Par Jean-Pierre Besse
Né le 1er septembre 1906 à Adyaman (Arménie, Empire ottoman), fusillé le 21 février 1944 au Mont-Valérien, commune de Suresnes (Seine, Hauts-de-Seine) ; militant communiste de la Main-d’œuvre immigrée (MOI) ; commissaire militaire des FTP-MOI parisiens.
Depuis près de soixante-dix ans, le nom de Missak Manouchian revient à intervalles irréguliers au premier plan de l’actualité politique et culturelle avant de retomber pour quelque temps dans un semi-oubli.
De l’affiche placardée par les Allemands sur les murs de Paris en février 1944 au film de Robert Guédiguian L’Armée du crime (2009) ou au roman Missak de Didier Daeninckx, en passant par le poème de Louis Aragon (1956) chanté par Léo Ferré, ou encore le film de Mosco Boucault Des « terroristes » à la retraite en 1986, l’histoire de Missak Manouchian suscite récits hagiographiques ou polémiques.
Symbole des enjeux de la mémoire liés à la Résistance en général, à la résistance communiste en particulier et à la place des étrangers dans celles-ci, Manouchian et son groupe, expression forgée a posteriori, en dépit ou grâce à ces productions, ont acquis une image et une place de héros.
Missak Manouchian naquit dans ce qui était alors l’Empire ottoman, en Arménie, dans une famille de paysans. À neuf ans, il assista aux massacres perpétrés par les Turcs contre le peuple arménien. Il perdit sa famille dont il fut, avec son frère Karapet, un des seuls survivants. Ces massacres marquèrent profondément le jeune homme déjà élevé dans le souvenir des massacres précédents de la fin du XIXe siècle.
Recueilli avec son frère dans un orphelinat à Djounié, actuel Liban, dans une région placée alors sous protectorat français, il y subit l’influence de la culture française et développa un attachement profond pour ce pays qui lui apparaissait comme protecteur et bienfaiteur. En 1925, il débarqua à Marseille (Bouches-du-Rhône) et travailla quelque temps aux chantiers navals de La Seyne (Var) puis monta à Paris où il fut embauché comme tourneur chez Citroën. Son frère mourut en 1927, ce qui accentua son isolement. Il fut licencié au début de la crise des années 1930.
Missak Manouchian écrivait depuis son plus jeune âge des poèmes et pratiquait le sport, en particulier la gymnastique. Condamné au chômage, il se livra à ses activités artistiques et sportives tout en participant à la création, en juillet 1930, d’une revue littéraire, Tchank (L’effort), qui parut une année puis fut remplacée par Machagouyt (Culture). Il y publia les traductions de poèmes de Baudelaire, Verlaine et Victor Hugo et ses premiers écrits.
Marqué comme beaucoup d’immigrés par les événements de février 1934, il adhéra au Parti communiste et participa aux activités du groupe arménien rattaché à la MOI. Il devint le responsable en 1935 du journal Zangou (nom d’un fleuve arménien) publié sous l’autorité du HOC (Haïastani Oknoutian Komite ou comité de secours à l’Arménie, créé en 1921 à Erevan et dirigé par le docteur Kaldjian). Ce fut au sein de cette organisation qu’il fit la connaissance de Mélinée Assadourian qu’il épousa en février 1936. Après la dissolution du HOC en 1937, il sillonna la France pour constituer l’Union populaire franco-arménienne et regrouper tous les Arméniens de France favorables aux forces de gauche. Il fut, sans doute en raison de cette responsabilité, arrêté au début de la drôle de guerre à la suite de la dissolution des organisations proches du Parti communiste. Libéré, il fut intégré à l’armée et affecté dans une usine de la région rouennaise.
De retour à Paris en juin 1940, il reprit ses activités mais dans la clandestinité et fut une nouvelle fois arrêté en juin 1941. Interné au camp de Royallieu à Compiègne, il fut libéré au bout de quelques semaines. Chargé des Arméniens au sein de la MOI, il fut versé en février 1943 aux FTP-MOI, premier détachement, sous le pseudonyme de Georges et avec le matricule 10 300. Son romantisme, sa sensibilité qui s’exprimaient dans ses poèmes s’accommodaient mal du travail qu’il devait accomplir, en particulier lorsqu’il s’agissait de s’attaquer à des soldats allemands.
En juillet 1943, il remplaça Alik Neuer, qui venait d’être arrêté, comme responsable technique des FTP-MOI parisiens. Il était alors domicilié clandestinement rue Plaisance et disposait de plusieurs planques dont celle du 19 rue Au-Maire, où est apposée une plaque. Les actions menées par les FTP-MOI parisiens sous la direction de Boris Holban, responsable militaire, furent critiquées par la direction nationale du PCF et des Francs-tireurs et partisans (FTP). Boris Holban fut démis de ses fonctions en août 1943 et Missak Manouchian le remplaça comme responsable militaire des FTP-MOI de la région parisienne. À ce titre, il supervisa le 28 septembre 1943 l’attentat contre Julius Ritter, général SS chargé de recruter la main-d’œuvre française dans le cadre du Service du travail obligatoire (STO). Action préparée par Boris Holban et pour laquelle Missak Manouchian changea l’un des acteurs.
Mais dès le mois de septembre 1943, Missak Manouchian fut repéré par les Brigades spéciales 2 qui avaient déjà réalisé des séries d’arrestations en mars et juillet. Pour les policiers, dans les filatures, il devint Bourg et son domicile clandestin fut identifié. Le 16 novembre 1943 alors qu’il avait rendez-vous avec Joseph Epstein, interrégional FTP de la région parisienne, il fut arrêté, en même temps que ce dernier, à Évry-Petit Bourg (aujourd’hui Évry dans l’Essonne).
Torturé, il fut remis aux autorités allemandes avec vingt-deux de ses camarades. Un procès à grand spectacle fut organisé par les autorités allemandes et les vingt-trois inculpés furent tous condamnés à mort par le tribunal du Gross-Paris, rue Boissy-d’Anglas (VIIIe arr.) le 19 février 1944 et fusillés au Mont-Valérien le 21 février. L’abbé Franz Stock nota dans son journal du lundi 21 février : « Manouchian Missak, qui s’est confessé et a communié ».
Il a été inhumé au cimetière parisien d’Ivry-sur-Seine (Seine, Val-de-Marne) avec ses camarades.
Olga Bancic, la seule femme du groupe, condamnée à mort, fut déportée et exécutée à la prison de Stuttgart en mai 1944. La dernière lettre de Missak à sa femme Mélinée, écrite de la prison de Fresnes le 21 février, ne fut envoyée à la famille que le 28 novembre 1944.
Au moment du procès, les murs de Paris se couvrirent d’affiches rouges et noires. Les Allemands y dénonçaient « La libération par l’armée du crime » et présentaient Manouchian comme le chef d’un groupe de « terroristes étrangers communistes ».
Le Parti communiste, au lendemain de la Libération, ne mit presque jamais en avant l’action des FTP-MOI. En 1955, à l’occasion de l’inauguration d’une rue du groupe Manouchian dans le XXe arrondissement de Paris, il demanda à Louis Aragon d’écrire un poème, Strophes pour se souvenir, devenu l’Affiche rouge, œuvre qui acquit une grande notoriété lorsqu’elle fut mise en musique et interprétée par Léo Ferré en 1961, puis reprise par d’autres chanteurs et chanteuses.
En 1985, un film de Mosco Boucault, Des « terroristes à la retraite » relança la polémique sur le rôle du Parti communiste dans l’arrestation du groupe Manouchian.
Mélinée Manouchian accusa le Parti communiste d’avoir livré à la police son mari et ses camarades.
Le Testament écrit par Boris Holban et les archives infirment cette hypothèse qui est aujourd’hui abandonnée par les historiens.
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Dernière lettreMissak [Michel] Manouchian à sa femmePrison de Fresnes (Seine). Cette lettre n’a été envoyée à sa famille que le 28 novembre 1944.21 février 1944, FresnesMa Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,,Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. On va être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas, mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous ! J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et [d’]avoir un enfant pour mon honneur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu’un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires. je [les] lègue à toi et à ta soeur, et pour mes neveux.Après la guerre, tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’armée française de la Libération.Avec l’aide de mes amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs, si possible, à mes parents en Arménie. Je mourrai avec 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme. qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n’ai fait [de] mal à personne et, si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant au soleil et à la belle nature que j’ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et [à] ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien bien fort, ainsi que ta sœur et tous les amis q me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur.Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.Manouchian MichelP.-S. J’ai quinze mille francs dans la valise de la rue de Plaisance.Si tu peux les prendre, rends mes dettes et donne le reste à Armène.M.M.
Cette lettre n’a été envoyée à la famille que le 28 novembre 1944.
Par Jean-Pierre Besse
SOURCES : DAVCC, Caen, BVIII 5 (Notes Thomas Pouty). – F. Marcot (sous la dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, R. Laffont, 2006 (les contributions de Denis Peschanski sur les FTP-MOI et l’Affiche rouge). – Denis Peschanski, Des étrangers dans la Résistance, Éd. de l’Atelier/Musée de la Résistance nationale, 2002. – S. Courtois, D. Peschanski, A. Rayski, Le Sang de l’étranger. Les immigrés de la MOI dans la Résistance, Paris, Fayard, 1989. – DBMOF, notice Manouchian par Stéphane Courtois. – Arch. Nat. Z6 196/2427 et Z6 82/1260 (procès-verbal d’arrestation). – Rapport de synthèse sur les arrestations (Institut d’Histoire sociale). – Arch. B. Holban. – Pages de gloire des vingt-trois, Paris, FFI-FTP et Comité français pour la défense des immigrés, 1951. – Mélinée Manouchian, Manouchian, Paris, EFR, 1954. – Gaston Laroche, On les nommait des étrangers, Les Éditeurs français réunis, 1965. – Ph. Ganier-Raymond, L’Affiche rouge, Fayard, 1975. – Ph. Robrieux, L’affaire Manouchian, Paris, Fayard, 1986. – A. Tchakarian, Les Francs-tireurs de l’Affiche rouge, Paris, 1986. – B. Holban, Testament, Paris, Calmann-Lévy, 1989. – Le Monde, 8 décembre 1989. – Cyril Le Tallec, « Le Comité de secours pour l’Arménie », Gavroche, no 103, janvier-février 1999. – Guy Krivopissko La vie à en mourir. Lettres de fusillés, 1941-1944, Paris, Tallandier, 2003, p. 287. – Astrig Atanian, La mouvance communiste arménienne en France. Entre adhésion au PCF et contemplation de l’Ararat : les « rouges » de la communauté arménienne de France, des années 1920 aux années 1990, thèse, INALCO, 2014. — Lettres de fusillés, Éditions France d’abord, 1946, p. 148-149 (la lettres est coupée en deux endroits et replace par de point de suspension : 5e paragraphe, "car personnellement je n’ai fait de mal à personne et, si je l’ai fait, je l’ai fait sans haine" ; dans les dernières ligne, "Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui on voulu me faire du mal, sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et [à] ceux qui nous ont vendus]. — Franz Stock, Journal de guerre. Écrits inédits de l’aumônier du Mont Valérien, Cerf, 2017, p. 191-192.