DERRÉ Émile [DERRÉ, Eugène, Marie, dit Émile]

Par Bernard Desmars

Né le 22 octobre 1867, à Paris (Seine), décédé en 1938 à Nice (Alpes-Maritimes) ; sculpteur, auteur de la statue de Fourier inaugurée en 1899, boulevard Clichy ; syndicaliste et sympathisant anarchiste.

Émile Derré était le fils d’un caissier et d’une lingère. Selon un article paru en 1901 dans Le Magasin pittoresque : ce n’est pas en passant par les écoles qu’il est devenu le jeune maître sculpteur "dont le talent s’affirme avec tant de grâce et d’originalité".

Sa contribution à la décoration de la salle de music-hall, le « Parisiana-Concert », ouverte en 1894, attira l’attention de la presse. Il travailla alors beaucoup sur le décor des façades d’immeubles, pour lesquelles il réalisa des chapiteaux et des bas-reliefs. Au salon de 1895, il obtint une mention honorable pour une œuvre intitulée Fragment en pierre d’un pilier de portail pour une ancienne abbaye, XVe siècle, présentée à l’Exposition universelle de 1900 sous le nom de L’Ame des vieilles pierres.

Cependant, syndicaliste, il était encore un artiste peu connu quand l’École sociétaire et la Chambre consultative des associations de production le choisirent pour réaliser la statue de Fourier. Derré a lui-même indiqué l’esprit dans lequel il a réalisé son œuvre : "M’inspirant du caractère doux et bon de Fourier […], j’ai représenté le philosophe vivant assis sur un banc. Dans son attitude j’ai mis de la bonhomie, dans sa figure je me suis efforcé de montrer cette bienveillance qui fut la qualité dominante de toute sa vie."

La statue en bronze est placée sur un socle en pierre blanche. L’ensemble du monument a quatre mètres de hauteur environ. Le long du piédestal courent des fleurs enguirlandées rappelant que Fourier fut un grand admirateur de la nature.

"Enfin, dans l’érection du monument, en dehors de ma part de besogne, tous les travaux ont été exécutées par des associations ouvrières, en souvenir du grand projet rêvé, mais non réalisé, par Fourier, de l’harmonie par le groupement des forces, des énergies et des volontés."

Cette œuvre, présentée au Salon en 1898, lui valut une médaille et une bourse de voyage qui lui permit d’effectuer un séjour à Rome ; elle fut installée boulevard de Clichy et inaugurée en juin 1899 en présence de disciples de Fourier, de militants coopératifs et de responsables municipaux.

Peu avant cette cérémonie, Derré participa au banquet du 7 avril 1899, célébrant l’anniversaire de la naissance de Fourier. Et en 1902, il réalise le buste du phalanstérien Moigneu, commandé par la Ligue française de l’enseignement et la Banque coopérative. L’inauguration eut lieu au cimetière du Montparnasse le 13 avril 1902, en présence de plusieurs membres de l’École sociétaire.

Cependant, Derré n’était pas fouriériste, mais proche des milieux anarchistes et en particulier de la revue Les Temps nouveaux de Jean Grave : il donna plusieurs articles à ce périodique. Il fit don aux Temps nouveaux des bustes de Louise Michel et d’Élisée Reclus. Au Jardin du Luxembourg, se touve le Chapiteau des Baisers, conçu par ce sculpteur en 1906 et dont deux personnages empruntent les traits à Élisée Reclus et à Louise Michel "Rêvé pour une Maison du Peuple", il exprime l’idéal d’un monde enfin réconcilié.

Il signa plusieurs pétitions en faveur de militants anarchistes condamnés au Japon et du graveur Fermin Sagristà, emprisonné en Espagne ; il réalisa la statue de Francisco Ferrer, présentée à la soirée organisée fin octobre 1909 en hommage au militant libre penseur et libertaire qui vient d’être exécuté en Espagne.

En 1911, Derré, qui ne semble plus avoir eu de contact avec les milieux fouriéristes depuis 1899 (l’inauguration de la statue de Fourier) ou 1902 (la réalisation du buste de Moigneu), envoie à Alhaiza, le directeur de La Rénovation, un article de Kropotkine paru dans Les Temps nouveaux, où il est question de Fourier de façon élogieuse ; Derré ajoute : « je pense que vous serez content de signaler aux lecteurs de La Rénovation cet hommage rendu à Fourier ». Mais Alhaiza, qui, depuis les environs de 1900, s’est rapproché des milieux xénophobes et antisémites, de l’Action française et du syndicalisme jaune, récuse toute proximité entre « le sociétarisme de Fourier » et l’anarchisme ; Kropotkine, répond-il à Derré, trahit la pensée de Fourier.

En 1900, Derré se maria civilement avec une ouvrière en broderie, Blanche Sidonie Chamberlin, fille d’un maçon et d’une couturière ; il en divorça en 1911. Dans cette première décennie du XXe siècle, sa notoriété s’élargit ; il fut régulièrement présent au Salon et son nom fut souvent mentionné dans la presse, et en particulier dans les revues spécialisées dans le domaine artistique.

Il continue à sculpter des bas-reliefs ; il est aussi l’auteur du Chapiteau des baisers, placé au jardin du Luxembourg, de La Petite fontaine des pauvres, du Tronc pour les filles-mères et de La Grotte d’amour ; il est aussi l’auteur des bustes de Zola (à Suresnes), de Louise Michel (à Levallois-Perret), de Duquesne (à Vert-le-Petit, alors en Seine-et-Oise, aujourd’hui dans l’Essonne), de Lamennais, d’Elisée Reclus, de Sully Prudhomme, d’Anne de Bretagne, de Tolstoï, outre ceux de Moigneu et de Ferrer, déjà mentionnés.

Au début du XXe siècle, il fut également associé aux activités du Collège d’esthétique moderne, très critique envers les formes académiques de l’enseignement artistique ; il participa en novembre 1901 à un « grand meeting […] contre l’enseignement officiel de l’art en France » [16] ; dans le cadre de ce Collège, il fit des conférences dont l’une, en mai 1901, porta sur « l’image dans l’édifice, sa portée sociale et éducatrice » [17] ; et il côtoya des écrivains et des artistes, dont plusieurs proches de Zola comme Octave Mirbeau, Maurice Le Blond, Saint-Georges de Bouhélier. Il participa d’ailleurs à plusieurs reprises au « pèlerinage de Médan » [18].

Il fut partisan d’un « art social » et rêva de voir certaines de ses œuvres placées dans une « Maison du peuple » (Le Chapiteau des baisers) ou dans un jardin populaire (La Petite fontaine des innocents) [19] ; il explicita ses convictions dans une « Tribune libre » publiée dans L’Aurore en 1907 ; critiquant l’École des beaux-arts, qui ne connaît que les modèle antiques, il considèra que « le retour au peuple en art était la meilleure méthode pour renouveler les formes de la sculpture » ; il reprocha aussi à l’Ecole des beaux-arts de vouloir former des artistes isolés du reste des travailleurs manuels, tandis que le sculpteur doit être avant tout un artisan.

Peu après la Première Guerre mondiale, il quitta Paris pour la région de Nice. Ses œuvres continuèrent à être exposées. Mais en 1924-1925, Réconciliation – Tu ne tueras point, qui représente un soldat français et un soldat allemand s’embrassant, sur les genoux d’une femme symbolisant l’humanité, suscite des réactions très hostiles. Cette œuvre fut refusée au Salon organisé au Grand Palais, qui expose cependant une autre sculpture de l’artiste, Le Retour, montrant la France serrant l’Alsace et la Lorraine dans ses bras. Sans doute vivait-il alors une période difficile ; son nom apparaît moins souvent dans les expositions ; et en 1928, le comité général de l’Union des syndicats confédérés de la région parisienne examine « la situation de l’artiste sculpteur Emile Derré dont les œuvres sont considérées comme revêtant un caractère subversif par le monde bourgeois, qui le méconnaît systématiquement malgré son talent » ; aussi, le comité, « considérant qu’Emile Derré a manifesté à maintes reprises son attachement à la classe ouvrière » décide de prendre contact avec le sculpteur pour « négocier avec lui l’achat d’une ou plusieurs de ses œuvres » [22]. Dans les années 1930, il est presque absent des revues et des manifestations artistiques. En avril 1938, il se suicide dans son domicile niçois, laissant plusieurs lettres dans lesquelles, selon Le Temps, il dit « son ennui de la vie » et règle les dispositions concernant ses obsèques .

Bernard Desmars

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article109656, notice DERRÉ Émile [DERRÉ, Eugène, Marie, dit Émile] par Bernard Desmars, version mise en ligne le 24 novembre 2010, dernière modification le 31 décembre 2018.

Par Bernard Desmars

SOURCES : Arch. Nat. F7/13015. — Le Peuple, 18 novembre 1924. — http://www.charlesfourier.fr/spip.php?article1255&var.

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