LACOSTE Robert, Alfred

Par Gilles Morin

Né le 5 juillet 1898 à Azerat (Dordogne), mort le 8 mars 1989 à Périgueux (Dordogne) ; secrétaire-adjoint de la Fédération des Fonctionnaires CGT (1930-1940), membre de la commission administrative de la CGT (1936-1940) membre fondateur de Libération-Nord, membre de la direction de Libération-Sud, conseiller général, député (1945-1958 et 1962-68), sénateur (1971-1979) et président du conseil général de la Dordogne (1949-1982), ministre (1945-1950), ministre résident puis ministre de l’Algérie (1956-1958).

Issu d’un milieu d’employés modestes, Robert Lacoste vit le jour le 5 juillet 1898, en Dordogne, à Azerat, petit bourg rural dont il devait être maire durant trente-huit ans. Son père, Constant Lacoste était inspecteur des chemins de fer ; il fut résistant et exécuté par les troupes allemandes.
Robert Lacoste fréquenta tout d’abord le lycée de Brive-la-Gaillarde puis les facultés bordelaise et parisienne. Après une première année de médecine à la faculté de Bordeaux, ses études furent provisoirement interrompues lorsqu’il fut appelé à l’armée en 1917. Il servit dans l’artillerie à Angoulême, puis passa six mois au front qui lui valurent la Croix du combattant.

A l’issue de la guerre, il s’orienta vers le droit, obtint sa licence et devint fonctionnaire après la mort de sa mère. Employé, à partir de décembre 1922, comme commis du trésor puis rédacteur principal de 2e classe à la Caisse des dépôts et consignations (puis sous-chef de bureau en 1930), il se révéla très vite un militant syndicaliste hors pair de la CGT, alors de tendance réformiste.

En 1926, année précédant le retour à la CGT de la puissante Fédération des Fonctionnaires restée autonome en 1921, son secrétaire général Charles Laurent remarque la personnalité de Robert Lacoste qui fut détaché au siège de la Fédération. De 1930 à 1940, il en fut un des secrétaires généraux-adjoints, permanents appointés par la Fédération générale. Collaborateur régulier puis rédacteur en chef de la Tribune des Fonctionnaires, qui joua un rôle important de pédagogie syndicale dans la fonction publique d’État, il fut un des principaux fondateurs de la Confédération générale pour la défense du Consommateur. Proche de Léon Jouhaux*, il joua un rôle de plus en plus important dans la confédération. Ainsi, au congrès du 24 au 27 septembre 1935, précédant la réunification du mouvement syndical français, il fut le rapporteur de la commission d’unité chargée d’exposer le résultat des négociations avec la CGTU et se rendit à Issy-les-Moulineaux proposer la motion confédérale à cette organisation. Tout en demeurant secrétaire-adjoint de la Fédération des Fonctionnaires, il entra à la Commission administrative de la CGT à partir du congrès d’unité réuni à Toulouse en mars 1936. Il s’y était montré réservé sur l’adhésion au programme du comité du Rassemblement populaire, préconisant de rester fidèle au plan de la CGT

Cette période de l’entre-deux-guerres fut déterminante dans la formation intellectuelle de Robert Lacoste. Syndicaliste réformiste, il était un adepte et un propagandiste des théories « planistes », inspirées par le socialiste belge Henri de Man. Ce mouvement s’efforçait d’aller « Au delà du marxisme ». Robert Lacoste s’exprimait dans la Tribune du Fonctionnaire et dans plusieurs revues « technocratiques » auxquelles il participait. Elles avaient en commun d’associer des syndicalistes, des personnalités du patronat et des intellectuels : l’État moderne, L’Homme réel, Les Nouveaux cahiers. Il appartint encore au Centre d’Études des Problèmes Humains de Jean Coutrot et écrivit dans l’Homme Nouveau. Collaborateur du Centre confédéral d’éducation ouvrière, il fit d’importantes interventions dans le cadre de l’Institut supérieur ouvrier dont il était l’un des piliers, lors d’entretiens de Pontigny et dans des conférences d’« X-Crise ». Léon Jouhaux le fit entrer au comité de rédaction de L’Atelier par le plan.

Réservé à l’égard de « l’ouvriérisme » de la CGT, il proposait une action dans l’État « en ordre pour sortir de la paix de l’ornière ». Les nationalisations devaient, selon lui, permettre l’exploitation des industries en fonction des besoins de la collectivité. Dans une conférence sur le syndicalisme et l’économie de l’Institut supérieur ouvrier, il annonçait la naissance d’un « véritable pouvoir réglementaire » syndical et prônait l’organisation collective de l’industrie comme conséquence de l’établissement des conventions collectives. « L’organisation de l’économie, écrivait-il, a toujours été l’ambition de notre syndicalisme » puis il ajoutait, c’est elle « qui nous mènera à la participation directe ou indirecte du syndicalisme à la direction de l’économie et nous fera aboutir au plan ». Il proposait donc une économie dirigée, avec comme instruments, le droit syndical, les conventions collectives, le Conseil national économique, les nationalisations — surtout celle du crédit —, et l’élaboration d’un plan économique. Le plan, écrivait-il encore en 1937 « se confond avec l’idée d’étapes et de progression » car il prévoit « un ensemble de mesures étroitement coordonnées, dépendant les unes des autres, selon un ordre rationnel, mais surtout il indique un point de départ et un point d’arrivée ». Il insistait aussi sur la nécessité de réformes de structure : « On ne peut pas obtenir d’avantages sociaux durables si on n’aménage pas l’économie de telle façon qu’elle puisse s’en accommoder et les supporter ». Certains de ses développements des années trente se retrouvent quasiment à l’identique dans ses discours sur l’Algérie après 1956, le terme « développement » remplaçant « plan ». Ses écrits manifestaient aussi des traits de son caractère, volontarisme, goût de l’ordre.

Au congrès CGT de Nantes, en novembre 1938, il se prononça contre les thèses soutenues par Belin, Delmas* et Dumoulin* et pris une position nettement antimunichoise. Refusant une vision pacifiste de la conférence comme « un maillon dans une chaîne de négociations ininterrompues », il considérait qu’en réalité « ce qui s’organise, ce sont les moyens matériels, économiques et politiques d’une hégémonie de l’Allemagne hitlérienne sur l’Europe » et « la lutte d’un pays immense contre l’idéologie démocratique ». Il craignait « une ère de barbarie, d’écrasement de la personne humaine et de violence entre les nations » et liait le sort des organisations ouvrières à celui des États démocratiques. Selon lui, les démocraties représentant « des traditions politiques et morales nécessaires à la civilisation » et des « possibilités d’émancipation humaine que la classe ouvrière doit priser au plus haut point et dont elle a impérieusement besoin ». Avec Laurent et Neumeyer, il se situait entre le courant communiste, ex-unitaire, et celui du journal Syndicats de Belin. Il aurait été attiré un temps par cette dernière tendance. Belin dans ses souvenirs racontait que Lacoste a été « fort alléché par l’idée de créer un hebdomadaire syndical libre » mais qu’il s’en était retiré immédiatement dès lors qu’il avait constaté que Delmas y collaborait.

Mobilisé de nouveau en septembre 1939, il connut une première expérience du pouvoir dans le cabinet du ministre de l’Armement Raoul Dautry, technicien qui se voulait apolitique et qui n’était pas parlementaire, puis comme chef de cabinet du socialiste François Blancho*, sous-secrétaire d’État à l’Armement du gouvernement Paul Reynaud (mars-juin 1940). Cette participation entrait dans le cadre de la politique de « présence » de la CGT. Jusqu’à cette date, il ne parait pas avoir été membre de la SFIO.

Robert Lacoste fut, après la défaite, un résistant de la première heure, actif et efficace. Après avoir rencontré Pierre Laval en compagnie de Robert Bothereau au nom d’une délégation de la CGT, pour « prendre le vent », selon Bothereau, il s’engagea dans la lutte contre la collaboration. Il fit partie des membres de l’état-major restreint de la CGT qui siégeait auprès de Jouhaux à Toulouse en août 1940 et qui déménagea à Sète jusqu’à la dissolution de la CGT et de la CFTC, le 9 novembre 1940. Contre les vues corporatives de Vichy, il fut un des initiateurs du regroupement des syndicalistes indépendants. Christian Pineau rapporte ainsi, dans ses mémoires, les buts de la création du Comité d’études économiques et syndicales, fondé moins d’une semaine après la dissolution des confédérations ouvrières et patronales, le 15 novembre 1940 : « Robert Lacoste et moi, dans un petit bureau de la Caisse des dépôts et consignations, avons décidé de nous engager, et d’engager les hommes du mouvement syndical qui voudront nous suivre, dans la voie de la résistance aux directives de Vichy. Il ne s’agissait pas encore de reconstituer la CGT dont les éléments sont dispersés ; nous n’aurions pas pour cela l’autorité suffisante, mais de rassembler sous le couvert d’un comité d’études, un noyau de camarades décidés à respecter et à rappeler à ceux qui ne le respectent plus les véritables principes du syndicalisme français. » L’opération a été un succès réel puisque le « Manifeste du syndicalisme français » fut ratifié par 12 leaders syndicaux de la CGT et de la CFTC. Peu après, certainement en décembre 1940, Lacoste participa à la création de Libération-Nord lors d’une réunion commune de syndicalistes et de socialistes qui fondaient par ailleurs le Comité d’action socialiste de la zone Nord.

Réintégré dans l’administration par suite de la dissolution des confédérations, Robert Lacoste fut nommé percepteur à Thonon-les-Bains (Haute-Savoie). Il entra en avril 1941 au Comité exécutif de Libération-Sud, comme un des représentants de Léon Jouhaux. En 1942, Jean Moulin le coopta, sous le nom de code de Secundus, au Comité général d’études comprenant « neuf sages », dont Paul Bastid (Primus), de Menthon (Tertius), Parodi (Quartius), Teitgen, Michel Debré et Courtin. Révoqué par Vichy, il était salarié de ce premier organisme central de la Résistance. A compétences simplement consultatives au départ, cet organisme était chargé de préparer l’administration de la France libérée. Lacoste, selon Michel Debré, participa plus particulièrement aux débats économiques et sociaux.

Robert Lacoste, qui avait refusé de rejoindre Londres comme l’avait fait Charles Laurent, fut nommé secrétaire général provisoire de la production industrielle (ordonnance du 19 mai 1944). Les membres de cet organisme clandestin étaient chargés d’assurer, auprès du délégué général d’Alger en France occupée, Alexandre Parodi, l’intérim des ministères. Il présida dans les semaines qui précédèrent la Libération, la réunion des secrétaires généraux des ministères économiques qui se réunissait fréquemment quai d’Anjou au domicile de son adjoint, Pierre Vallée, membre de la Cour des comptes. Ils se préoccupaient de limiter les destructions confiées à la Résistance par les alliés au strict nécessaire et de préparer dans la clandestinité la reconstitution et d’assurer la continuité des ministères. Le 17 avril 1944, il fut nommé délégué général adjoint du gouvernement d’Alger pour la France occupée, suppléant éventuel d’Alexandre Parodi. Il était par ailleurs membre du Comité directeur des Mouvements unis de la résistance. Il paya un lourd tribu pour son action patriotique. Par représailles, son père fut fusillé le 31 mars 1944. Son profond patriotisme sortit encore renforcé par la Seconde Guerre mondiale.

Durant la guerre, Robert Lacoste, qui avait adhéré au mouvement socialiste clandestin, s’était engagé définitivement dans l’action politique. Alors qu’il apparaissait, selon Georges Lefranc, comme un des successeurs possible de Léon Jouhaux déporté en Allemagne jusqu’en mai 1945, il abandonna définitivement le combat syndicaliste. Membre du Comité directeur du Mouvement de libération national (MLN) en 1944-1945, il choisit de rester à la SFIO et de ne pas participer à la création de l’UDSR. Les troupes allemandes chassées de Paris, l’ancien syndicaliste débuta sa longue carrière ministérielle dans l’équipe du général de Gaulle, comme ministre de la Production industrielle (4 septembre 1944-6 novembre 1945). Il fut ainsi, avec Pierre-Henri Teitgen, un des deux anciens secrétaires généraux promus ministres. Chargé du programme de nationalisations du CNR, il pratiqua un dirigisme limité, appelant à « guider l’esprit d’entreprise ». Il s’opposa aux réquisitions d’établissements et freina la mise sur pied de Conseils de gestion, même s’ils étaient fondés par certains de ses camarades de parti, comme Badiou à Toulouse ou Rougeron à Montluçon. Il s’opposa aussi aux Commissaires de la République, comme Raymond Aubrac, qui prenaient de telles initiatives dans leur secteur. Une circulaire du 22 septembre 1944 interdisait aux Hauts-fonctionnaires de réaliser des réquisitions d’entreprises. Il se prononça aussi pour de larges indemnisations des compagnies et des actionnaires. Il se contenta de transformer le nom des Comités d’organisation créés par Vichy en Offices professionnels auxquels les entrepreneurs participaient amplement. Ses conceptions réformistes et son souci de promouvoir les ententes patronales l’amenèrent à créer une commission consultative pour l’aide aux entreprises qui, par fusion avec la Commission de représentation patronale, donna naissance au CNPF en 1946. Son passé de syndicaliste facilita par ailleurs ses rapports avec la CGT dans le cadre de la « bataille de la production ». Il se distingua de la majorité de ses amis socialistes en appuyant René Pleven et René Mayer dans la controverse qui les opposa à Pierre Mendès France sur les questions économiques.

Après le départ du général de Gaulle en janvier 1946, en dépit de son admiration pour ce dernier qu’il continua à rencontrer à de multiples reprises, Robert Lacoste demeura l’un des piliers du nouveau régime. Il appartint à la plupart des cabinets des gouvernements tripartites et de la Troisième force, toujours en charge de ministères plus techniques que politiques : ministre de la Production industrielle dans les gouvernements Blum (17 décembre 1946- 22 janvier 1947) et Ramadier (22 janvier-11 août 1947), ministre de l’Industrie et du Commerce des cabinets Ramadier (11 août-24 novembre 1947), et des gouvernement Schuman, Marie, Queuille et Bidault (24 novembre 1947-7 février 1950). Il contribua à la réussite des nationalisations et de la bataille du charbon. En charge des mines et de l’électricité, il fut au premier rang de la lutte contre les grandes grèves soutenues par le PCF et la CGT en 1947-48, soutenant la répression et appuyant la scission syndicale qui conduisit à la création de la CGT-FO. Sa tentative de s’attaquer à l’absentéisme et au suremploi dans les mines en licenciant 10 % du personnel des houillères nationalisées a été à l’origine de la grande grève d’octobre 1948. Le mois précédent, son nom avait été prononcé à de multiples reprises comme éventuel président du Conseil (Journal d’Auriol, 1948).

Travailleur exceptionnel, Robert Lacoste se montra un député exemplaire aux Assemblées constituantes puis à l’Assemblée nationale dans les années 1945-1958, même si son activité parlementaire a été durant 5 ans limitée par ses attributions ministérielles. Dès la première Constituante, il appartient à la prestigieuse commission des finances et du contrôle budgétaire et à celle des affaires économiques, des douanes et des conventions commerciales. Il fut rapporteur du budget des travaux et équipements industriels. Dans la deuxième Constituante, il participa à la commission de la Constitution. De nouveau membre de la commission des finances de la première législative en novembre 1946, il déposa plus de 30 projets de lois portant sur l’industrie. Il retrouva ces fonctions durant la deuxième législature, alors que les socialistes entraient dans l’opposition. Il fut encore président de la commission de coordination chargées de l’étude des questions relatives à la Communauté européenne du charbon et de l’acier, désigné le 16 juillet 1953. Hors du Parlement, il était membre de la commission des comptes de la Nation et présida à partir de septembre 1951 le Conseil supérieur du gaz et de l’électricité.

Robert Lacoste assura sa position politique nationale en se constituant un véritable fief dans sa Dordogne natale : maire de son village (mai 1945 à 1983), conseiller général du canton de Thénon (1949 à 1982), il se transforma en véritable notable, confortablement réélu durant toute la Quatrième République. Ses succès personnels dans sa ville et son canton furent constants mais de plus en plus isolés, puisque les résultats de la SFIO aux législatives ne cessèrent de diminuer dans son département (de 34 % en 1945 à 16 % en 1956). Sa carrière locale culmina avec son mandat de président du conseil général de la Dordogne, fonction qu’il assuma durant trente-deux ans. Élu le 20 avril 1949, il mit ses compétences d’organisateur au service de la reconstruction puis de l’essor de son département. Il favorisa les investissements à long terme dans les infrastructures lourdes qui caractérisent la modernisation des Trente Glorieuses : électrification et adduction d’eau des campagnes, construction d’écoles maternelles, construction de routes pour désenclaver les petites communes mais aussi dans le développement du tourisme dans le Périgord. Il présida longtemps les offices départementaux des HLM et du Tourisme et la régie départementale du tourisme.

Robert Lacoste aimait l’affrontement politique sous toutes ses formes. Ses controverses avec les communistes, qui ne le ménageaient pas, sont longtemps restées célèbres dans son département. Les communistes l’accusaient notamment d’avoir, comme conseiller politique de La Nouvelle République du Centre, noué une alliance avec Yvon Delbos et des intérêts américains qui finançaient le journal et le qualifiaient « de flic » ou de « social fasciste » (cf., par exemple, « Un agent des banquiers », L’Écho du Centre du 16 juin 1951). Il le leur rendait bien, cultivant un art du franc-parler, voire de l’injure. Il n’hésitait pas plus à traiter les radicaux « d’imbéciles » dans des réunions publiques qu’à affronter personnellement ses adversaires : les Renseignements généraux le présentaient comme participant avec « efficacité » à une bagarre entre socialistes et poujadistes lors de la campagne électorale de 1956.

Parlementaire exemplaire, notable provincial, éloigné de la direction politique du parti à laquelle il ne participait pas, Robert Lacoste n’était aucunement un molletiste historique ou rallié. Blumiste en 1946, il ne rejoignit pas la nouvelle majorité, contrairement à ses anciens camarades de la CGT et de la Résistance, Christian Pineau* et Albert Gazier*. Ceux-ci, il est vrai, devinrent avec Gérard Jaquet* l’aile marchante du courant européen, alors que Lacoste, partisan de l’Union européenne sur le plan économique, se révéla un adversaire acharné de la Communauté européenne de défense. Il fut rapporteur de la motion minoritaire anticédiste au congrès socialiste de 1954. Adoptant des arguments essentiellement nationalistes et antigermaniques, après s’être fait désigner à la commission des Affaires étrangères, il appuya l’obstruction menée par son président Daniel Mayer, en 1954. Par ailleurs, en dehors du parti, il était un des organisateurs de tous les opposants. Léo Hamon* témoignait que de nombreuses réunions de députés anticédistes de divers partis se tenaient dans son bureau. Pierre Mendès France projetait de lui confier la Défense nationale, lorsqu’il proposa de prendre six ministres socialistes dans son gouvernement. Cette proposition contribua au refus de participation de la SFIO. Son nationalisme affirmé améliora encore ses bonnes relations avec une partie de la droite de l’Assemblée et ne fut certainement pas étranger à sa désignation comme vice-président de l’Assemblée nationale le 12 janvier 1955, et à sa réélection à ce poste le 25 janvier 1956.

Sa nomination à cinquante-sept ans, à un ministère d’une ampleur exceptionnelle où il cumulait les affaires économiques et financières et coiffait six secrétaires d’État, fut perçue comme l’aboutissement de la carrière d’un homme ayant toujours eu l’économie comme vocation. Mais il demeura à peine une semaine à ce poste. Après le 6 février 1956, par discipline, par amitié pour Guy Mollet* disait-il, par réflexe patriotique aussi, il accepta de devenir ministre résident et gouverneur général de l’Algérie pour succéder au général Catroux démissionnaire.

Robert Lacoste s’était peu intéressé à la colonisation jusqu’alors et surtout d’un point de vue technique. En 1938, réfléchissant sur « le libre accès aux matières premières et la redistribution des colonies », il proposait — dans le cadre d’ententes internationales s’occupant également des « régions de l’Europe économiquement arriérées »— d’envisager « la participation de l’Allemagne à l’exploitation ou à la mise en valeur de certaines zones du continent africain ». Le sort des populations africaines n’était pas évoqué, il s’en tenait aux aspects strictement économiques et politiques.

Installé à Alger, Robert Lacoste jugea prioritaire le maintien de l’ordre et ensuite la mise en place de réformes. Le 12 mars 1956, il se fit attribuer les pouvoirs spéciaux et peu après réclama et obtint le rappel des disponibles et l’envoi du contingent.

Les pouvoirs spéciaux lui permirent d’entreprendre des réformes administratives, économiques et sociales en faveur de la population musulmane. Il tenta de sortir l’Algérie de son sous-développement administratif et économique, d’épurer l’administration, de trouver des spécialistes qui ne soient pas liés à la tutelle des lobbies coloniaux, les « gros intérêts » disait-on alors, et surtout de réformer les structures territoriales par la création de nouveaux départements et la suppression des communes mixtes, etc. Il lança une réforme agraire, des mesures pour l’industrialisation du pays, augmenta les salaires, développa la scolarisation et les centres de soin et organisa la promotion accélérée des musulmans dans la fonction publique. Son désir réel de changer les structures l’amenait à se heurter aux « ultras » et à certains fonctionnaires de son ministère. Pourtant, contrairement aux décisions du congrès socialiste de Lille (juin-juillet 1956), il estimait ne pas pouvoir « se battre sur deux fronts » et il prenait ses distances avec le « triptyque » de Guy Mollet : « cessez-le-feu, élections libres, négociations ». Alors que les élections devaient désigner des interlocuteurs, il récusait par avance le FLN, qu’il accusait de vouloir fonder une « dictature rétrograde ». De plus, selon lui, le statut négocié devait, tout en affirmant la « personnalité algérienne », garantir le maintien des « liens indissolubles » avec la métropole.

Robert Lacoste ne voyait aucune contradiction entre son socialisme et son nationalisme. Il croyait dans la pérennité de l’Algérie française et faisait tout pour s’opposer à l’indépendance. Socialiste, il avait une haute idée de la mission de la France, consistant, selon lui, à fonder l’égalité de culture et de droit des Français et des Algériens, de « donner une chance » au peuple algérien. Dès l’été 1956, il incarna la « pacification » à outrance et la politique de force pour résoudre le conflit. Après avoir couvert le détournement de l’avion des dirigeants du FLN, initié en son absence par des militaires et par Max Lejeune, puis appuyé l’opération franco-anglaise de Suez, il s’opposa à toute idée de négociation et de retrait après l’ultimatum soviétique.

L’histoire a retenu surtout son rôle dans la répression et dans les atteintes aux libertés démocratiques et aux droits de l’homme. Après avoir, dès le mois de juin 1956, obtenu l’exécution de condamnés à mort afin de prouver sa détermination à l’adversaire, il attribua tous les pouvoirs aux militaires du général Massu lors de la « bataille d’Alger » engagée par le FLN en janvier 1957. Sa couverture des tortures et exactions commises par la police et par les forces armées devait fixer définitivement son image. Enfermé dans sa logique, il nia, puis minimisa, enfin justifia la répression contre les nationalistes, leurs alliés ou la population.

Du côté des Européens, fidèle au schéma, classique pour les socialistes, d’opposition entre deux extrémistes, il frappa conjointement les « libéraux » qu’il exécrait et méprisait et les ultras dont le conservatisme l’exaspérait mais qu’il devait ménager, compte tenu de leur influence dans la population. En Algérie comme en métropole, il demanda et obtint souvent la saisie des journaux qui critiquaient sa politique. Il dénonça les intellectuels qui condamnaient les exactions, ironisant sur les « intellectuels torturés » ou les « masochistes ».

Tribun populiste, Robert Lacoste fit face avec gloriole aux critiques. Il est difficile de ne pas rapprocher cette attitude de la description qu’il faisait dans les années trente du leader ouvrier. Son modèle de tribun était Lénine, « orateur moyen à la force de suggestion puissante ». Il écrivait : « La réforme du style de la politique socialiste doit comporter la rupture complète avec les traditions de la rhétorique parlementaire bourgeoise et la création d’un style prolétarien. Je n’entends nullement par là le parler grossier et inculte qui fut en faveur aux débuts du parlementarisme socialiste ; je pense plutôt à la façon directe, positive et dépouillée de dire ce que l’on pense et ce que l’on veut, qui correspond au mode de pensée de l’homme qui agit et qui hante les choses, par opposition au style fleuri, aux ornements idéologiques et aux clichés diplomatiques qui sont devenus pour la politique bourgeoise la façon traditionnelle d’exprimer, ou plutôt de voiler les choses. » De fait, il sut s’adapter à ses interlocuteurs, tenant des langages différents aux « petits blancs » d’Algérie, aux militants socialistes et aux parlementaires ou ministres, mais s’efforçant de ne pas dévier de sa ligne de maintien de l’Algérie française et des réformes. Ses colères homériques sont restées célèbres. Elles traduisaient l’ambiguïté de sa position car sa sincérité ne pouvait changer le rapport de forces et les logiques de la radicalisation des deux communautés. Les Algériens étaient de plus en plus nombreux à se rallier à la solution de l’indépendance, alors que les Européens, mêmes les « petits blancs », se retranchaient derrière la défense de leurs privilèges, gros ou petits.

Le vote d’une loi-cadre chargée de doter l’Algérie d’institutions modernes, conformes à son projet d’intégration, était au centre de son dispositif politique. Il présenta divers projets qui ne purent aboutir sous le gouvernement Guy Mollet, reprenant son ouvrage avec ses successeurs. Après la chute du gouvernement à direction socialiste en mai 1957, Robert Lacoste fut en effet nommé ministre de l’Algérie des gouvernements Bourgès-Maunoury et Gaillard. Le rejet de la loi-cadre fut à l’origine de la chute du cabinet Bourgès-Maunoury. Une version édulcorée, compromis entre le suffrage universel et la représentation de chaque communauté, fut approuvée par le parlement au début 1958, mais elle était déjà vidée de son contenu et de toute possibilité d’application réelle. La logique de guerre l’emportait totalement désormais en dépit de ses exhortations sur le « dernier quart d’heure ». Les militaires prenaient toujours plus d’initiatives, le pouvoir échappait au ministre de l’Algérie et, au delà de lui, à la Quatrième République. Persuadé que l’armée et les Européens n’accepteraient jamais un « abandon », en février 1958, il couvrit le bombardement par l’aviation française de la population civile d’un petit village tunisien frontalier, Sakhiet-Sidi-Youssef qui devait amener les Anglo-saxons à proposer leurs « bons offices ».

Mais désormais son parti l’abandonnait. Le Conseil national du 2 mai 1958 décida que les socialistes ne participeraient plus au gouvernement, ce qui était une façon élégante de lui faire quitter l’Algérie. Il s’emporta contre cette mesure et lorsqu’il quitta Alger, après avoir reçu le 8 mai 1958 la Croix de la valeur militaire, il dénonça un « Diên Biên Phu diplomatique ». Mais, mis dans l’obligation de choisir entre sa politique et son parti, il s’inclina. Il refusa de rompre avec la SFIO, malgré les exhortations de Bidault, puis d’appeler à la constitution d’un gouvernement de salut public, enfin de retourner à Alger après le 13 mai. Désormais sa carrière nationale était achevée et ses prises de positions publiques eurent peu d’écho. Le premier juin 1958, il vota pour le retour au pouvoir du général de Gaulle et en septembre pour la nouvelle Constitution. En dépit de son admiration pour le général, il se sépara de sa politique algérienne. Après avoir approuvé l’autodétermination, il opta pour la francisation et présenta en juin 1960 le manifeste de la « Gauche pour le maintien de l’Algérie dans la République ». Il participa par ailleurs aux colloques de Vincennes avec Jacques Soustelle et Georges Bidault et témoigna pour des accusés du procès des barricades. Consulté par les organisateurs du putsch d’Alger, il se proclama solidaire des Français d’Algérie, mais sans soutenir l’OAS.

Battu aux élections législatives de novembre 1958, il fut désigné comme président du Conseil supérieur de l’électricité et du gaz du 17 décembre 1958 au 14 mars 1966. De plus, il entra au Conseil économique et social le 4 juin 1959.

Après une brève traversée du désert, Robert Lacoste fut réélu député de la Dordogne de 1962 à 1968. Il appartint à de la commission des Finances, de l’économie générale et du plan, de 1962 à 1967, et à la commission des Affaires étrangères en 1967-1968. Mais il consacrait en fait toute son énergie à ses mandats locaux. Ainsi, il ne fit pas d’intervention publique au Parlement et ne présenta pas de proposition de loi durant toutes ces années. Battu aux élections de 1968 par la vague gaulliste, il entra au Sénat le 26 septembre 1971. Vice-président de la commission des Finances de 1971 à 1974, il renonça à son mandat en 1980.

Hostile au rapprochement avec les communistes sur le plan national, Robert Lacoste, bénéficia sans problème sur le plan local de leur désistement aux élections dès la fin des années 1960, et de leur appui dans le conseil général de Dordogne. Il suivit pourtant l’évolution impulsée par la majorité des socialiste, fut membre du Parti socialiste après 1971 et signa des appels électoraux en faveur des candidats d’Union de la Gauche. Sa santé (il subit l’ablation d’un rein) et surtout son passé contribuèrent à sa mise à l’écart des postes dirigeants du nouveau parti. Il demeura président du conseil général jusqu’en 1982, et maire d’Azérat jusqu’en 1983.

Il s’est éteint à quatre-vingt-dix ans à l’hôpital de Périgueux.

Robert Lacoste avait épousé, le 8 juillet 1924 (ou le 26), Marcelle Mahut qui resta sa compagne toute sa vie. Elle disparut avant lui, sans qu’ils eurent d’enfant. Aussi, à son décès, ses biens furent dispersés aux enchères et sa maison fut rachetée par la régie départementale du tourisme. Une partie de ses archives est conservée par les Archives départementales de la Dordogne.

Il était titulaire de nombreuses décorations, parmi lesquelles celles de la Croix du Combattant 1914-1918, de la Croix de guerre, de la Médaille de la Résistance avec rosette, et était Officier de la Légion d’honneur.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article115075, notice LACOSTE Robert, Alfred par Gilles Morin, version mise en ligne le 24 novembre 2010, dernière modification le 3 novembre 2017.

Par Gilles Morin

ŒUVRE : Robert Lacoste a écrit de nombreux articles dans la Tribune du (puis des) fonctionnaires et collaboré au Centre confédéral d’éducation ouvrière : Conférences de la IVe semaine d’Études, Lugano, 1er-8 août 1937 ; Compte-rendu de la Semaine d’Études, de Pontigny, 4-11 septembre 1937 ; Semaine d’Études, de Brunswik (Suède), 19-31 août 1938, Publications de l’Institut supérieur ouvrier, n° XXVI, XXVII et XXXII. Il écrivait encore dans l’Homme réel, l’atelier pour le plan, l’État moderne, l’homme moderne.

SOURCES : dossier biographique de l’AN et des archives de l’OURS — Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 33. — Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990 — Notice de Guy Pervillé in Dictionnaire historique de la vie politique française au XX° siècle, sous la direction de Jean-François Sirinelli, PUF, Paris, 1995. — Who’s-Who 1953 et 1990 — René Belin, Du secrétariat de la CGT au gouvernement de Vichy, éd. Albatros, Paris, 1978 — Brun Gérard, Technocrates et techniciens en France (1914-1945), éd. Albatros, Paris, 1985 — P. Buton et J-M. Guillon, Les pouvoirs en France à la Libération, éd. Belin, Paris, 1994 — Laurent Douzou, Libération Sud, édition Odile Jacob, 1995 — Michel Debré, Trois Républiques pour une France, Mémoires, t. 1, Albin Michel, Paris, 1984 — Hamon Léo, Vivre ses choix, éd. R. Laffont, Paris, 1991 — Jean-Pierre Le Crom, Syndicats nous voilà ! Vichy et le corporatisme, éd. de l’Atelier, 1995 — Christian Pineau , La simple vérité, 1940-1945, Paris, Éditions Phalanx, 1983 — Jeanne Siwek Pouydesseau, Le syndicalisme des fonctionnaires, jusqu’à la guerre froide, Presse Universitaire de Lille, 1989 et notes du 23 avril 1996.— Journal de la Dordogne, 8 mars 1985.

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