DUSSAC Paul, Léon, Alfred

Par Pierre Boiteau et Solofo Randrianja

Né le 15 octobre 1876 à Simféropol (Russie), mort le 12 mars 1938 à Paris ; avocat défenseur, journaliste, militant anti-colonialiste ; « Secrétaire général de la section française de l’Internationale communiste : Région de Madagascar » ; fondateur de l’Union des Coopérateurs malgaches.

Paul Dussac était ce qu’il était convenu d’appeler à l’époque un « fils de famille ». Du côté paternel, sa grand-mère était d’origine aristocratique, nièce du Comte de Villèle qui avait été ministre de Charles X. Son grand-père, Jean Dussac était docteur en Médecine. Du côté maternel, son grand-père Auguste Alory sortait de l’École centrale et dirigeait pour le compte d’un groupe financier français d’importantes mines d’argent dans l’Oural ; tandis que sa grand-mère était une riche héritière de Coulommiers (Seine-et-Marne). Cependant, son père Paul Dussac, docteur en Droit, était acquis aux idées républicaines. Compromis lors de la Commune de Paris, il partit pour la Russie et c’est là qu’il fit la connaissance de Mlle Alory qu’il épousa. C’est ainsi que Paul Dussac fils vit le jour en Crimée ; la famille vint d’ailleurs s’installer à l’île de La Réunion après l’amnistie aux Communards, alors qu’il n’était âgé que de quatre ans. Dussac père fut successivement avocat défenseur puis magistrat tant à La Réunion qu’à Nosy Be (Madagascar). Il fut même élu représentant de Nosy Be au conseil supérieur des Colonies. C’est aussi à Nosy Be qu’il trouva la mort lors de l’insurrection sakalava de 1898, et y fut enterré.

Le jeune Paul Dussac fit d’abord ses études à La Réunion et s’intéressa aux langues vivantes, puis fut envoyé en France où il obtint sa licence en Droit. Il se passionna pour l’affaire Dreyfus et adhéra à la Ligue des droits de l’Homme en 1907. Il s’intéressa très jeune à la politique et au journalisme. Élu à vingt-cinq ans conseiller général de La Réunion, héritier d’une exploitation de canne et d’une sucrerie, un brillant avenir de propriétaire semblait devoir être le sien. Mais dès son élection au conseil général, il entreprit de combattre plusieurs injustices criantes et les nombreux abus de l’administration coloniale. Fervent républicain, comme son père, il fit même arborer le drapeau tricolore un 14 juillet à la cheminée de sa sucrerie. Cette fois c’en était trop : il fut mis au ban de la « bonne société » réunionnaise et dut quitter l’île.

Il acheta alors une sucrerie plus modeste à Mayotte (Comores) et y exerça en outre son métier d’avocat ou « d’agent d’affaires » suivant le vocabulaire administratif de l’époque. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata en 1914, il demanda à partir pour la France comme simple soldat et connut pendant quatre ans la rude école des tranchées pour revenir en 1918 avec le grade d’adjudant. Son courage fut apprécié, mais il fit preuve de trop d’esprit critique pour être promu officier.

Lorsqu’il rentra à Mayotte, ce fut pour apprendre que le fisc avait fait saisir son domaine dont les impôts n’avaient pas été versés en son absence.

Dussac se fit alors attribuer deux petites concessions sur les terres que son père avait contribué à mettre en culture et où il est enterré. Et quand on lui demanda, conformément au règlement domanial, sous quel nom elles devaient être inscrites au cadastre, il déclara vouloir les appeler : « Soviet » et « Lénine », ce qui évidemment fit scandale. Il ouvrit un cabinet d’affaires qui prospéra rapidement, mais il vécut pauvrement, employant toutes ses ressources à développer ses concessions, conformément aux engagements qu’il avait pris lors de leur attribution provisoire. Il croyait encore pouvoir être à la fois un « bon colon » et un militant démocrate. Il devint correspondant de la Ligue des droits de l’Homme à Nosy Be et fut bientôt le défenseur attitré devant les tribunaux des petits colons dont beaucoup étaient d’origine réunionnaise, et des paysans malgaches.

En janvier 1925, il rencontra Jean Ralaimongo, la plus grande figure du mouvement national malgache, ancien combattant comme lui. Les deux hommes sympathisèrent immédiatement. Ralaimongo dirigeait alors un journal anticolonialiste, Le Libéré, imprimé en France. Il lui annonça la suppression du Libéré à Paris et son remplacement à Diégo-Suarez par l’Opinion.

Dussac promit à Ralaimongo de collaborer à ce nouveau journal qui devait dénoncer les spoliations dont sont victimes les paysans malgaches, les exactions de certains colons et fonctionnaires, et surtout le projet d’organisation d’un service du travail obligatoire : le SMOTIG.

L’Opinion de Diégo-Suarez connut un succès sans précédent. L’administration coloniale s’en émut et le gouverneur général Marcel Olivier promulgua un arrêté du 15 septembre 1927 réprimant : « la mise en vente, la distribution, ou l’exposition à Madagascar d’écrits, imprimés, ouvrages susceptibles de porter atteinte au respect de l’autorité française ». Et Ralaimongo fut condamné en vertu de ce texte à trois mois puis à un an de prison. Le Dr. Ravoahangy démissionna de son emploi dans l’Assistance médicale pour assurer à sa place la direction du journal, aidé d’un nommé Dufestin. Ils furent bientôt inculpés tous deux en vertu du même arrêté. Dussac vint à Diégo-Suarez assurer leur défense, mais le président du tribunal refusa de l’agréer comme défenseur. Il décida donc de s’occuper lui-même du journal pour suppléer ses amis emprisonnés ou accaparés par l’organisation de leur défense, et devint l’un de ses rédacteurs habituels. Il fut inculpé lui-même le 22 décembre 1928.

Alors commence pour Dussac, comme pour les patriotes malgaches ses amis, un cycle infernal de dénonciation-répression, qui durera jusqu’en 1936. En six ans, Dussac fut inculpé six fois pour délit de presse et passa quatre ans en prison. Sa femme mourut de misère physiologique, sa petite fille aussi, ses fils sous-alimentés, mal soignés, passèrent des mois à l’hôpital. Il en souffrit plus que de ses propres épreuves, mais n’abandonna pas la lutte.

Il dût abandonner Diégo-Suarez et le journal L’Opinion en 1928 pour venir à Tananarive assumer sa propre défense devant la Cour d’appel. Là il fut d’abord surtout influencé par les idées social-démocrates visant à l’assimilation de Madagascar qu’on voulait voir devenir une sorte de « province française » ou de « France australe ». Le Parti socialiste SFIO avait créé à Madagascar une Fédération régionale qu’il gérait absolument comme celle d’une province française. Son secrétaire était alors Abraham Razafy. Dussac fit sa connaissance et fonda avec lui le Réveil de Madagascar. Ce journal fit campagne pour la naturalisation en masse des Malgaches qu’il encourageait à demander la qualité de citoyens français. Mais les deux hommes avaient des points de vue fort différents et leur collaboration sera très éphémère. Sur ces entrefaites, Dussac fit la connaissance de deux militants communistes français : Édouard Planque et François Vittori*, en butte comme lui aux tracasseries policières. Ils décidèrent d’organiser avec A. Razafy et Ralaimongo pour la Pentecôte 1929, une conférence publique sur les droits des citoyens français. La conférence, d’abord autorisée devait avoir lieu au cinéma Rex à Analakely. Mais au dernier moment un commissaire ceint de son écharpe tricolore en interdit l’accès « aux indigènes ». Planque et Vittori prirent la parole pour stigmatiser cette discrimination. Quelques Malgaches qui avaient réussi à pénétrer dans la salle furent expulsés sans ménagement par la police. Une manifestation spontanée s’organisa aux cris répétés de : « Liberté ! », « Indépendance ! », « Madagascar aux Malgaches ! ». Elle tint la rue plusieurs heures durant se terminant devant les grilles du Gouvernement général, face aux sentinelles qui avaient mis baïonnette au canon.

Le 17 septembre 1929, Planque, Vittori, Dussac, Abraham Razafy, Jules Ranaivo et d’autres encore furent inculpés de « rébellion » et déférés devant la Cour criminelle. Le procès eut lieu du 30 décembre au 18 janvier 1930 ; il constitua en fait grâce à l’attitude des inculpés et des défenseurs la première mise en accusation publique du régime colonial à Madagascar. La Justice tenta de diviser les organisateurs en acquittant Dussac et Razafy qui étaient plutôt partisans de la « départementalisation », tandis qu’elle condamnait lourdement Planque, Vittori et ceux qui revendiquaient l’indépendance.

Dussac se solidarisa avec les condamnés. Avec Jules Ranaivo et Emmanuel Razafindrakoto il fonda un nouveau journal : L’Aurore Malgache qui allait devenir le fer de lance de la lutte pour l’indépendance. Rapidement emprisonné pour des condamnations antérieures, il n’en poursuivit pas moins sa collaboration au journal.

Bien que les peines de prison auxquelles il avait été condamné aient été purgées, Dussac fut maintenu en détention au titre de la contrainte par corps, car il n’avait pas les moyens de se libérer des lourdes amendes qui lui avaient été infligées de surcroît. La vindicte du gouverneur général s’étendit même aux coopératives de consommation que Dussac avait fondées (deux sur la côte Est et une à Tananarive). On les accabla d’impôts, leurs responsables furent arrêtés, de véritables rafles organisées à leur entrée afin d’effrayer ceux de leurs membres qui les fréquentaient encore. Néanmoins celle qu’il avait fondée à Tananarive et dont il était lui-même le président tiendra jusqu’à sa mort.

Dussac ne fut libéré qu’en 1935. Il fonda aussitôt un nouveau journal : La Nation Malgache auquel collabora Ralaimongo. Son premier numéro date du 25 octobre 1935 quelques semaines seulement après sa sortie de prison. Il était désormais convaincu de la nécessité pour le peuple malgache de recouvrer son indépendance. Mais il espérait moins à cet effet en l’action du peuple malgache lui-même qu’en celle des forces progressistes françaises. « La victoire du Front populaire, écrit-il à Ralaimongo encore emprisonné, ne fait pas de doute. Cela nous donnera un gouvernement propre en France et, espérons-le, un gouvernement honnête à Madagascar, qui balayera toute la pourriture officielle. » (Archives SOM, Paris : Madagascar c. 335 d. 885.)

Les premiers mois du gouvernement de Front populaire semblèrent justifier ces espoirs. Marius Moutet, ministre des Colonies, socialiste, intervint personnellement pour faire cesser les poursuites intentées à Dussac et libérer les patriotes malgaches ; il donna des instructions pour que le droit de réunion soit respecté sans discrimination. Le 26 août 1936, lorsque fut créé à Tananarive le « Comité du Front populaire », Dussac y fut désigné d’office. Il était précisément parti pour Majunga en vue d’accueillir son ami Ralaimongo à sa sortie de prison. Leur arrivée à Tananarive le 30 août 1936 fut un triomphe. Plus de 10 000 personnes se pressaient pour les acclamer. Pour la première fois des drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau étaient arborés publiquement à Tananarive.

Dussac avait en effet fondé le 11 août ce qu’il appelait la « Section française de l’Internationale communiste : Région de Madagascar ». Il avait choisi cette formule avant tout pour des raisons d’opportunité tactique ; le dépôt des statuts d’un parti politique était encore soumis à des préalables inadmissibles à Madagascar ; fonder une simple « Région de Madagascar » d’un parti français, comme l’avait fait la SFIO ne posait pas les mêmes problèmes. Dussac qui, en fait, n’avait jamais étudié ni les statuts du Parti communiste français, ni ceux de l’Internationale, ne se rendait même pas compte qu’il se plaçait en contradiction ouverte avec les principes fondamentaux de ces mouvements. Les divergences allaient s’accroître encore lorsqu’il fonda, sans accord préalable, le journal Le Prolétariat Malgache, diffusé hors de l’île et qui portait en sous-titre : « Organe de la section française de l’Internationale communiste ». L’IC venait justement de statuer sur le cas Dussac et de mettre le militant en demeure de changer le titre de son organisation ou de régulariser sa position. L’Humanité publia un bref communiqué précisant que le Prolétariat Malgache, contrairement à son sous-titre n’était pas un organe du PCF.

En avril 1937, Dussac fut mandaté par ses camarades malgaches pour aller demander des explications aux dirigeants du PCF et il fut reçu plusieurs fois par Deloche et Lozeray responsables du secteur colonial du PC mais l’entente ne put se faire. Dussac contacta alors les « Pivertistes » du Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) et le Parti communiste de Madagascar se transforma en Fédération malgache de ce Parti quelques mois après la mort de Dussac.

Épuisé par les années passées en prison, les tournées à travers Madagascar pour faire de la propagande en faveur de l’indépendance, pour soutenir le Front populaire, etc. Dussac tomba en pleine rue à Paris frappé d’une congestion cérébrale. Le docteur malgache Raherivelo tenta de le ramener à la vie à l’Hôpital Saint-Antoine mais en vain et il fut enterré au cimetière de Thiais (Seine).

Son fils Pierre, alors âgé de dix-neuf ans, élève au lycée Voltaire, reçut l’aide des « Amis de Paul Dussac » afin de pouvoir poursuivre ses études : La Révolution Prolétarienne lança une souscription parmi ses abonnés (cf. N° 271, 25 mai 1938, n° 273, 25 juin 1938, n° 276, 10 août 1938).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article111837, notice DUSSAC Paul, Léon, Alfred par Pierre Boiteau et Solofo Randrianja, version mise en ligne le 24 novembre 2010, dernière modification le 20 mars 2013.

Par Pierre Boiteau et Solofo Randrianja

SOURCES : Archives nationales malgaches (Tananarive) : B-729, B-456, B-925-926. — Collections des journaux L’Opinion, L’Aurore Malgache, La Nation Malgache, Le Prolétariat Malgache (dépouillées par Mme France Radaody-Rakotondravao). — Archives nationales françaises (Paris) SOM, Madagascar 364/993, 335/885, 330/856, 354/956 à 958, 359/980 (dépouillées par Mme France Radaody-Rakotondravao). — Archives Aix 6 (2) d. 72.
PUBLICATIONS : P. Boiteau, Contribution à l’histoire de la Nation malgache, Éd. Sociales, Paris, 1958, pp. 321-339. — J.-P. Domenichini, Jean Ralaimongo et l’origine du mouvement national malgache, DES d’Histoire, Paris, 1961. — E. Razafindrakoto Emmanuel, Ny Tari-dalana (« Ceux qui ont montré la voie ») Tome 1, 1968, pp. 11-20. Reproduit notamment la biographie de Dussac par Ribera-Lègue. — S. Randrianja, Dussac et le mouvement ouvrier malgache, Mémoire de Maîtrise, Paris VII, 1977-1978.

ICONOGRAPHIE : Les seuls portraits dont on dispose, publiés par la presse malgache, sont fort mauvais. Nous croyons cependant utile de les signaler : Tari-dalana, Tome 1 (1968), p. 11. — Le Prolétariat Malgache, 4e année, n° 118 du 8 avril 1938 (existe à la Bibl. Nat.).

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