Par Hervé Lemesle
Maitron patrimonial (2006-2024)
Née le 3 juillet 1903 à Prijedor (Autriche-Hongrie, Bosnie-Herzégovine actuelle), morte le 28 février 1989 à Belgrade (Yougoslavie, Serbie actuelle) ; couturière, employée puis infirmière ; émigrée en Allemagne, en Tchécoslovaquie puis en France, militante du Parti communiste ; volontaire en Espagne républicaine ; internée en France, résistante en Yougoslavie ; officier de l’Armée populaire yougoslave après la Libération.
Fille de Peter Pichler, Autrichien venu du Tyrol en Bosnie-Herzégovine dans les années 1890 pour travailler comme ouvrier agricole, et de Carolina Helk, Allemande issue d’une famille bourgeoise bavaroise, Lujza Pichler fit un apprentissage de couturière et émigra en 1922 en Allemagne, où elle trouva un emploi dans un jardin d’enfants. Elle gagna en 1929 Prague, où elle fut employée dans un salon de beauté et fit la connaissance d’un étudiant serbe originaire de Foča (Bosnie), Miron Demić dit Danilo Pavlović (1905-1936), arrêté et torturé à Zagreb en 1930 pour son activité communiste, et contraint de ce fait de s’exiler pour éviter une lourde peine de prison. Très actifs dans la dénonciation de la dictature du roi Alexandre Ier, Miron et Lujza Demić furent expulsés en 1932 de Tchécoslovaquie, Miron ayant dégradé le drapeau yougoslave – en déchirant les bandes bleue et blanche, ne laissant que le rouge – hissé sur le toit du collège Alexandre de Prague. Cette institution logeait les étudiants yougoslaves bénéficiant d’une bourse octroyée par le régime de Belgrade et dont certains venaient d’être expulsés pour leur opposition politique. Après ce coup d’éclat, le couple s’installa à Paris, Borka Demić travaillant dans une usine de chaussures, adhérant à la CGT et s’impliquant dans la société de chant des émigrés yougoslaves. Proche du PCF où son époux militait au sein du groupe de langue yougoslave, elle devint le courrier d’un des cadres du Parti communiste de Yougoslavie (KPJ) en exil, l’écrivain slovène Lovro Kuhar dit Prežihov Voranc (1893-1950). Paris étant devenu un centre névralgique pour l’envoi des volontaires en Espagne républicaine durant l’automne 1936, Miron et Borka Demić y partirent alors.
Miron Demić, arrivé début octobre 1936, fut affecté au bataillon Edgar André de la 11e BI et grièvement blessé sur le Pont des Français à Madrid dès le 10 novembre. Borka arriva le lendemain à Albacete et appris dans les jours suivants le décès de son époux dans un hôpital madrilène. La mort dans l’âme, elle rejoignit fin décembre Murcia, où elle devint infirmière en chef d’une salle de l’hôpital Pasionaria. Dans une interview publiée par le grand quotidien de Belgrade Politika en 1975, elle évoqua son regret de ne pas avoir été affectée dans une unité combattante et décrivit ainsi son travail : « Murcia était notre champ de bataille. Dans la salle 9, il y avait trente lits – des combattants de trente pays. Mais personne ne gémissait, même les blessés graves – dont certains avaient les deux jambes explosées, d’autres restés sans main ou sans yeux. C’étaient surtout des jeunes, certains n’avaient pas vingt ans ».
Elle servit ensuite à partir de novembre 1937 dans le centre de convalescence de Benicasim situé près de Castellón de la Plana au nord de Valence, puis devint en avril 1938 responsable du pavillon des tuberculeux à Moià au nord de Barcelone. Se remémorant avec émotion la volonté des blessés de retourner dans leur unité alors que les unités franquistes menaient une grande offensive en Aragon pour couper le territoire républicain en deux, elle déclarait : « Ils boitaient avec des béquilles, les mains et les jambes bandées, ils se tenaient en rang pour retourner au front. Notre hôpital ressemblait à un centre de recrutement. Avec quelle fierté les blessés portaient le drapeau dans les rues de Murcia. Ils chantaient dans toutes les langues, comme ils étaient fiers quand ils criaient : No pasarán ! ».
Tous les témoins – Liza Gavrić (1907-1974), Gusti Jirku (1892-1978), Braina Rudina (1902-1973), Kornelija Sende-Popović (1914-1941) – attestèrent sa grande considération pour les blessés et les malades, mais aussi son manque de formation politique ; elle milita dans la cellule du Parti communiste d’Espagne (PCE) de l’hôpital de Moià, mais la commission du Comité central ne lui donna pas la carte. Son mari avait été considéré comme proche des trotskistes à Paris et elle-même fut accusée de trotskisme par certains cadres yougoslaves en Espagne, ce qui joua certainement en sa défaveur. Restée en Catalogne, elle ressentit douloureusement la retraite des antifascistes vers la France : « C’était difficile. Le départ d’Espagne. Nous nous replions. Il fallait tout évacuer – les blessés graves, les combattants boiteux, les flacons de médicament, les orphelins espagnols… Sur le même chemin par lequel nous étions arrivés. Nous emmenions avec nous tellement de choses – l’amitié, les sacrifices, les espoirs … Oui, le plus dur a été la despedida. Tout le reste était une chanson ».
Borka Demić passa en février 1939 la frontière française avec un groupe de volontaires allemands malades mais pouvant marcher. Séparée des hommes, elle fut menée avec deux camarades dont Olga Dragić au Boulou (Pyrénées-Orientales), où elle fut enfermée avec d’autres femmes dans un hangar, où il y avait assez de paille pour faire une litière. Au bout de trois ou quatre jours, elle fut transférée en train jusqu’à Marseille, puis en autocar jusqu’à Saint-Zacharie (Var, au nord-est d’Aubagne), dans un beau bâtiment neuf construit par la CGT pour accueillir des enfants. Y logèrent des femmes espagnoles et quelques vieillards, de nombreux enfants et quelques jeunes hommes comme responsables. Les Espagnols dormaient au rez-de-chaussée et les internationaux à l’étage, avec une literie correcte : matelas, draps et couvertures. Fidèles à l’organisation ayant existé en Espagne républicaine, les femmes animèrent des cours politiques par groupes de langue avec quelques livres et revues, de couture, d’hygiène et d’alphabétisation, une école élémentaire pour les enfants, des fêtes pour les enfants et du théâtre le dimanche. À l’occasion de la Journée internationale des femmes le 8 mars, elles confectionnèrent des poupées et des cadeaux. Elles firent une grève de la faim pour protester contre le fait que le lait, les conserves, les œufs et le beurre destinés aux enfants n’étaient pas distribués. La direction diminua les rations en représailles, Borka Demić fut accusée d’être l’organisatrice de l’action, et les internationaux furent divisés en petits groupes et envoyés dans différents camps en juin-juillet 1939.
Borka Demić se retrouva ainsi avec quelques Espagnoles et de nombreux jeunes enfants dans un hameau au sud de Draguignan (Var), dans une écurie sans porte ni fenêtre, sans WC, avec un point d’eau à une demi-heure de marche. Protestant contre ces conditions indignes, des Espagnoles furent renvoyées en Espagne ou punies, mais le groupe fut déplacé dans un grenier puis une petite maison avec une chambre, améliorant l’ordinaire en volant des figues et du raisin aux alentours et en prenant contact avec l’épouse d’un avocat membre du Comité d’aide aux réfugiés espagnols. Borka Demić parvint ainsi à trouver du travail comme couturière pour mieux se nourrir et se loger en ville, et à réorganiser avec Dobrila Mezić une structure militante utilisant quelques bulletins en français, en allemand et en serbo-croate, correspondant avec les hommes internés à Gurs (Basses-Pyrénées, Pyrénées-Atlantiques), recevant des colis pour les enfants envoyés par des syndicats néerlandais et américains.
Borka Demić fut embauchée en 1940 dans un centre d’accueil d’enfants espagnols à Marseille, d’où elle rentra en Yougoslavie à bord d’un navire débarquant à Split le 24 septembre 1940. Elle ne fut à ce moment pas inquiétée, car elle n’était pas enregistrée comme volontaire en Espagne et les autorités la considéraient comme une « femme au foyer ». Elle s’impliqua dans les activités du KPJ à Jajce (Bosnie) mais fut arrêtée et expulsée du pays fin 1940 ; le cadre du parti Đuro Pucar (1899-1979) l’envoya alors clandestinement à Belgrade, où elle milita dans la cellule de l’hôpital d’État. Elle n’hésita pas à rejoindre la Résistance après l’occupation et le démembrement du pays en avril 1941 : « Renaître encore une fois, se battre de nouveau pour les idéaux de ma jeunesse. Rien n’a été difficile, et je n’ai jamais rien regretté ».
Elle rallia en septembre 1941 les partisans de Tito en Serbie occidentale, devenant l’infirmière de la 2e compagnie du détachement de Posavina, commandé par un autre vétéran de la guerre d’Espagne, le serbe Koča Popović (1908-1992).
Elle suivit dès lors les déplacements de l’état-major suprême des détachements de partisans de Yougoslavie (VŠ), contraint de quitter la ville d’Užice en novembre 1941 face à une puissante offensive allemande soutenue par les četnici de Draža Mihailović. Le VŠ se replia d’abord au sud-ouest de la Serbie dans la province du Sandžak, puis passa en Bosnie orientale en décembre 1941, se fixant pendant plusieurs mois dans la ville de Foča. Borka Demić intégra l’équipe chirurgicale mobile dirigée par un autre Španac [vétéran d’Espagne], Đuro Mešterović (1908-1990), qui avait été le chef de la section chirurgicale de la villa Rosa Luxemburg à Benicasim puis de celle de l’hôpital de Moià. Cette équipe mobile, créée à l’initiative du Španac Gojko Nikoliš (1911-1995) qui était alors le chef du service sanitaire du VŠ, s’inspirait des pratiques mises en place par le service de santé international en Espagne, visant à prendre en charge le plus rapidement possible les blessés pour leur prodiguer les soins nécessaires dans les meilleurs délais. Borka Demić rédigea d’ailleurs un article sur les mesures à prendre vis-à-vis des blessés, qui fut publié en avril 1942 dans le premier numéro de la revue Partizanski sanitet [Le service de santé des partisans]. Suite à une nouvelle offensive ennemie contre Foča, Tito décida de transférer le VŠ et les brigades prolétariennes en Bosnie occidentale ; cette « Longue Marche » dura de juin à novembre 1942, quand le VŠ s’établit à Bihać. Alors que le VŠ repartit fin janvier 1943 vers le Monténégro, Borka Demić resta en Bosnie occidentale, devenant le rapporteur sanitaire de la 12e brigade de choc d’abord, puis de la 27e division en 1944.
À la Libération, Borka Demić resta dans l’Armée des peuples de Yougoslavie (JNA) en tant que vice-directrice du ravitaillement de la section sanitaire jusqu’à son départ à la retraite en 1956 avec le grade de lieutenant-colonel. Elle ne refit pas sa vie, mais vécut à Belgrade avec son frère Ivan qu’elle avait retrouvé en 1945 après des années de séparation – ils ne s’étaient pas revus depuis l’enterrement de leur mère en 1931 à Jajce – et qui, contrairement à elle couverte d’honneurs et de médailles, connut bien des déboires après la guerre. Ivan Pichler dit Hans (1901-1981), boucher de formation, arrivé en Espagne fin 1937, soldat puis cuisinier dans le bataillon Đaković de la 129e BI, adhérent du PCE en 1938, interné à Saint-Cyprien, à Gurs puis au Vernet, partisan en Banija (une des anciennes marches militaires de Croatie) en août 1941, commandant d’une compagnie de partisans allemands en août 1943 puis intendant dans le 6e corps en février 1944 en Slavonie, membre de l’état-major de la 3e armée début 1945, employé au ministère des Affaires étrangères à la Libération puis directeur d’hôtels en Bosnie, fut condamné par deux fois en 1947 et 1955 pour ne pas avoir déclaré à temps des employés. Dans son autobiographie rédigée en 1958, il se déclarait épuisé d’avoir eu à lutter contre ses « défauts » : porter un nom allemand, avoir un complexe de « petit bourgeois » et mener une vie « dissolue », car il avait eu un fils hors mariage en Bosnie avant l’Espagne. Son itinéraire montre bien la difficulté de volontaires pourtant d’un dévouement extrême à faire face aux exigences drastiques de la norme partisane stalinienne puis titiste.
Maitron patrimonial (2006-2024)
Par Hervé Lemesle
SOURCES : Archives de l’Etat de Croatie (HDA, Zagreb), 1360.4.114, rapport de la police de Split du 1er octobre 1940. – RGASPI (Moscou), 545.6.1530, caractéristiques n°822 (Danilo Pavlović) du 19 mai 1941, n°846 (Lujza Pihler) et 847 (Ivan Pihler) du 26 mai 1941. – Archives de Yougoslavie (AJ, Belgrade), 724.Šp.VIII-D22, questionnaire sans date de Borka Demić ; Šp.VIII-P13 questionnaire et autobiographie d’Ivan Pihler du 20 mars 1958 ; Šp.X2/19 témoignage sur les camps en France avec Olga Dragić, sans date. – Adela Bohunicki, « Španska poznanstva u Pragu » [Connaissances espagnoles à Prague], in Čedo Kapor, Španija 1936-1939 [L’Espagne], Belgrade, Vojno-izdavačko zavoda, 1971, vol.1, pp.410-418. – Slobodanka Ast, « Naše Španjolke 1936-1939. 2. Htele smo na front » [Nos Espagnoles. Nous voulions aller au front], Politika, 8 mars 1975. – Gojko Nikoliš, Korijen, stablo, pavetina (memoari) [Les racines, le tronc, le lierre (mémoires)], Zagreb, Sveučilišna naklada Liber, 1981. – Nail Redžić, Telmanovci. Zapisi o njemačkoj partizanskoj četi ‘Ernest Telman’ [Notes sur la compagnie de partisans allemande « Ernst Thälmann »], Belgrade, Narodna armija, 1984, en ligne. – Anija Omanić, « Žene učesnice u Španskom ratu sa područja bivše Jugolavije » [Les femmes des territoires de l’ancienne Yougoslavie engagées dans la guerre d’Espagne] in Č. Kapor, Za mir i progres u svijetu [Pour la paix et le progrès dans le monde], Sarajevo, SUBNOR BiH, 1999, p.135. – Lazar Udovički, Španija moje mladosti. Pismo mojoj deci [L’Espagne de ma jeunesse. Lettre à mes enfants], Belgrade, Čigoja štampa, 1997. – Avgust Lešnik et Ksenja Vidmar Horvat, « The Spanish Female Volunteers from Yugoslavia as Example of Solidarity in a Transnational Context », The International Newsletter of Communist Studies, vol. XX/XXI (2014/2015), n°27-28, p.46. – Ingrid Schiborowski et Anita Kochnowski (éd.), Frauen und der spanische Krieg 1936-1939. Eine biografische Dokumentation, Berlin, Verlag am park, 2016, p.132, version actualisée en ligne. – Stevan Gužvica, “Books and Rifles: The Political Activity of Yugoslav Communist Students in Prague from 1927 until 1937”, Prague, Slovansky prehled, n°103/1 et 2, 2017, pp.65-103 et 343-373.