Par Bernard Comte
Maitron patrimonial (2006-2024)
Né le 23 décembre 1900 et mort le 27 juin 1986 à Lyon (Rhône) ; philosophe, professeur ; éducateur militant, représentant du personnalisme d’Esprit.
Né dans une famille de moyenne bourgeoisie catholique, fils d’un comptable, Jean Lacroix fut élève des collèges dominicain et jésuite de Lyon ; sa mère fut la secrétaire à Lyon de la Ligue des femmes françaises, catholique et patriote, puis de la Ligue féminine d’action catholique. Après des licences de droit et de lettres aux facultés catholiques, il passa à la philosophie, qu’il préférait, en soutenant à Grenoble un mémoire pour le diplôme d’études supérieures auprès du philosophe catholique Jacques Chevalier. Il prépara ensuite l’agrégation à la Sorbonne, tout en enseignant dans des institutions catholiques parisiennes. Deux fois admissible, il obtint un poste au collège public de Chalon-sur-Saône (1925) ; agrégé en 1927, il enseigna aux lycées de Lons-le-Saulnier (Jura), Bourg-en-Bresse (Ain), puis Dijon (Côte-d’Or) en 1931. Cette longue formation avait été handicapée par une timidité maladive qui l’empêchait d’exprimer en société une intense vie intérieure, intellectuelle et spirituelle, nourrie de lectures et d’intérêt pour la vie publique. Un mariage heureux en 1930 avec Marguerite Arthaud, dont il eut cinq enfants, et le succès de son enseignement lui permirent de surmonter définitivement ce trouble en associant constamment le débat d’idées à la rencontre des personnes.
Il avait fréquenté deux théologiens avancés, liés au philosophe Maurice Blondel, l’oratorien Lucien Laberthonnière à Paris et le jésuite Albert Valensin à Lyon qui le guidèrent dans la recherche d’une synthèse entre son catholicisme fervent et les courants de la pensée moderne avec lesquels il sympathisait, de Proudhon à Alain. Philosophiquement, c’était l’affirmation de la liberté de l’individu, de la capacité créatrice de l’esprit humain (la raison), de la recherche de la vérité par le dialogue ; civiquement, en disciple de Péguy, le sens de la liberté et de la justice, pour la démocratie politique, sociale et culturelle à réaliser contre le conservatisme des privilégiés, contre le capitalisme et le nationalisme. La rencontre d’Emmanuel Mounier* en 1928 fut, sur ces bases, le début d’un compagnonnage fraternel avec un cadet admiré et d’une collaboration constante autour de la revue Esprit et du mouvement personnaliste dès 1932.
Il trouva alors plusieurs lieux où s’exercer à faire pénétrer ces idées audacieuses dans le milieu catholique. Ce fut d’abord la « Chronique sociale » lyonnaise où il se lia aux philosophes Joseph Vialatoux et Victor Carlhian (qui accueillit ses premiers articles dans le bulletin Le Van) et la Société lyonnaise de philosophie où se retrouvaient laïcs et ecclésiastiques, puis le groupe des Davidées de Mademoiselle Silve, institutrices catholiques en école laïque, la Paroisse universitaire, des professeurs catholiques de l’enseignement public parmi lesquels il se situa à l’extrême gauche, et enfin les Semaines sociales en 1936, malgré leur opposition à Mounier qui les critiquait durement. Il publia son premier livre, Itinéraire spirituel (1937) dans les Cahiers de la nouvelle journée blondéliens, et collabora à la revue démocrate chrétienne Politique ainsi qu’à la Vie intellectuelle dominicaine où il prôna un christianisme réconcilié avec le monde moderne et participant aux débats intellectuels et politiques. Il s’engagea alors dans la campagne pour une « école unique » qui abolirait la séparation entre les deux écoles – le secondaire où les privilégiés accèdent aux sources de la culture classique et le primaire, école du peuple dont le travail passe pour dénué de valeur culturelle. S’adressant à ses coreligionnaires, dans Esprit notamment, il les adjurait de renoncer à élaborer entre eux une politique chrétienne, pour se mêler aux incroyants de divers bords en vue de réaliser la « démocratie personnaliste », pluraliste et réformatrice, ouvertes aux valeurs spirituelles auxquelles les chrétiens sauraient rendre témoignage.
Nommé en 1937 à Lyon, en première supérieure au lycée du Parc, il y resta jusqu’à sa retraite (1968), apportant à des générations de khâgneux, outre une excellente préparation scolaire au concours, une double ouverture culturelle, vers les grandes questions traitées par les philosophies classiques et vers les nouvelles problématiques qu’il présenta plus tard dans Le Monde. Opposant à Munich, il collabora au Voltigeur, journal bimensuel créé par Mounier pour préparer ses amis au combat à venir contre Hitler. Après l’armistice, ils participèrent tous deux aux travaux de l’École des cadres d’Uriage, où on apprécia les exposés de Lacroix sur Patrie-Nation-État, sur le marxisme ou sur Péguy, âme inhabituée. Il collabora aussi, à Lyon, au journal Temps nouveau du gaulliste camouflé Stanislas Fumet et à Esprit replié – deux organes supprimés par le gouvernement en août 1941. Tandis que d’anciens élèves de sa khâgne, Gilbert Dru et Jean-Marie Domenach, devenus ses amis, animaient à la faculté des lettres la résistance à l’influence nazie et l’opposition au STO, il réunissait en privé des intellectuels et des militants amis pour des échanges libérés de la censure et de la propagande de Vichy. Dans les Cahiers du Témoignage chrétien clandestins de ses amis jésuites, il montra en juillet 1944 comment la France bientôt libérée devrait aider l’éclosion d’une Allemagne nouvelle, travailler à une fédération européenne et être médiatrice entre les deux blocs rivaux, soviétique et anglo-saxon.
Dans la France de la Libération, il devint vite un personnage en vue, à plusieurs titres. Connu comme résistant, il représentait avec Mounier le personnalisme, devenu un des grands courants de pensée qui attiraient la jeunesse intellectuelle, avec le communisme et l’existentialisme de Sartre ou de Camus. En philosophie, il remplit une fonction pédagogique à l’adresse du grand public avec le feuilleton philosophique que lui confia le directeur du Monde, Hubert Beuve-Méry*, son ami depuis Uriage. Pendant trente-six ans, il y fit la preuve, au-delà de l’objectivité requise, de son aptitude à comprendre et exprimer, comme de l’intérieur, la pensée des auteurs divers dont il présentait les ouvrages ; plusieurs le remercièrent d’avoir rendu compte de leur démarche mieux qu’ils n’auraient su le faire. Chargé en 1952 par les Presses universitaires de France de diriger une collection Initiation philosophique à l’usage des étudiants, il y publia plus de cent petits livres, entouré d’un comité de patronage qui associait, il en était fier, des membres des deux enseignements, public et privé catholique. Chrétien de gauche, pédagogue et homme de dialogue, il était très demandé dans les réunions catholiques : au sommet, dans la Paroisse universitaire où, avec l’amitié de l’aumônier national Pierre Dabosville, il orienta les Journées annuelles consacrées aux thèmes du « Travail » (Lyon, 1952) et de « L’école et la Nation » (Reims, 1962) ; au Centre catholique des intellectuels français, où il exposa « Le sens de l’athéisme moderne » (1953) ; aux Semaines sociales, avec « L’homme marxiste » (1947) ou « La famille » (1957) – ces trois dernières conférences soulevèrent de vives critiques pour des affirmations jugées par certains incompatibles avec la doctrine de l’Église. À la base aussi, sa réputation le faisait appeler pour éclairer des questions difficiles, dans des associations locales, des paroisses ou des associations de parents ou d’anciens élèves, et il acceptait généreusement de courir répéter pour ces publics modestes les conférences inaugurées devant des notables, avec le même succès – les éléments les plus ouverts et sensibles au questionnement ou aux défis de leurs amis incroyants appréciaient hautement les exposés dérangeants de Lacroix. À ces prestations s’ajoutèrent les tournées de conférences à l’étranger, d’abord en pays francophones, de la Belgique au Québec, puis en Europe, y compris la Pologne et la Hongrie communistes, et en Amérique latine.
Sur la politique, il écrivit souvent dans Esprit jusqu’à la mort de Mounier (1950). Il avait pris, dès la Libération, une position originale de proximité avec les communistes – non en compagnon de route soucieux de ne leur déplaire en rien, mais en allié décidé par raison à s’associer en toute indépendance à leur projet révolutionnaire, en comptant l’influencer sans hésiter à le critiquer. Il s’était prononcé, dans le numéro 1 de la revue en décembre 1944, pour un « Dépassement du communisme » : il demandait aux communistes de l’effectuer eux-mêmes en se subordonnant à l’œuvre collective de la nation, et ainsi de « sauver ce qu’il y a de plus authentique dans le communisme même ». Il plaida en 1946 pour la construction d’un socialisme humaniste et pluraliste qui serait allié au PCF sans lui être soumis. Dans sa conclusion du numéro spécial de la revue sur le marxisme (mai 1948), il exprima l’ambition d’unir Marx et Proudhon, fût-ce « par référence à une plus haute spiritualité ». Ce n’était pas provocation, mais souci de faire admettre au partenaire qu’il ne peut décider seul. Effectivement, cette attitude jugée naïve ouvrait un dialogue durable, rude mais amical, avec des communistes sensibles à son refus radical, partagé par Mounier, de s’associer au camp de l’anticommunisme (son ancien élève Louis Althusser fut l’un d’eux). Avec son ami Henri Bartoli*, économiste grenoblois, il sut aussi être proche de militants ouvriers, chrétiens ou non (de la CGT ou du Mouvement de libération du peuple), qui avaient besoin d’un soutien intellectuel dans leurs luttes sociales avec les communistes sans s’inféoder à leur direction. Il resta dans ces engagements foncièrement démocrate, ce qui équivalait pour lui à l’homme du droit, c’est-à-dire de « la violence soumise à la raison par la médiation du cœur » – le cœur qui inspire le courage. Aussi fut-il déçu par l’échec des tentatives (1945-1970) de créer en France la grande force socialiste anticapitaliste et anticolonialiste qu’il souhaitait.
Ayant pris de la distance avec Esprit et la politique après 1956, il poursuivit son œuvre de philosophe avec de petits livres denses consacrés soit à un grand penseur (Kant, Spinoza), soit à un thème traité en associant l’observation psychologique et sociologique et la réflexion morale et politique, voire religieuse (la famille, le désir et les désirs, la culpabilité). Avec son savoir-faire professoral, il reliait les grandes questions de la philosophie classique à l’expérience quotidienne, appliquant et enseignant la « méthode de penser » qui lui était chère, pour une « pensée en acte » qui mène à conduire sa vie selon la raison au service de valeurs supérieures. Il en résuma le bilan en 1972 dans Le personnalisme comme anti-idéologie. Retraité, il poursuivit une active collaboration à deux institutions qui lui étaient chères. Pour l’Institut de science économique appliquée de son ami François Perroux*, il écrivit dans les Cahiers de l’ISEA et dirigea deux collections de « Recherches et dialogues » où la philosophie rencontrait l’économie et les autres sciences humaines. À la Société européenne de culture créée et animée à Venise depuis 1950 par le juriste antifasciste Umberto Campagnolo, avec la revue internationale Comprendre, il participa aux assemblées qui réunissaient des hommes de culture de toutes nationalités et convictions attachés aux valeurs universelles de liberté et de paix, y compris des communistes quand leurs chefs le leur permettaient. Lacroix était à l’aise dans cet espace de dialogue – son maître mot – par-dessus toutes les frontières. Il y participait en défenseur de la raison, chrétien par la foi et politiquement proche du marxisme, prêt à accueillir toute opinion, avant de la critiquer, avec la « sympathie méthodologique » qui amène chaque partenaire d’un dialogue à prendre le risque d’être non seulement enrichi, mais quelque peu transformé par le contact avec l’autre.
Cette capacité d’écoute pénétrante se traduisait dans les relations courantes par une bienveillance cordiale, dont l’humour n’excluait pas la vigilance critique, et une disponibilité généreuse à répondre aux appels, des lettres d’inconnus lecteurs du Monde aux rencontres avec les amis, collègues philosophes, intellectuels communistes ou autres, étudiants et militants qu’il accueillait dans sa maison de vacances de Lépin-le-Lac en Savoie. Ces qualités firent aussi le succès du groupe Esprit de Lyon, qu’il anima chez lui pendant trente ans, recevant des personnalités de passage, penseurs, artistes, politiques ou religieux, qui s’adressaient à un auditoire composite et vivant, chaque ami pouvant en amener d’autres et avoir la parole. Ce groupe informel, sans statuts ni procès-verbaux, fut à Lyon un lieu de rencontres et de maturation d’initiatives, notamment pendant la guerre d’Algérie où il contribua au lancement du Cercle Tocqueville, laboratoire de la nouvelle gauche socialiste.
Maitron patrimonial (2006-2024)
Par Bernard Comte
ŒUVRE : Personne et amour, Lyon, ELF, 1942, réédit. Le Seuil, 1955. – Vocation personnelle et tradition nationale, Bloud et Gay, 1942. – Le sens du dialogue, Neuchâtel, La Baconnière, 1944. – Marxisme, existentialisme, personnalisme. Présence de l’éternité dans le temps, PUF, 1949. – Histoire et mystère, Tournai, Casterman, 1962. – Le personnalisme comme anti-idéologie, PUF, 1972, etc.
SOURCES : Michel Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la cité (1930-1950), Le Seuil, 1996 . – Goulven Boudic, « Esprit » 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Éditions IMEC, 2005. – « Jean Lacroix. Témoignages et documents », Cahiers de l’Institut catholique de Lyon, 1988. – Bernard Comte, « Jean Lacroix dans les années 30 : militant et pédagogue », Bulletin des Amis d’E. Mounier, 96, décembre 2006, et « Jean Lacroix, philosophe en politique », Ibid., 98, mars 2009. – Bernard Comte, Jean-Marie Domenach, Christian et Denise Rendu, Gilbert Dru. Un chrétien résistant, Beauchesne, 1998. – Yann Mounier-Boutang, Louis Althusser. Une biographie I. La formation du mythe, Grasset, 1992.