ENGLER Victor, Jacques, Nicolas

Par Jean Maitron, Claude Pennetier

Né le 2 août 1884 à Nancy (Meurthe-et-Moselle), mort le 9 décembre 1935 au Grand-Quevilly (Seine-Inférieure) ; ouvrier verrier puis docker à Rouen ; secrétaire de l’Union locale unitaire de Rouen ; secrétaire de la Fédération nationale des Ports-et-Docks (CGTU) ; membre du Comité central du Parti communiste en 1926, puis, communiste oppositionnel partisan de l’unité et de l’indépendance syndicale.

Fils d’un cheminot de Nancy, Victor Engler écrivit dans Le Cri du Peuple du 2 septembre 1931 : « Je ne suis qu’un docker et je n’ai pas mon Certificat d’études. » Il avait nomadisé sur « le trimard » avant de se fixer, un peu avant sa vingtième année, à la Plaine-Saint-Denis (Seine) où il travailla comme apprenti verrier. Là, il milita dans un groupe anarchiste. Puis en 1908 (certaines sources donnent la date de 1903) il s’installa à Rouen (Seine-Inférieure), travailla comme mécanicien puis comme docker, et ouvrit un débit de boissons quai Cavalier de la Salle. Très vite son existence se confondit avec celle du syndicat des dockers. De grande taille (« près de deux mètres » dit un témoin !), bâti en force, coiffé d’une éternelle casquette, « le gros Victor » acquit une considérable popularité. La population ouvrière appréciait son sens de l’organisation, sa familiarité, son énergie et sa force : on racontait qu’en 1929, lors d’une manifestation, il avait désarçonné d’un coup d’épaule un policier à cheval. « Engler et ses dockers » ne faisaient qu’un.

Membre du Parti socialiste SFIO et dirigeant syndical des dockers, il avait animé avec Marcel Damiens le grand mouvement des travailleurs du port en février-mars 1920, comme secrétaire du comité de grève. Quelques mois plus tard, il fit entrer les dockers dans la grande grève de mai 1920. Élu secrétaire du syndicat le 12 mai après l’arrestation de Marcel Damiens, il dirigea alors seul le mouvement et donna l’ordre de la reprise du travail le 21 mai.

« Minoritaire » et créateur du Comité syndicaliste révolutionnaire de Rouen avec Delahaye, Engler soutint l’action de Basilaire et Darves-Bornoz, qui défendaient dans la Fédération socialiste de Seine-Inférieure l’adhésion à la IIIe Internationale. Aussi adhéra-t-il au Parti communiste après le congrès de Tours (décembre 1920). Il fut élu secrétaire de l’Union locale CGT le 27 mai 1921 et secrétaire adjoint de l’Union départementale lorsque l’une et l’autre passèrent sous le contrôle des minoritaires. Son syndicat le suivit à la CGTU en 1922. Il devint délégué fédéral permanent (CGTU) et déploya une grande activité dans le Nord et au Havre, où il amena les dockers à la CGTU malgré l’opposition de l’ancien secrétaire Louis François. Dans le même temps, il renforça l’Union locale de Rouen affaiblie par l’échec des grèves de mai 1920.

Tête de liste communiste à Rouen lors des élections municipales du 3 mai 1925 (2 181 voix), Victor Engler manifesta son désaccord avec la politique de la direction du PCF en signant, en octobre 1925, la lettre des 250. À la réunion du Bureau politique du Parti communiste du 28 janvier 1926, Jacques Doriot* qui revenait d’une visite en Seine-Inférieure, présenta Engler comme « un militant intelligent, très sympathique, ayant une grosse influence », un communiste qui faisait des critiques « dont certaines sont justes » (IMTh., bobine 149). Le BP du 17 février 1926 évoqua à nouveau son cas lié à celui de Germaine Goujon. Les participants les déclarèrent « très critiques » vis-à-vis du Parti et signalèrent les multiples demandes d’exclusion dont celle du comité régional de Basse-Seine. Le BP ratifia l’exclusion et décida de la rendre publique dans l’Humanité. Mais, l’Internationale communiste ne partageait pas cette fermeté. Il semble qu’elle intervint pour empêcher l’irréparable et renouer le dialogue avec « la droite » du Parti. D’ailleurs, Engler avait été convoqué à Moscou pour assister à la session élargie du Comité exécutif qui se réunissait du 15 février au 10 mars 1926. Il passa par Anvers, Hambourg — où il discuta de la participation des dockers français à un congrès international des ouvriers des transports — puis, à Moscou, intervint dans la discussion du rapport de Zinoviev. Thorez, présent, l’aurait violemment attaqué, le dénonçant comme diffuseur du Bulletin communiste (de Souvarine) et de la Révolution prolétarienne (de Monatte). À l’occasion de ce voyage, des contacts avaient été pris avec Brandler et Thalheimer. Engler restait cependant pour un grand nombre de dirigeants de l’Internationale communiste et du PCF un authentique représentant du prolétariat français. Ainsi, le Ve congrès national réuni à Lille du 20 au 26 juin 1926 l’élut au Comité central en précisant : « Pour le camarade Engler, sous réserve qu’il se prononcera sans réserve sur toutes les thèses et résolutions qui sont présentées par le congrès et n’adoptera pas la même attitude que celle de Caruel » (compte rendu, p. 618). Il participa avec Gaston Monmousseau* — membre du Parti communiste depuis un an — à plusieurs meetings, au cours desquels, il raconta son voyage en URSS, ses conversations avec Zinoviev. Pourtant, dès l’automne 1926, il se déclara en désaccord avec la direction du Parti communiste comme avec celle de la CGTU. Au Comité central du 13 janvier 1927, Pierre Semard* fit un long rapport sur Engler. Celui-ci était accusé d’avoir participé après le congrès de Lille à une réunion de fraction avec Boris Souvarine, or, le Parti attendait au contraire de lui une déclaration d’acceptation de la condamnation par le 7e Exécutif de Souvarine et de la Révolution prolétarienne. Semard proposa de lui retirer son mandat de membre du CC. Le 6 février 1927, au cours d’une réunion locale, il déclara qu’il avait été mis à l’écart par Gaston Monmousseau* et le bureau de la 19e Union régionale unitaire, pour ne s’être pas conformé aux consignes de la CGTU. Le n° 65 des Cahiers du Bolchevisme publié le 1er février 1927, annonçaient qu’une « Lettre à l’Internationale et aux membres du Parti », intitulée « Pour la démocratie ouvrière », avait été signée le 15 janvier 1927 par Boutin, Lucie Colliard, Delsol, Dionnet, Engler, Maurice Gautier, Germaine Goujon, Magdeleine Marx, Moses, Maurice Paz et Marcel Roy*. Le Bureau politique déclarait : « Les éléments de droite, sous couleur de « démocratie ouvrière » cherchent à y introduire [dans le Parti] la liberté des fractions » et, convoquait devant la Commission de contrôle politique Gautier, Engler, Germaine Goujon, Paz et Baranton. Engler fut exclu le 8 février 1927 avec Germaine Goujon dirigeante du syndicat du Textile de Rouen.

Cette sanction intervenait après une année d’hésitations que dénonça Gautier le 6 avril 1929 devant le congrès de Saint-Denis : « La région de la Basse-Seine eut à démasquer Engler et Germaine Goujon et à les réduire à l’impuissance, bien que la direction du parti les aient assez longtemps soutenus » (l’Humanité, 7 avril 1929).

Le 1er décembre 1927, il adressa, avec d’autres membres ou exclus du Parti, un télégramme au XVe congrès du Parti communiste bolchevique sur la question de l’Opposition russe. Il soutint dès sa création le groupe constitué autour de Maurice Paz, qui publiait Contre le Courant dont il devint le principal correspondant pour la région rouennaise.

Désormais, l’Union locale de Rouen dont il resta secrétaire jusqu’à sa mort, passa tout entière dans l’opposition. Élu secrétaire général à la propagande de la Fédération des Ports-et-Docks au congrès de Bordeaux en 1927, il dirigea la plupart des mouvements revendicatifs des ouvriers des ports français. Il ne négligea toutefois pas son propre syndicat et créa, en 1928, une association des membres honoraires de la corporation des dockers. Son organisation recueillit ainsi d’importantes sommes d’argent qui, ajoutées aux avoirs de la caisse syndicale, lui permit de conduire avec succès une grève d’un mois en juin 1928 ; les dockers obtinrent une somme de 2 francs par jour pour usure d’effets. En janvier 1929, le congrès fédéral de Marseille l’élut à l’unanimité secrétaire général de la Fédération des Ports-et-Docks en remplacement de Bour. Il prit à Rouen l’initiative de plusieurs mouvements de grève qui s’achevèrent avec succès (chez les traminots en particulier). Son autorité était telle que le bureau de la 19e Union régionale — d’ailleurs dirigé par son ami Victor Caruel — dut composer avec lui et tolérer son refus systématique de lancer les ouvriers rouennais dans les manifestations de caractère politique.

Partisan de l’unité syndicale, il rallia en 1929 la tendance de la Ligue syndicaliste. Le congrès fédéral de septembre 1929 fut l’occasion de très vives attaques de Bour, Engler et leurs amis, contre la direction de la CGTU à propos de la grève du 1er août contre la guerre que la Confédération avait tenté sans succès d’imposer par-dessus leur tête. Le même mois, Engler représenta la minorité n° 1, conduite par Maurice Chambelland, au Ve congrès national (Paris, 15-21 septembre 1929). Son nom apparut en novembre 1930, au bas de l’Appel des 22 pour « la reconstruction de l’unité syndicale ». En 1931, la direction de l’Internationale syndicale rouge (ISR) convoqua à Moscou les minoritaires les plus influents de la CGTU. Tous parvinrent à Moscou à l’exception des représentants de la Fédération unitaire de l’enseignement (Jean Aulas*, Maurice Dommanget, Gilbert Serret*, Jean Cornec*) qui, à Berlin, ne purent obtenir les faux papiers promis. Du 11 au 13 août, il participa à une réunion de la commission exécutive de l’Internationale syndicale rouge où, avec Rambaud des Cheminots, il défendit les thèses des minoritaires. Quelques jours avant, il avait déjeuné avec Losovsky, secrétaire de l’ISR, qui lui aurait déclaré lors de l’entretien privé qui suivit : « Comment toi, Engler, tu te permets une pareille tâche ? Intelligent comme tu es, reprends donc nos directives et travaille pour propager notre opinion dans toute la France. »

L’année suivante, avec l’arrivée de Rivière à la tête de la 19e Union régionale unitaire et l’apparition du chômage, Engler allait devoir combattre une violente opposition locale. Dans son propre syndicat les communistes le contestèrent. C’était l’époque où les réunions des dockers se tenaient sans chaises dans la salle en raison des possibles bagarres. Engler créa une caisse de secours aux chômeurs du port, mais refusa, semble-t-il, des subsides aux autres corporations. L’Union régionale en profita alors pour regrouper sous l’impulsion de Charles Tillon* les mécontents au sein d’un Comité de chômeurs. On reprocha à Engler de trop solliciter les subsides de la municipalité, de remercier trop ostensiblement les « bienfaiteurs » et, de ne pas prendre parti sur le problème du déchargement des navires arborant la Croix gammée.

Resté lié à La Révolution prolétarienne, Engler continua, après avoir perdu son secrétariat général, à participer à la vie nationale de la CGTU. Il intervint notamment au VIIe congrès (Paris, 23 au 29 septembre 1933) pour justifier son action dans la grève récente des bateliers (19 au 26 août) et pour prendre la défense de Victor Serge. Cependant son nom ne figure pas dans la liste des délégués. Engler rompit définitivement avec la CGTU au début de l’année 1934 et passa peu après à la CGT, avec la majorité de l’Union locale et du syndicat des dockers. Une lutte ouverte l’opposa alors directement aux unitaires, en particulier pour le contrôle de la Bourse du Travail où Germaine Goujon refusait la présence du nouveau syndicat CGTU des dockers.

Diabétique, il tomba gravement malade en novembre 1935 et mourut le 9 décembre. Quelques jours plus tard les délégués au congrès de fusion des UD CGT et CGTU décidaient de donner son nom à la grande salle de réunion de la Bourse du Travail.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article112103, notice ENGLER Victor, Jacques, Nicolas par Jean Maitron, Claude Pennetier, version mise en ligne le 24 novembre 2010, dernière modification le 5 août 2020.

Par Jean Maitron, Claude Pennetier

SOURCES : Arch. Nat. F7/13091, F7/13699, F7/13702. — Arch. Dép. Seine-Inférieure, 4 M P 2872. — Arch. Com. Rouen, 7 F 3, réunions syndicales 1926-1936, grèves 1926-1936. — IMTh., bobines 149, 202, 204, 209. — L’Humanité, 17 février 1927, 7 avril 1929 et 15 septembre 1929. — Cahiers du Bolchevisme, n° 65, 1er février 1927. — Dépêche de Rouen, 10 décembre 1935 et divers. — Le Réveil ouvrier, n° 37 et 38. — L’Exploité de la navigation. — Communiste de Normandie. — Contre le Courant, 20 novembre et 2 décembre 1927. — Le Cri du Peuple, 2 septembre 1931. — La Révolution prolétarienne, 25 décembre 1935 (article de Maurice Chambelland et discours d’Alfred Druaux). — Combat marxiste, n° 27, janvier 1936 (L. Laurat). — La Commune, 13 mars 1936. — J. Rabaut, Tout est possible, Paris, 1974. — Témoignage de Maurice Carrier et Colette Chambelland. — Renseignements recueillis par J.-M. Brahbant, Y. Lequin, M. Boivin et Jacques Girault.

ICONOGRAPHIE : La Révolution prolétarienne, 25 décembre 1935.

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