MILLERAND Alexandre [MILLERAND Étienne, Alexandre]

Par Justinien Raymond

Né le 10 février 1859 à Paris, boulevard de Strasbourg, dans l’ancien Ve arr. ; mort le 6 avril 1943 à Versailles (Seine-et-Oise), 10, rue Mansart ; avocat ; journaliste ; député ; sénateur ; ministre ; président du Conseil ; président de la République.

Alexandre Millerand (1920)
Alexandre Millerand (1920)
cc Agence Rol

Alexandre Millerand, qui devait arriver aux plus hautes fonctions de l’État, naquit dans une famille de petits commerçants parisiens, originaire de la Haute-Saône. Ses parents s’attachèrent à assurer une promotion sociale à leur fils en mettant à profit ses facultés intellectuelles et son ardeur au travail.

Interne aux lycées Michelet et Henri-IV, Millerand Moissonna des lauriers avec la régularité qu’assure le travail soutenu. Puis il étudia le droit et, licencié, s’inscrivit en 1882 au barreau de Paris. Il attira sur lui l’attention du grand public en assurant la défense de grévistes et de militants socialistes, tandis que son habileté et son application assuraient à son cabinet une renommée croissante dans les milieux d’affaires. Au prétoire, comme dans la vie politique, son éloquence, exempte de soucis littéraires, cherchait à convaincre par la clarté d’un développement logique. Sans hausser le ton, mais sans reculer devant les mots, il fonçait sur l’adversaire avec le tempérament d’un lutteur que laissaient deviner toute sa personne physique, trapue, son masque volontaire et têtu. La réussite dans une profession qui répondait à ses goûts l’y retint longtemps : il n’abandonna son cabinet que contraint, lors de son accession à la présidence de la République.

La politique saisit Millerand à son entrée dans la vie active. Maître de la parole, attiré presque professionnellement par le régime parlementaire, issu des plus modestes couches sociales nouvelles promises au soutien de la République, il alla d’emblée vers les tendances avancées du radicalisme. L’y aidèrent aussi les liaisons du barreau et du journalisme, l’amitié de son confrère Georges Laguerre, la collaboration à La Justice sous la direction de Clemenceau et aux côtés de Pelletan. Il fit ses premières armes, à Paris et en province, en travaillant à organiser l’union de la Jeunesse républicaine. En mai 1884, il fut élu conseiller municipal de Paris par le quartier de la Muette (XVIe arr.) sur un programme radical. Il appartint au groupe « autonomiste ». Il s’attacha surtout aux questions d’enseignement. Appelé bientôt à de plus hautes fonctions, il ne siégea qu’un an et demi à l’Hôtel de Ville. Au premier tour des élections législatives du 4 octobre 1885, candidat sur plusieurs listes républicaines dont celle de la presse radicale, il ne recueillit que 94 950 voix sur 564 338 inscrits et se retira. Plus heureux aux élections complémentaires du 27 décembre destinées à pourvoir aux six sièges vacants par option, il fut, au second tour, élu député de la Seine en troisième position, par 159 957 suffrages.

C’était le début d’une longue fortune politique, d’une montée ininterrompue, sous des couleurs changeantes, dans le cursus honorum de la République. Millerand siégea d’abord à l’extrême gauche. Malgré son jeune âge, il s’imposa dès sa première législature, se risqua dans les débats de politique générale, s’attacha aux questions techniques que sa formation lui rendait familières. En 1887, promotion flatteuse, il accéda à la commission du budget. Dans la même année, il participa aux débats sur l’organisation militaire du pays, demanda la suppression des aumôniers des lycées, lors de la discussion du budget de l’Instruction publique, interpella le nouveau cabinet Rouvier, lui reprochant de chercher un appui à droite (31 mai), et fit décider les poursuites contre le gendre du président Grévy, le député Wilson, compromis dans un trafic de décorations. Il devint un des habituels porte-parole de l’opposition. Malgré le prestige écrasant de son chef de file Clemenceau, il prit même une figure originale. Dans une chambre bourgeoise où l’opposition radicale, pour mordante qu’elle fût, ne débordait guère le plan politique et où les rares élus « ouvriers » ne constituaient pas une force organisée, Millerand porta son attention sur les questions ouvrières et les problèmes du travail. Choix d’un esprit positif ayant le goût du réel, des résultats tangibles ? Ou, plutôt, option d’intellectuel dictée par la perspective d’un avenir politique plus que par ses origines car, malgré son extraction modeste, ne connaissant pas le milieu ouvrier, la vie des salariés, il ne pouvait céder à un pressant impératif social.

En 1886, il avait déjà participé aux débats suscités par la grève de Decazeville et il interpella à propos des incidents survenus le 6 octobre à Vierzon au cours d’une grève des ouvriers de la Société française de matériel agricole et industriel. Dans les remous parlementaires provoqués par la grève de Decazeville, il adhéra, avec les élus ouvriers, au groupe de dix-huit députés formé sur un programme minimum qui, au-delà des revendications politiques radicales, préconisait la transformation des monopoles en services publics et la nationalisation progressive de la propriété. En 1888, il s’intéressa personnellement au travail industriel des femmes et des enfants, aspect le plus grave de la condition ouvrière. Un décret ayant autorisé le duc d’Aumale à rentrer en France, Millerand proposa, en vain, le 9 mars 1889, d’amnistier les nombreux ouvriers condamnés pour faits de grève.

Sur le plan politique même, il se sépara de maints radicaux et rompit avec G. Laguerre en prenant, dès le début, fermement position contre le boulangisme. Il quitta La Justice et lança La Voix où il ne ménagea ni le général ni les opportunistes. Le 11 février 1889, il défendit le scrutin de liste, « scrutin des grands courants » contre le « scrutin de la peur », le scrutin uninominal auquel projetait de revenir le gouvernement Floquet. Son combat était si proche du leur, son comportement apparaissait si nouveau parmi les élus républicains que les socialistes le considérèrent comme un des leurs avant son adhésion formelle au socialisme en un temps où le foisonnement des groupes s’en réclamant rendait floues ses frontières. Au scrutin uninominal de 1889, contre un socialiste possibiliste et un socialiste révisionniste, Millerand recueillit 2 486 voix et, par 5 358, conquit au second tour la 1re circonscription du XIIe arr. de Paris (Quinze-Vingts et Bercy).

Au cours de cette seconde législature dominée par les problèmes sociaux, il accentua son évolution vers le socialisme. En 1892, il combattit le renouvellement du privilège de la Banque de France. En maintes occasions, il porta à la tribune les revendications ou les protestations des travailleurs. En 1891, il appuya la loi Bovier-Lapierre garantissant la liberté des syndicats et interpella à propos de la fusillade de Fourmies. En 1892, il parla en faveur des grévistes de Carmaux et, en 1893, par deux fois, il interpella le cabinet Ch. Dupuy, dénonçant, le 3 juillet, la « brutalité » (JO du 4 juillet 1893) des brigades centrales à Paris et protestant, le 10 juillet, contre la fermeture de la Bourse du Travail.

Devant les tribunaux, Millerand se fit le défenseur attitré des ouvriers en grève et des militants poursuivis. Déjà, en 1882, devant la cour d’assises de Riom, aux côtés de Laguerre, il avait assisté des ouvriers mineurs de Montceau-les-Mines inculpés à la suite d’une grève violente survenue en août. En 1886, à Bourges, il avait défendu les accusés de Vierzon et, devant le tribunal correctionnel de Villefranche, Duc-Quercy et Émile Roche, arrêtés parmi les grévistes de Decazeville. Au lendemain du 1er mai 1891, il alla de prétoire en prétoire. Devant la cour d’assises d’Amiens, il obtint réduction de un an à trois mois de la peine de prison infligée au militant guesdiste Langrand. À Nancy, il assista Jean-Baptiste Clément condamné à Charleville et fit ramener à deux mois de prison une peine de deux ans doublée de cinq ans d’interdiction de séjour. Les 4 et 5 juillet, devant la cour de Douai, en Lafargue et Culine il défendit âprement les boucs émissaires de l’affaire de Fourmies et dénonça à l’opinion publique les autorités politiques, administratives et judiciaires locales qu’il rendit nommément responsables du sang versé.

N’ayant pu, sur le terrain du droit, épargner la prison à Lafargue, il contribua à l’en tirer sur le plan politique en allant soutenir à Lille la candidature de ce socialiste révolutionnaire, gendre de Karl Marx. En 1892, il assista au congrès du POF à Marseille (24-28 septembre) : ainsi, après avoir rallié le groupe ouvrier à la Chambre, il prenait contact avec le mouvement socialiste dans le pays. Au début de 1893, il succéda à Goblet à la direction de La Petite République et l’ouvrit à toutes les tendances du socialisme. « Les militants de toutes les fractions socialistes, assura-t-il, trouveront ici une tribune pour y dire, sous leur signature et sous leur responsabilité, les paroles qu’ils croiront utiles » (La Petite République, 19 juillet 1893). Lui-même ne s’intégra à aucun des groupements socialistes existants : en 1893 avec d’autres indépendants, il constitua la fédération républicaine-socialiste de la Seine.

Pendant quelques années marquantes dans le cours de la IIIe république et décisives pour le socialisme français, Millerand joua un rôle de premier plan. En 1893, il fut réélu au premier tour de scrutin par 6 448 voix sur 11 648 inscrits contre 1 197 à un rival socialiste, Ribanier. En 1898, seul candidat socialiste, il l’emporta plus aisément encore par 8 791 voix sur 12 279 inscrits. Lorsque le socialisme s’affirma pour la première fois comme une force parlementaire en 1893, Millerand commençait sa troisième législature. Son expérience, ses qualités, les services rendus lui conféraient un rôle de leader aux côtes de Guesde et de Jaurès. Il dirigeait le journal où s’exprimaient toutes les écoles socialistes. Il contribua de façon décisive à rassembler tous leurs élus en un groupe unique. Il parla souvent en son nom : le 21 novembre 1893, avec Jaurès, il porta le coup de grâce au cabinet Ch. Dupuy ; en mai 1894, il défendit le droit syndical des cheminots ; il combattit les « lois scélérates ». Il prit une part active à la campagne menée contre le président de la République, Casimir Périer. Il dénonça les velléités d’action politique personnelle manifestées dans le message présidentiel. « Puisqu’il est entendu, écrivit-il, que l’Élysée a désormais une politique et une volonté ; qu’il soit en même temps entendu que c’est le droit comme le devoir des élus du suffrage universel de discuter cette volonté et cette politique personnelle » (La Petite République, 5 juillet 1894). Le 8 novembre, sous le titre sans équivoque « l’Ennemi », il prit vivement à partie Casimir Périer. Il demanda la libération de Gérault-Richard, élu député du XIIIe arr. de Paris, le 6 janvier 1895, alors qu’il purgeait une peine d’un an de prison pour insulte au président de la République. Le 18 janvier 1895, il se félicita dans La Petite République d’avoir poussé ce dernier à la retraite en dénonçant « sans relâche la tentative de politique personnelle qui s’ébauchait à l’Élysée ».

En 1896, Millerand apparaissait comme un des chefs du socialisme français. Il le représenta au congrès international de Londres en compagnie de Guesde, de Jaurès et de Vaillant. C’est autour de lui, sous sa présidence, à Saint-Mandé, le 30 mai, que tous les socialistes fêtèrent leur succès aux élections municipales. À cette occasion, il livra sa pensée politique. Il formula un programme minimum qui était pour lui tout le socialisme, le socialisme réformiste tel qu’il l’avait défini en réunion publique à l’Élysée de Calais, le 13 mars 1892, tel qu’en 1893 il l’avait soumis au corps électoral. « Depuis cent ans, avait-il dit à Calais, deux facteurs nouveaux ont fait leur apparition dans le problème de la lutte pour la vie, pour la conquête du bonheur : le machinisme et la concentration des capitaux — le machinisme qui a remplacé en partie le travail manuel par la mécanique ; la concentration des capitaux, rendue nécessaire, indispensable par le progrès du machinisme ! Les résultats de cette évolution sont multiples, mais l’essentiel, le plus important de tous, c’est que la propriété individuelle — qui fut et qui est encore, dans un grand nombre de cas, un élément de progrès et de civilisation — cette propriété individuelle [...] tend à devenir de jour en jour une simple expression [...]. Chaque jour, le divorce devient de plus en plus complet entre la propriété et le propriétaire [...], la machine rendant la vie plus difficile au travailleur, au lieu d’être pour tous une source de bienfaits et de bien-être... » De ces constatations, Millerand conclut : « La machine a pu, elle peut encore supprimer des travailleurs — il ne faut pas en vouloir à la machine ; mais il faut que dans un avenir que nous avons le devoir de rendre plus prochain, elle soit réduite à ne prendre au travailleur que sa peine, lui laissant tout son salaire. Il faut, en un mot, que l’État social devienne adéquat à l’État scientifique ! » (Grand Dictionnaire socialiste, p. 541). C’est dans une même perspective historique qu’en 1893 il s’adressa à ses électeurs, leur déclarant : « La Révolution française trouva le serf courbé sur la glèbe ; elle le redressa, elle en fit un homme libre. En 1848, la République fit de chaque Français un citoyen, en lui donnant le droit de vote ». Il les convia à l’œuvre de leur temps, à une transformation sociale pacifique. « La question sociale est la question des élections de 1893, proclama-t-il. L’Affaire de Panama a montré toutes les forces sociales de ce pays au service et sous les ordres de la haute finance. C’est contre elle qu’il faut concentrer nos efforts. La nation doit reprendre sur les barons de cette nouvelle féodalité cosmopolite les forteresses qu’ils lui ont ravies pour la dominer : la Banque de France, les chemins de fer, les mines. Ce n’est pas d’un coup de baguette, par un miracle ni par un coup de force, assura-t-il, que s’opérera la transformation sociale. C’est par la volonté persévérante de tous ceux qui en sont victimes... » (A. Orry, op. cit., p. 20).

À Saint-Mandé, Millerand reprit et développa ces idées en un discours-programme resté fameux. Au concert de louanges qui était monté vers lui, il répondit par un hommage aux pionniers du socialisme, Jules Guesde, Edouard Vaillant, Paul Brousse, Benoît Malon qui « ont depuis vingt ans incarné et incarnent encore les luttes et les espérances du prolétariat organisé. Ils ont connu les jours difficiles, les rancœurs des insuccès, l’amertume plus cruelle des divisions fratricides. Ils reçoivent aujourd’hui la juste récompense de leur inlassable persévérance. Le grain qu’ils ont jeté a germé : la moisson sera fructueuse » (A. Orry, p. 27). Cet éloge du passé résonna comme l’oraison funèbre d’une certaine conception du socialisme quand il eut défini la sienne propre. « La substitution de la propriété sociale à la propriété capitaliste » en constituait le but ; il ne l’envisageait que « progressive ». Il en retenait deux grands moyens : la conquête du pouvoir (elle sera pacifique et légale), l’action internationale (elle respectera la patrie). « Nul socialiste, prétendit-il, n’a jamais rêvé [...] de transformer d’un coup de baguette magique le régime capitaliste, ni d’édifier sur une table rase une société route nouvelle [...]. Si nous regardons haut, toujours plus haut, nous ne perdons point pied pour cela ; nous gardons contact avec le sol résistant et solide... » Écartant tout recours à la violence, « nous ne nous adressons qu’au suffrage universel, proclama-t-il, c’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement ; nous ne réclamons que le droit de le persuader... » Si l’on ne peut méconnaître « le caractère international [...] imprimé au problème social », à aucun moment, précisa-t-il, nous n’oublierons qu’en même temps qu’internationalistes nous sommes Français et patriotes. Patriotes et internationalistes, ce sont deux titres qu’avant nous les ancêtres de la Révolution française ont su noblement allier » (A. Orry, p. 29).

L’atmosphère d’union de Saint-Mandé ne dura pas et Millerand fut au centre de la discorde. Un premier conflit l’opposa à Guesde en 1897 pour la direction de La Petite République. Millerand l’emporta et le quotidien devint l’organe exclusif des socialistes indépendants. Ce n’était qu’une escarmouche. L’Affaire Dreyfus causa de profonds déchirements. Au lendemain de la lettre de Zola au président de la République, Millerand, avec les modérés du groupe parlementaire socialiste, rechignait à s’engager résolument dans le combat révisionniste, couvrant sa tactique de prudence électorale d’un sentiment de répugnance à marcher derrière un officier et un écrivain bourgeois. La Lanterne, dont il prit la direction en juin 1898, se tint sur la réserve. Dans Le Parti ouvrier du 16 juillet 1898, le socialiste dreyfusard Maurice Charnay critiquait ceux qui refusaient de s’engager, ciblant particulièrement Millerand du fait que « c’est lui dont l’influence s’est toujours interposée » quand d’autres députés socialistes avaient voulu agir. Plus tard, Millerand se laissa néanmoins porter par le courant et appartint au comité de vigilance créé le 16 octobre 1898 qui incita les socialistes indépendants à s’organiser. Il constitua alors, avec de nombreux députés, la Fédération des socialistes indépendants de France qui se lia à un groupe semblable en une Confédération. Millerand ne figura pas dans la représentation de cette dernière au comité d’entente socialiste, organe permanent de liaison qui succéda au temporaire comité de vigilance. Mais à l’issue de l’affaire Dreyfus il devint ministre du Commerce et de l’Industrie dans le cabinet Waldeck-Rousseau.

Il avait préparé cette promotion ministérielle dès le lendemain de la chute du cabinet Dupuy en écrivant dans La Lanterne, le 13 juin 1899 : « Quel que soit le nom du président du Conseil, il est sûr d’être soutenu par l’unanimité du parti républicain. »

Le 21 juin, devant le groupe socialiste, Millerand tut ses démarches décisives pour la constitution du cabinet Waldeck-Rousseau. La surprise fut grande le lendemain quand fut connue la composition du gouvernement où Millerand voisinait avec le général marquis de Galliffet, ministre de la Guerre, en qui les socialistes honnissaient le « fusilleur » de la Commune. L’acte de Millerand, geste personnel même si quelques amis l’ont encouragé, brisa l’union récente et fragile des socialistes. Il fut le point de départ de controverses et de polémiques, de scissions et de regroupements répétés jusqu’en 1905.

Deux courants opposèrent les Partis socialistes groupés dans le comité d’entente. Les uns, avec Jaurès, saluaient « une grande date historique », celle où « la République bourgeoise, à l’heure où elle se débat contre la conspiration militaire qui l’enveloppe, proclame elle-même qu’elle a besoin de l’énergie socialiste » (La Petite République, 24 juin 1899). Les autres, avec Guesde et Vaillant, se refusaient à faire du Parti socialiste, parti de classe, un parti ministériel, associé, au service de l’État bourgeois, aux pires ennemis de la classe ouvrière. Le « cas Millerand » posait un problème aux consciences socialistes, en France et dans l’Internationale. Pour en débattre se réunit à Paris, salle Japy, le premier congrès général des organisations socialistes (3-8 décembre 1899). La participation ministérielle y fut condamnée, avec la seule réserve que des circonstances exceptionnelles pourraient, à l’avenir, autoriser le parti socialiste à en examiner l’éventualité. Le congrès international de la salle Wagram (1900) prit une attitude analogue. Un deuxième congrès général des socialistes français lui succéda, dans la même salle, et s’ouvrit sur une scission, le départ des délégués du POF. À Lyon, en 1901, le PSR de Vaillant et quelques fédérations autonomes quittèrent le troisième congrès qui, refusant d’exclure Millerand du parti, se bornait à le mettre « en congé ». Les deux courants, hostiles et favorables à la participation ministérielle, se fondirent en deux partis, le PS de France et le PS français, ce dernier soutenant Millerand et le ministère Waldeck-Rousseau.

Par ses fonctions mêmes — il n’y avait pas alors de ministère du Travail — Millerand attacha son nom aux mesures sociales du gouvernement. Il fit voter la loi du 30 mars 1900 modifiant celle du 2 novembre 1882 et réduisant, dans les établissements industriels mixtes, la journée de travail à 11 heures, puis à 10 h. 30 et à 10 heures, après deux périodes de deux ans. Il déposa les projets de création de Caisses de retraites pour les vieux travailleurs et d’arbitrage des conflits du travail avec la participation de délégués permanents élus par les travailleurs. Vivement combattu par les syndicalistes, une partie des socialistes et par l’opposition de droite, ce dernier projet échoua finalement. Par décret du 10 août 1899, Millerand réglementa les travaux faits pour le compte de l’État et des collectivités publiques. Le 1er septembre, il appela des délégués élus des syndicats ouvriers à siéger à côté des représentants patronaux au Conseil supérieur du Travail, et organisa les conseils régionaux du Travail par les décrets des 17 septembre 1900 et 2 janvier 1901. Par un arrêté du 27 novembre 1901, il institua une commission de codification de la législation du Travail. Enfin, il institua la journée de travail de huit heures au bénéfice des ouvriers des PTT.

Pour modeste que fussent ces mesures, elles contrastaient avec le conservatisme social manifesté jusqu’ici par la République. Elles assurèrent à Millerand l’appui du PSF jusqu’à la démission du cabinet Waldeck-Rousseau (3 juin 1902). Lui-même en tirait la justification de son attitude. À la veille des élections de 1902, il proclama son attachement au socialisme comme à l’aile marchante du parti républicain. « Dans le grand parti républicain réformiste que ce sera l’honneur du cabinet d’avoir constitué [...], déclara-t-il à Firminy, les socialistes tiennent une place nécessaire. Ils lui apportent un élan et une force incomparables » (La Petite République, 15 janvier 1902). Réélu au second tour en 1902, par 5 692 voix sur 11 038 suffrages exprimés, Millerand fit adhérer son comité électoral à la fédération socialiste de la Seine et, n’étant plus ministre, réintégra le groupe parlementaire du PSF « tel qu’il avait toujours été connu et tel qu’il s’était présenté devant ses électeurs, c’est-à-dire partisan de la participation au pouvoir, moyen le plus efficace du socialisme » (Le Temps, 20 juin 1902). Peut-être a-t-il un moment espéré entraîner le PSF dans sa propre voie jusqu’au moment où, désespérant d’y parvenir, il accepta la rupture à laquelle le condamnait son hostilité au gouvernement d’Émile Combes ardemment soutenu par les socialistes. Millerand avait goûté au pouvoir et l’aimait. « Il n’a pas seulement le goût du pouvoir auquel le destinaient d’ailleurs ses qualités, écrivit Jaurès qui le connaissait, l’appréciait et le soutint longtemps. Il en a la superstition. Il est convaincu que le pouvoir est une force magique et qu’il suffit de l’avoir en main pour plier à son dessein les circonstances et les hommes... » (L’Humanité, 13 juin 1904). S’il avait vu dans le socialisme un tremplin pour le conduire à ce pouvoir désiré, il allait maintenant y rencontrer un obstacle. Or, il n’était pas homme à composer avec une organisation qui le brisait, car Millerand n’était « pas un modéré au moins de tempérament », c’était « un passionné [...], un violent » (Jaurès, L’Humanité, 1er janvier 1910). Il suivit délibérément sa voie.

Dressé contre le cabinet Émile Combes, avec la plupart des anciens ministres de Waldeck-Rousseau, il entra en dissidence avouée, vota contre la suppression du budget des cultes et approuva les poursuites intentées aux auteurs du Manuel du Soldat, opuscule antimilitariste édité par les Bourses du Travail. Ce faisant, il s’attira l’hostilité de la fédération socialiste de la Seine. Il se défendit âprement, raillant « les derniers romantiques du socialisme qui attendent avec foi la Révolution libératrice » (Le Temps, 1er mars 1903). La fédération le blâma par 71 voix contre 56, mais refusa de l’exclure (La Petite République, 2 mars 1903). Il se défendit encore devant le congrès de son parti à Bordeaux (12-14 avril 1903) où les fédérations de l’Yonne, du Rhône, de la Seine-Inférieure et de la Nièvre demandèrent son exclusion. Il minimisa la portée de ses votes, souligna son accord avec le congrès sur la participation au pouvoir et s’affirma résolu à s’incliner devant les décisions à venir. Jaurès en prit acte dans une motion qui, garantissant le parti contre le renouvellement d’une telle expérience, amnistiait Millerand : elle recueillit 109 mandats contre 89 à une résolution de Renaudel qui prononçait son exclusion. Ce n’était qu’un sursis. Millerand continua à faire cavalier seul, vota le 25 novembre 1903 contre le principe du désarmement, le 24 décembre contre l’ordre du jour Delory qui condamnait l’envoi de troupes sur les champs de grève d’Armentières et d’Hennebont. Alors, la fédération de la Seine presque unanime l’exclut pour avoir causé « un grand trouble dans le parti et une grande lassitude » (La Petite République, 7 janvier 1904). En acceptant comme définitive une sanction qui statutairement ne pouvait l’être, Millerand attesta qu’il avait pris son parti d’une rupture définitive avec le socialisme organisé. Il le quittait à la veille de l’unité et désormais sa vie ne lui appartint plus si ce n’est par la part de plus en plus grande qu’il prit à la politique antisocialiste.

Il redoubla d’ardeur contre le gouvernement et prit la tête de l’opposition au Bloc des Gauches. Bien que vivement combattu comme « renégat » par la SFIO, il fut réélu en 1906, comme il le sera en 1910 et en 1914. Tout naturellement, il revint au pouvoir quand s’affirma « l’apaisement » après la dislocation du Bloc. Ministre des Travaux publics dans le cabinet Briand (24 juillet 1909-3 octobre 1910), il usa de la manière forte contre les cheminots en grève en octobre 1910. Ministre de la Guerre dans le cabinet Poincaré (14 janvier 1912-10 janvier 1913), il réorganisa l’état-major, fit voter la loi des cadres et enrôla plus largement les indigènes d’Afrique. Le 26 août 1914, lorsque René Viviani remania son cabinet pour réaliser « l’union sacrée », Millerand reprit le porte-feuille de la Guerre et le conserva, à une époque cruciale, jusqu’au 29 octobre 1915. Le 21 mars 1919, il fut nommé Haut Commissaire de la République en Alsace-Lorraine. Pendant près de dix mois, avec une liberté qu’il avait exigée, il organisa le régime spécial laissé aux trois départements recouvrés.

Le 7 novembre 1919, dans un discours prononcé au music-hall de Ba-Ta-Clan, il se posa en chef du Bloc national qu’il avait contribué à cimenter en vue des élections. Il réclama une sérieuse extension du rôle du président de la République et son élection par un large collège électoral. Réélu député le 16 novembre, dans la 2e circonscription de la Seine (Ier, IIe, IIIe, IVe, XIe, XIIe et XXe arr.). Millerand fut porté au pouvoir par la victoire du Bloc national et succéda à Clemenceau. Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères du 19 janvier au 24 septembre 1920, il témoigna de fermeté à l’égard de l’Allemagne comme devant le mouvement ouvrier. La maladie du président Paul Deschanel lui ouvrit l’Élysée. Invité à poser sa candidature, Millerand énonça clairement par une déclaration à la presse sa conception d’une présidence politiquement active. Par 695 voix sur 892 votants, il fut élu le 23 septembre 1920. Le 25, dans son message au Parlement, il suggéra une révision constitutionnelle. Il ne l’attendit pas pour agir. Mécontent des concessions faites par Briand, ministre des Affaires étrangères, à la Conférence internationale de Cannes dans le but de rallier Lloyd George à la politique française à l’égard de l’Allemagne, il le fit rappeler à Paris, l’acculant à la démission (12 janvier 1922). Ainsi, devenu président de la République, Millerand professait la doctrine constitutionnelle qu’il avait ardemment combattue chez Casimir Périer. « Homme [...] tout d’une pièce, et qui ne fait rien à demi, pas même de se tromper » (Eug. Lautier, L’Homme libre, 10 juin 1924), il alla jusqu’au bout de sa tentative.

Le 14 octobre 1923, à l’Hôtel de Ville d’Evreux, laissant le rôle d’arbitre imparti au chef de l’État, à la veille d’élections générales, il s’adressa à la nation comme un chef de parti. Dénonçant « les fauteurs de haine et de dissensions » (J. Barty, op. cit., p. 85), il préconisa la reprise des relations avec le Vatican, une politique libérale à l’égard des congrégations, l’abandon des monopoles aux intérêts privés, une révision constitutionnelle propre à assurer la stabilité du gouvernement et la garantie des intérêts. Le Cartel des Gauches l’emporta et son chef Édouard Herriot refusa le pouvoir des mains du président de la République. Millerand dut se résoudre à constituer, hors de la majorité, un cabinet porteur d’un message invitant le Parlement à respecter la Constitution. Le 10 juin 1924, la déclaration du président du Conseil François Marsal fut repoussée par 327 voix contre 217. Le lendemain, le président de la République donna sa démission non sans élever une protestation dans un message au pays. Il subissait le sort qu’il se félicita, jadis, d’avoir réservé à Casimir Périer, et cela mesurait l’ampleur de son évolution.

Sa vie politique n’était cependant pas achevée. Le 5 avril 1925, à une élection partielle, il fut élu sénateur de la Seine. Battu le 9 janvier 1927, il se replia sur un département plus conforme à son orientation politique et fut élu sénateur de l’Orne le 30 octobre suivant. Il fut réélu le 20 octobre 1935 et mourut sénateur à un âge avancé, dans un oubli qui ne tient pas seulement à la situation tragique faite alors au pays.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article122336, notice MILLERAND Alexandre [MILLERAND Étienne, Alexandre] par Justinien Raymond, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 30 octobre 2022.

Par Justinien Raymond

Alexandre Millerand (1920)
Alexandre Millerand (1920)
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ŒUVRE : Millerand a collaboré à La Justice (1882-1889), à La Voix (1889), à La Petite République (1893-1898), à La Lanterne (1898-1899).
De ses écrits, nous ne retenons que ceux qui concernent le mouvement socialiste : L’Organisation ouvrière, Paris, 1903, 17 p. — Le Socialisme réformiste français, Paris, 1903, in-8°, 121 p. (Bibl. Nat. 8° R. 17 152). — La Grève et l’organisation ouvrière, Paris, 1906, in-16, 51 p. (Bibl. Nat. 8° R. 18 595). — Travail et Travailleurs, Paris, 1908, in-18, XIX-331 p. (Bibl. Nat. 8° R. 22 057).

SOURCES : Arch. Nat. C. 5 309, C. 5 342, C 5 361, dossiers électoraux — F7/12 526 (Enquête sur les événements de Montceau-les-Mines : 1882) — F7/12 553 (M 628, M 1 591) — F7/12 560 (M 689) — F7/12 561 (M 819) notes de police. — Arch. Ass. Nat. : dossier biographique. — Le Droit, Journal des tribunaux, 15 au 24 décembre 1882. — Aimé Lavy, L’œuvre de Millerand, un ministre socialiste (juin 1899-janvier 1902), faits et documents, Paris, 1902, in-18. XII-433 p. (Bibl. Nat. 8° Lb 57/13 184). — Jacques Barty, L’Affaire Millerand, Paris, 1924, 154 p. — Albert Orry, Les Socialistes indépendants, Paris, 1911. — Compère-Morel, Grand Dictionnaire socialiste, op. cit. — Alexandre Zévaès, La Fusillade de Fourmies. — Jean Verlhac, La Formation de l’Unité socialiste, 1898-1905, DES, Paris, 1947 (publié par L’Harmattan, 1997). — Jean-Philippe Dumas, Alexandre Millerand. Un combattant à l’Élysée, CNRS Éditions, 2022. — Note de J. Chuzeville.

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