ARMAND E. [JUIN Ernest, Lucien, dit]

Par Jean Maitron

Né le 26 mars 1872 à Paris (XIe arr.), mort le 19 février 1962 à Rouen (Seine-Maritime) ; anarchiste individualiste.

E. Armand
E. Armand
Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France (1880-1914), SUDEL, 1955.

E. Armand conta sa vie dans la revue L’Unique qu’il avait fondée en juin 1945 (trois articles, intitulés Rétrospective parus dans les numéros en date des 1er septembre-10 octobre 1950, 15 novembre-fin décembre 1950, et 20 mars-30 avril 1951). Jamais il ne fréquenta une école et c’est son frère qui se chargea de son instruction ; de huit à quinze ans, il dévora les classiques de la bibliothèque paternelle et, vers l’âge de treize ans, il apprit les langues modernes. « Quelle mémoire je possédais alors ! Trois mois me suffisaient pour assimiler l’un ou l’autre des idiomes en usage en Europe occidentale (je dis lire et comprendre et non écrire et parler). Je ne m’en tins pas là. Une fois conquises les six ou sept langues dont s’agit, je me tournai vers les langues orientales, vers la linguistique comparée ». Le dimanche, c’étaient de longues promenades avec son père. « Il n’est pas un coin de banlieue parisienne que nous n’ayons exploré dans un rayon de quatre à cinq lieues à compter des fortifications ». Son père avait pris part à la Commune « mais à quel titre, je n’ai jamais pu le savoir exactement. [...] Le socialisme, tel que l’entendait mon père, consistait en un humanitarisme, mêlé de libre-pensée et d’anticléricalisme ».

Puis des « revers de fortune » obligèrent E. Armand à travailler. Il connaissait la sténographie, il apprit à taper à la machine et entra chez un industriel de Belleville. Il avait alors dix-sept ans. Il gagnait six louis d’or par mois plus « une thune en argent ». Son salaire fut porté ensuite à 150 F.

La lecture du Nouveau Testament provoqua en lui une crise de conscience. E. Armand fréquenta les réunions de l’Armée du Salut, y adhéra et milita dans ses rangs de décembre 1889 à décembre 1897. « Je pense que [...] j’étais à l’affût d’autre chose, d’une nouvelle morale qui fût aussi une consolation. C’est alors que fortuitement je pris connaissance avec l’Armée du Salut [...] Dénoncée, poursuivie, vilipendée, ridiculisée, l’Armée du Salut se présentait mue par une sorte d’esprit révolutionnaire ». Quelle y fut son activité ? « Travail de bureau, notamment comme secrétaire de différents chefs de l’Armée du Salut, rédaction d’En Avant à Paris, du Cri de Guerre à Bâle, responsabilité de divers « postes » en province, etc... J’ai accompagné ceux dont j’étais le secrétaire en Angleterre où j’ai approché William Booth. J’ai avec eux parcouru la Suisse de Genève à Zurich, en passant par Lausanne, Neuchâtel, le Jura bernois, etc... etc... » Qui furent ses compagnons ? « tout bien réfléchi [...] je n’ai rencontré en somme parmi eux que de braves gens, convaincus, faisant passer leurs convictions avant les exigences de leur vie matérielle, confort, famille, etc. Et, au surplus désintéressement ».

Vers 1895-1896, E. Armand lut Les Temps Nouveaux, journal anarchiste fondé par Jean Grave en 1895, dont lui avait parlé Madame Bouny-Reclus, sœur d’Élie et d’Élisée Reclus, laquelle professait une sorte d’anarchisme chrétien. Vers la fin de 1897, il écrivit « sous la signature Franck ou Junius ou les deux réunies » quelques articles dans le journal anarchiste Le Libertaire de Sébastien Faure.

Enfin, en mai 1901, parut le premier numéro de L’Ère Nouvelle « tribune libre du prolétariat rédigée par des disciples du Christ », qu’E. Armand fonda avec Marie Kugel, sa compagne. Le journal se proposait comme but de répandre l’« Évangile intégral : spirituel, moral, social », mais, bientôt, il renonça à faire appel aux sentiments chrétiens pour réaliser son idéal d’une « Terre Nouvelle où la Justice habitera ». Dès 1903, L’Ère Nouvelle porta en sous-titre : « Revue d’émancipation intégrale et de communisme pratique » ; de novembre 1903 à décembre 1904, le journal fut « organe d’entente libertaire, revue d’émancipation intégrale, d’idéalisme pratique et de communisme appliqué ».

E. Armand vint aux Causeries populaires qu’en octobre 1902 Libertad, anarchiste individualiste, avait fondées dans un local, rue du Chevalier de la Barre à Montmartre. Lorulot, qu’il rencontra, le présente ainsi : « La première impression physique, produite par Armand, est plutôt défavorable, ou plutôt déconcertante. Il manque d’assurance. Il échappe volontiers à l’interlocuteur. On le sent distant, indifférent, réfractaire à tout ce qui ne vient pas de lui. Il ne se livre que rarement et jamais à fond. Il aime avant tout la critique, la dissociation des idées poussées à bout [...] Ses causeries sont des promenades, de libres promenades, des entretiens sans méthode et sans règle, à bâtons rompus — et ce n’est pas toujours sans charme, au contraire, bien que ces joutes philosophiques soient d’ordinaire peu à la portée d’un public de manuels un peu frustes. Armand s’exprime avec difficulté, sa voix est assez fluette, criarde, étranglée par moments [...] globe-trotter, qui s’en va de village en village pour exposer ses vues à de petits auditoires de quinze à vingt personnes et les rallier autour d’une Œuvre d’affranchissement personnel » (E. Armand, Son évolution, sa philosophie, son Œuvre. Cahier 11 de la revue Les Humbles, novembre 1921, par A. Lorulot).

Après avoir rompu un premier mariage, en février 1902 — la mère prenant en charge l’éducation des enfants — cf. E. Armand. Sa vie... op. cit., p. 17 — E. Armand vécut avec « une compagne selon son cœur », Marie Kugel ; mais celle-ci mourut en 1906. Cinq années plus tard, le 4 avril 1911, Armand épousa une institutrice, Denise Rougeault, qui l’aida dans ses travaux auxquels il put se consacrer sa vie durant sans avoir à se préoccuper d’un gagne-pain.

L’action anarchiste militante d’E. Armand durant quelque soixante-dix ans entraîna pour son auteur d’assez nombreuses condamnations que nous donnons ci-dessous dans la mesure où il nous est possible de les regrouper :
- arrêté le 6 août 1907, il fut condamné une première fois à cinq ans de prison, le 9 mai 1908, pour complicité d’émission de fausse monnaie ;
- arrêté le 16 octobre 1917 — une réforme temporaire avait été transformée en réforme définitive en 1915 —, il fut condamné le 5 janvier 1918, à cinq ans de prison pour complicité de désertion (mis en liberté provisoire en avril 1922) ;
- arrêté le 27 janvier 1940, il fut condamné le 16 avril suivant à trois mois de prison ;
- enfin, il fut interné dans différents camps durant seize mois au total : 16 mai 1940-3 septembre 1941.

L’idéologie qu’Armand s’efforça de répandre, par la presse avant tout et, parallèlement, devant de petits auditoires car il n’était pas orateur, est celle de l’anarchisme individualiste. Comme l’indique le titre d’un de ses périodiques, il fut un « en dehors », même en milieu anarchiste, et se prononça contre toute unification du mouvement, unification qui exhale, écrivait-il dans l’En-Dehors, en septembre 1926, « un relent chrétien ».

Si l’on veut en quelques mots définir les idées qu’il développa, on peut dire qu’elles s’ordonnent autour de deux préoccupations essentielles :
- les rapports de l’individualiste anarchiste avec la société. L’être humain est, pour Armand, l’origine, le fondement de l’humanité, et la société n’est que « le produit d’additions individuelles ». Aussi « l’unité humaine » ne doit-elle « jamais obligatoirement et à son insu se trouver dépossédée et sacrifiée au profit de l’ensemble social » (Encyclopédie anarchiste, article Armand). L’individu vivra isolé, en marge, ou s’associera, mais l’association sera volontaire. Dans ses écrits, Armand s’est efforcé de préciser ses conceptions à ce sujet et il porta grand intérêt, un temps du moins, aux « milieux libres » ou colonies anarchistes qui devaient permettre l’association sans aucune contrainte.

Les relations sexuelles auxquelles il attachait une importance essentielle. « Je pose ces thèses, écrivait-il à A. Colomer en décembre 1925, que la camaraderie amoureuse qui n’inclut pas les manifestations amoureuses est une camaraderie tronquée, que l’hospitalité d’où est absente le sexualisme est mutilé » ; et il précisait encore : « Un abonné de l’En-Dehors qui m’invite (en dehors des questions de propagande ou d’administration) n’a pas à s’étonner que je le prie d’exercer à mon égard une hospitalité complète ou alors il ne comprend pas ce qu’il lit » (archives personnelles).

E. Armand s’est lui-même défini par l’épitaphe qu’il se composa : « Il vécut, il se donna, il mourut inassouvi ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article10212, notice ARMAND E. [JUIN Ernest, Lucien, dit] par Jean Maitron, version mise en ligne le 10 octobre 2008, dernière modification le 1er avril 2022.

Par Jean Maitron

E. Armand
E. Armand
Jean Maitron, Histoire du mouvement anarchiste en France (1880-1914), SUDEL, 1955.

ŒUVRE : Hem Day a donné en trente pages, dans E. Armand, Sa vie, sa pensée, son Œuvre, Paris, 1964, une bibliographie que l’on peut estimer exhaustive. On consultera également, notamment en ce qui concerne les périodiques, Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste... op. cit. Citons dès maintenant :
* pour les périodiques que fit paraître Armand : L’Ère Nouvelle, 1901-1911. — Pendant la Mêlée (15 novembre 1915-15 janvier 1916 suivi Par-delà la Mêlée (janvier 1916-février 1918). Le n° 1 de Pendant la Mêlée valut à Armand une lettre d’André Gide et 10 F. (Arch. Nat. F7/13061). — L’En-Dehors 1922-1939. — L’Unique, 1945-1956.
* pour les ouvrages : L’Initiation individualiste anarchiste, 1923, 344 p. — La Révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse [1934], 342 p.

SOURCES : Archives Jean Maitron. — E. Armand, Sa vie, sa pensée, son Œuvre, La Ruche ouvrière, Paris, 1964. — Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste... op. cit.

ICONOGRAPHIE : Armand, Sa vie, sa pensée, son œuvre, op. cit.

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