarthmore Press, 1920, 126 p. — La femme en URSS, Courbevoie, la Cootypographie, 1934, 20 p. (Documents de la Conférence mondiale des femmes n° 2). — Por un mundo de paz ! Por la vida de nuestros hijos ! Por nuestros derechos ! Paris, Imp. H. Giraud, 1953, 24 p. — Les progrès de la législation sur le minimum de salaire avec la traduction des derniers textes législatifs des États-Unis, Paris, Marcel Rivière, 1918, 198 p. — Russie, Extrême-Orient, colonies d’Asie, par Albert Thomas, Panaït Istrati*, Alexandre Kerensky, Marius Moutet, Gabrielle Duchêne, Paris, Comité national d’études sociales et politiques, 1929, 32 p. — Le travail à domicile. Ses misères, ses dangers. Les moyens d’y remédier, Paris, Office français du travail à domicile, 1914, 16 p.
Préface aux ouvrages suivants : Les méthodes modernes de guerre et la protection des populations civiles, avec une déclaration du professeur P. Langevin, Paris, Marcel Rivière, 1929, 244 p. — Confiance en Hitler ? Autour d’une interview de M. Jean Goy, Paris, Comité mondial des femmes, s.d., 32 p. — La famille et le mariage en URSS, Paris, Éditions France-URSS, s.d., 20 p. — Guerre, War, Krieg, Paris, Comité mondial des femmes, s.d., 16 p.
Collaboration aux journaux cités dans la biographie.
SOURCES : Arch. Nat. F7/13371, F7/12962., F7/13 574. — Arch. PPo. Classement provisoire 295 et 304. — État civil. — Henriette Sauret : « Madame Duchêne ou la bourgeoise impossible », La Vague, 29 mai 1919. — La Voix des femmes, revue féministe indépendante, 13e année, n° 396, 19 janvier 1931. — Archives Gabrielle Duchêne à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, Nanterre. — Gabrielle Duchêne 1870-1954. In memoriam, Paris, Ligue internationale de femmes pour la paix et la liberté, section française, 1954, 34 p. — Entretien avec Yvonne Sée, secrétaire de la section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, 5 novembre 1981. — M. Dreyfus, « Deux fonds intéressants pour les historiens de la BDIC de Nanterre » (il s’agit des fonds Max Lazard et Gabrielle Duchêne), Le Mouvement social, juillet-septembre 1981, n° 116. — Michel Dreyfus, « Le Parti communiste français et la lutte pour la paix à travers les organisations de masse (1936-1939) », Colloque « Le Parti communiste français de la fin de 1938 à la fin de 1941 », Paris, 14 et 15 octobre 1983. — P. Labérenne, « Le Cercle de la Russie neuve (1928-1936) et l’Association pour l’étude de la culture soviétique (1936-1939) », La Pensée, n° 205, juin 1979, p. 12 à 25. — Gabrielle Duchêne ou « la bourgeoisie impossible », mémoire de maîtrise, Université Nanterre, 1985, 184 p. — Sophie Cœuré, Rachel Mazuy, Cousu de fil rouge. Voyages des intellectuels français en Union soviétique, CNRS éditions, 2012.