Par Michel Dreyfus, Jean-Louis Panné
Né le 20 août 1902 à Livré-sur-Changeon (Ille-et-Vilaine), mort le 3 juillet 1988 à Paris ; correcteur d’imprimerie ; secrétaire des Amis de Monde (1930), puis animateur des groupes d’études et responsable de la revue Masses ; dirigeant de la Gauche révolutionnaire du Parti socialiste SFIO, puis du Parti socialiste ouvrier et paysan (1938) ; fondateur des Cahiers Spartacus (1936), devenus les éditions Spartacus.
Fils d’un artisan maçon « limousinant » et d’une brodeuse, René Lefeuvre fut le second d’une famille, républicaine et laïque, de six enfants. Après l’école primaire et le cours complémentaire, il devint apprenti-maçon « limousinant » avec son père et travailla, sous sa responsabilité, d’octobre 1918 à juillet 1928 avant de devenir commis d’entreprise dans une maison de granit et mosaïque. En 1934, sans travail, il devint, grâce à Marcel Body, correcteur d’imprimerie — profession qu’il exerça jusqu’à sa retraite en 1967 —, étant admis au syndicat CGT des correcteurs le 1er septembre 1945.
C’est au travers du Progrès civique que René Lefeuvre s’initia aux questions politiques, sympathisant avec la Révolution russe dont il suivit l’évolution, au cours de son service militaire (1922-1923), dans le Bulletin communiste de Boris Souvarine. En 1924, il adhéra au Grand-Orient (loge « Étienne Marcel ») mais s’éloigna de la Franc-maçonnerie dès la fin des années vingt. René Lefeuvre participa au groupe d’études du Capital de Lucien Laurat où il fit la connaissance de Boris Souvarine. Communisant, il participa aux Amis de Monde, né dans le sillage de l’hebdomadaire d’Henri Barbusse. En 1930, René Lefeuvre fut coopté au secrétariat des Amis de Monde, et devint responsable des groupes d’études organisés parallèlement au journal : études sociales et histoire du mouvement ouvrier avec Rossi (Angelo Tasca), économie politique, groupe artistique, groupe d’études architecturales et urbanistiques. Ce dernier groupe mit sur pied l’étude de projets, s’efforçant de prévoir les constructions nécessaires à tous les stades de la vie ; les projets furent exposés à un congrès international de l’enseignement moderne qui se tint à Nice en 1932. Les membres les plus actifs des groupes d’études souhaitaient que le résultat des études fût publié. Une revue fut donc créée : Masses (n° 1 en janvier 1933) dont le titre fut choisi en référence à la revue américaine New Masses. René Lefeuvre en fut le gérant et le rédacteur, mais aussi le modeste mécène, jusqu’en juillet 1934 (n° 19). À la revue, qui compta jusqu’à 700 abonnés, collaborèrent Jacques Soustelle sous le pseudonyme de Jean Duriez, Michel Leiris, Kurt Landau, Aimé Patri, Michel Collinet. Les soirées cinématographiques rencontrèrent également un grand succès. René Lefeuvre participa à la campagne pour la libération de Victor Serge et dès lors rompit avec Monde et le communisme de Henri Barbusse pour rejoindre le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine.
Le 6 février 1934, la participation des communistes à la manifestation des anciens combattants le choqua profondément. Il fut membre du Comité provisoire d’organisation de la conférence nationale contre la guerre qui se tint à Saint-Denis les 10 et 11 août 1935. Il prit contact avec Marceau Pivert et, entré à la 5e section du Parti socialiste SFIO, rejoignit la tendance de la Bataille socialiste jusqu’à la création de la Gauche révolutionnaire le 30 septembre 1935, au café Augé de la rue des Archives, avec Daniel Guérin, Boris Goldenberg et Marceau Pivert. René Lefeuvre apportait à la nouvelle tendance la revue qu’il avait fondée en décembre 1934 : Spartacus, « pour la culture révolutionnaire et l’action de masses », et le Groupe Spartacus, sensibilité luxemburgiste notamment active au sein des Jeunesses socialistes.
En octobre 1935, il lança une nouvelle série de Masses (« revue de culture et d’action socialiste ») dont le directeur était Marceau Pivert. Il y fit une large place aux analyses de Rosa Luxembourg ; sous une couverture différente et des articles plus spécifiques à la vie du parti, la revue servit d’organe de tendance à la Gauche révolutionnaire. Plus particulièrement intéressé par le syndicalisme, René Lefeuvre y tint une rubrique, dans laquelle il suivait les progrès de l’unification syndicale, notant, en particulier, l’apparition d’une nouvelle forme d’action : « Le mouvement lui-même cherche en tâtonnant de nouvelles formes d’action directe adaptées aux nécessités de la crise. Dans certains mouvements revendicatifs qui se sont produits en France, en Angleterre, en Belgique, en Hongrie, en Suisse, les ouvriers ont occupé pendant plusieurs jours les usines ou les mines » (Masses, n° 5/6, 25 février 1936). Lors du mouvement d’occupation de mai-juin 1936, René Lefeuvre approuva les positions de la Gauche révolutionnaire. Peu à peu, il prit ses distances avec le gouvernement socialiste de Léon Blum, surtout lorsque le ministre de l’Intérieur, Roger Salengro, intervint pour condamner les occupations d’usines. Il devint gérant du nouvel organe de la Gauche révolutionnaire : Juin 36, et le resta jusqu’en 1939. Cette fonction lui valut une condamnation, le 12 juillet 1939, à six mois de prison et 6 000 F. d’amende pour délit de presse. Il n’accomplit pas cette peine du fait de la déclaration de guerre. Les critiques de plus en plus acerbes de la GR envers le gouvernement socialiste poussèrent la direction du Parti à dissoudre la tendance. La scission ayant eu lieu au congrès de Royan (juillet 1938), René Lefeuvre appartint au Parti socialiste ouvrier et paysan immédiatement constitué. Tout en condamnant le « défaitisme révolutionnaire », il se démarqua de l’aile pacifiste du PSOP en proposant, avec Maurice Jaquier, le maintien de l’organisation dans une semi-clandestinité lors du déclenchement de la guerre.
Dès 1934, René Lefeuvre avait été en contact avec les exilés allemands du Sozialistische Arbeiter Partei (SAP) et en particulier Boris Goldenberg. Il les aida à publier Die Neue Front — dont il fut le gérant — ainsi que Das Banner der revolutionären Einheit, diffusés clandestinement en Allemagne nazie. Il fut également en relation avec les groupes révolutionnaires étrangers appartenant au socialisme « de gauche », liés ou proches du Bureau de Londres ainsi qu’en témoignent les nombreuses publications conservées dans ses archives. En août 1934, il avait publié sous forme de brochure le n° 15/16 de Masses consacré à la Commune de Berlin (1919). En octobre 1936, René Lefeuvre reprit l’idée sous le nom de Cahiers Spartacus dont le premier titre fut : « Seize fusillés. Où va la Révolution russe ? », dénonciation des procès de Moscou par Victor Serge, arrivé à Bruxelles en avril 1936. Ce fut le début d’une collaboration qui s’interrompit à la mort de V. Serge en 1947. En janvier 1939, René Lefeuvre relança Masses qui ne connut que trois numéros.
Mobilisé, René Lefeuvre fut fait prisonnier le 4 juin 1940 à Dunkerque et passa les cinq années de guerre en détention en Allemagne près de Hambourg. Libéré le 25 mai 1945 et rentré en France, il reprit son métier de correcteur, et adhéra à nouveau à la SFIO. Pendant une année, il fut secrétaire de rédaction au Populaire, avant de s’occuper des Éditions Liberté du Parti socialiste jusqu’en 1947. Il fit reparaître Masses (Socialisme et Liberté) de 1946 à 1948 (14 numéros) qui tira jusqu’à 3 000 exemplaires, puis reprit la série des « Cahiers Spartacus » jusqu’en 1949. Ne pouvant supporter financièrement le déficit de ses publications, il y renonça. De 1950 à 1953, il fut le gérant de la revue bimensuelle Informations et Ripostes, d’orientation résolument antistalinienne, publiée sous la responsabilité d’Henri Frenay. En 1955, il démissionna de la SFIO pour marquer son opposition à la politique poursuivie en Algérie. Jusqu’à sa retraite, René Lefeuvre eut peu d’activités politiques. Lorsqu’en 1967, il eut résorbé ses dettes, il décida de relancer la publication des Cahiers Spartacus qui à la suite des événements de Mai 1968 rencontrèrent un nouveau et large intérêt. En 1979, les éditions Spartacus présentaient un catalogue de plus d’une centaine de titres : Rosa Luxembourg et les critiques de gauche du bolchevisme (Anton Pannekoek, Karl Korsch), les classiques du marxisme et du socialisme (Jean Jaurès, Paul Lafargue), l’analyse du stalinisme (Anton Ciliga, Boris Souvarine, Otto Rühle), l’histoire des mouvements révolutionnaires (Maurice Dommanget, C. Talès), les luttes révolutionnaires contemporaines. En 1976, la parution de la revue Spartacus fut reprise jusqu’en 1979 (15 numéros parus). À partir de 1981, un collectif Les Amis de Spartacus assura, sous la direction de R. Lefeuvre, la poursuite de cette entreprise éditoriale originale. En 1975, René Lefeuvre céda ses archives à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (Nanterre).
Haïssant le « totalitarisme sous toutes ses formes, surtout rouge », René Lefeuvre se présentait comme « marqué de façon déterminante par les écrits de Rosa Luxembourg, sa doctrine (...) mais aussi son combat, son exemple, son internationalisme, son respect profond des individus et des masses prolétariennes ». Spontané et chaleureux, René Lefeuvre témoigna d’une grande fraternité envers ses amis et collaborateurs, attitude qui fit de lui un homme de dialogue entre les différentes écoles du socialisme révolutionnaire et des communismes d’opposition.
Julien Chuzeville lui a consacré un moyen métrage documentaire (40 mn) en 2008, sous le titre René Lefeuvre pour le socialisme et la liberté.
Par Michel Dreyfus, Jean-Louis Panné
ŒUVRE : La politique communiste, lignes et tournants, Paris, 1946, 46 p. — Plusieurs préfaces d’ouvrages parus aux éditions Spartacus. — Collaboration et gérance des revues citées. Gérance et secrétariat technique de la revue Ailleurs.
SOURCES : Fonds René Lefeuvre, La Contemporaine, inventaire en ligne. — Y. Blondeau, Le syndicat des correcteurs, Paris, 1973. — J. Rabaut, Tout est possible, Paris, Denoël, 1974 ; réédition Libertalia, 2018. — J.-P. Joubert, Révolutionnaires de la SFIO, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. — Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Paris, Maspero, 1970. — Témoignage de René Lefeuvre (mai 1979) et notes fournies en 1984. — Notes de Michel Brabant. — Notes de Guy Prévan. — Spartacus, une édition pas comme les autres, Paris, Spartacus, 1979, 64 p.— Entretien avec J.-L. Panné et T. Paquot (décembre 1980). — J.-L. Panné, « L’Affaire Victor Serge et la gauche française », Communisme, n° 5, 1984. — Serge Cosseron, « René Lefeuvre », la Revue des revues, n° 6, automne 1988. — Michel Dreyfus, Bureau de Londres ou IVe Internationale ; socialistes de gauche et trotskystes en Europe de 1933 à 1940, Thèse, EHESS, 1978, 418 p. — Julien Chuzeville, "René Lefeuvre, socialiste révolutionnaire", Gavroche, n°159, juillet-septembre 2009.