MOREAU-EVRARD Émilienne [née MOREAU Emilienne, épouse EVRARD, dite]

Par Jean-Marc Binot

Née le 4 juin 1898 à Wingles (Pas-de-Calais), morte le 5 janvier 1971 à Lens (Pas-de-Calais) ; institutrice ; résistante, Compagnon de la Libération ; militante socialiste, membre du comité directeur de la SFIO (1944-1951, 1952-1963) ; conseillère de l’Union française (1957-1959).

Fille d’une « gueule noire » qui avait commencé à extraire du charbon dès douze ans, Émilienne Moreau passa toute son enfance dans les corons. Diplômé de l’école des maîtres mineurs de Douai, son père, Henri, devint un « porion », contremaître chargé de surveiller l’exécution des ordres de l’ingénieur. À cinquante ans, il quitta le métier et reprit une épicerie-mercerie à Loos, bourg d’environ quatre mille habitants situé à proximité de Lens. Tout en épaulant ses parents, Émilienne projetait de devenir institutrice.

Le déclenchement de la Première Guerre mondiale transforma le destin de cette adolescente, jusqu’ici timide et effacée. Elle se distingua à plusieurs reprises, alors que sa ville était le théâtre de violents affrontements. En octobre 1914, cachée dans le grenier, elle repéra les emplacements des nids de mitrailleuses installées au sommet des pylônes des fosses de mines et alerta une escouade du 109e régiment d’infanterie sur le point d’être anéantie. Le 25 septembre 1915, c’était au tour de l’armée britannique de tenter de reconquérir Loos, occupé depuis près d’un an. Cette fois, la jeune femme guida les highlanders écossais du 9e bataillon Black Watch qui cherchaient à prendre à revers les retranchements allemands, avant de faire office d’aide-soignante dans sa maison, transformée en ambulance de campagne. Alors que l’infirmerie de fortune était la cible de snipers, Émilienne Moreau, aidée par trois blessés légers, grenada la cave où se trouvaient les tireurs embusqués. Un peu plus tard, elle abattit au revolver deux Allemands qui tentaient de s’introduire dans le poste de secours. En novembre, le général Foch la cita à l’ordre de l’armée. La propagande s’empara alors de ses exploits et la remise de sa Croix de guerre s’étala en première page des journaux. L’exemple de cette jeune héroïne, symbole vivant de l’alliance franco-britannique, tombait à pic pour raffermir le moral du pays, alors que les offensives d’Artois et de Champagne avaient abouti à un bain de sang. Celle que les Ecossais avaient baptisée « Lady of Loos » fut invitée à l’Élysée par Raymond Poincaré et à Buckingham Palace par le roi George V. Le Petit Parisien, un des plus forts tirages de la presse française, lui offrit 5 000 francs (somme énorme à l’époque) pour obtenir l’exclusivité de son récit, publié sous la forme de feuilletons. Le pécule permit à la jeune femme, qui avait perdu son père, puis son frère aîné, tué au combat en juin, de subvenir aux besoins de sa famille. Invitée à toutes les mondanités parisiennes et aux galas de charité, Émilienne Moreau, désormais une célébrité, collecta de l’argent pour l’effort de guerre. En juillet 1916, l’ambassadeur britannique lui remit la Military Medal, l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, et la Croix Rouge royale de 1ère classe. Sa renommée était alors internationale, à tel point qu’un réalisateur australien tourna un film, intitulé Joan of Arc of Loos, dont le scenario, très éloigné de la réalité, métamorphosait la fille de mineur en paysanne inspirée, comme la Pucelle d’Orléans, par la visite d’un ange...

Éphémère institutrice — elle n’enseigna que quelques mois à Paris —, elle retourna, après l’armistice, dans sa ville natale où elle racheta la boulangerie d’une tante. En mai 1927, elle épousa François Fournier, électricien de son état, et adhéra au Parti socialiste trois ans plus tard. Rapidement veuve, elle se remaria, en janvier 1934, avec Just Evrard, secrétaire général adjoint de la fédération SFIO du Pas-de-Calais. Émilienne Moreau quitta définitivement Wingles, s’installa à Lens et s’occupa des deux enfants de Just nés d’un premier lit (Raoul et Roger). À l’image des Evrard, son beau-père Florent Évrard, disparu en 1917, fut une figure de proue du syndicat des mineurs artésiens, et son beau-frère, Raoul Évrard, était député socialiste du Pas-de-Calais depuis 1919. Elle s’investit en politique et officia comme secrétaire générale des femmes socialistes du Pas-de-Calais. Bénéficiaire d’une carte de combattant - cas rarissime s’agissant d’une femme - elle dut néanmoins attendre l’arrivée du Front populaire pour se voir décerner la Légion d’honneur en 1937.

Lors de la Seconde guerre mondiale, Émilienne Moreau entra dans la Résistance, tout comme son mari et ses deux beaux-fils, distribua les premiers écrits clandestins (De la capitulation à la trahison de Charles Dumas et l’Homme libre de Jean Lebas) aux côtés d’André Pantigny. Appréhendée en janvier 1942 et relâchée, Émilienne Moreau, se réfugia en zone sud en compagnie de son époux, qui avait également été emprisonné pendant huit mois. Leur appartement lyonnais servit de « planque » à de nombreux responsables du CAS et de l’armée des ombres (Gaston Defferre, Robert Lacoste, Yvon Morandat, Raymond Gernez, Daniel Mayer…) nourris par l’héroïne de Loos. Cantinière de la Résistance, elle était également agent de liaison du réseau de renseignements Brutus, qui dépendait du BCRA, et transporta les courriers et l’argent de l’organisation, qu’elle cacha sur son ventre en simulant une grossesse. Traquée par la Gestapo, elle changea d’apparence, se teignit les cheveux, vécut sous plusieurs noms d’emprunt (Jeanne Poirier, Catherine Robin, nom de jeune fille de sa mère) et, malgré ces précautions, échappa de peu à une arrestation. Exfiltrée et rapatriée à Londres, elle annonça à la BBC la libération de Paris. Régulièrement citée comme membre de l’Assemblée consultative provisoire, elle n’apparaît pourtant pas dans les comptes rendus ni dans la liste des délégués, contrairement à son mari (cf Les débats de l’ACP, éditions des Journaux officiels, 2003). Sa collection de médailles s’agrandissait : à la croix de guerre 1939-1945 et à la croix du combattant volontaire de la Résistance s’ajouta l’insigne honneur d’être l’une des six femmes Compagnons de la Libération. C’était la seule femme membre de l’ordre qui n’était pas morte ou réputée morte au moment de sa nomination.

En 1947, le Parti socialiste la désigna, en raison de sa notoriété, pour siéger à Versailles au sein de l’Assemblée de l’Union française. Elle y occupa la vice-présidence de la commission de la défense, puis celle la sécurité sociale et de l’éducation nationale dans les départements d’outre-mer. Pourtant, bien qu’elle détenait des responsabilités locales (membre de la CEF du Pas-de-Calais de 1947 à 1955) et nationales (membre de la commission féminine nationale en 1944-1946, membre du comité directeur de la SFIO de 1945 à 1951 puis de 1952 à 1963 où elle défendit la cause des femmes), Émilienne Evrard-Moreau n’affronta pas le suffrage universel. Elle demeura dans l’ombre de son mari, Just Évrard, élu député de la 11e circonscription du Pas-de-Calais de 1945 à 1962 et co-secrétaire fédéral qu’elle soutint de manière indéfectible.

En 1959, alors que l’autorité de Just Evrard était contestée, l’ancienne résistante, en représailles contre une campagne de « calomnies », cessa de verser à la fédération une somme qu’elle préleva volontairement sur son indemnité parlementaire. La même année, le gouvernement refusa de lui accorder la cravate de commandeur de la Légion d’honneur, même si le général de Gaulle était venu lui donner l’accolade à l’occasion d’un déplacement à Lens. A contrario, la Grande-Bretagne, où sa réputation est intacte, l’honora une nouvelle fois lors du 50e anniversaire de la bataille de Loos.
Émilienne Evrard-Moreau décéda en janvier 1971, alors que son livre de souvenirs, La guerre buissonnière, sortait dans les librairies. Lors de ses obsèques, Augustin Laurent vint lui rendre un dernier hommage : « J’apporte l’ultime message d’adieu à cet être d’élite qui a allié un courage et un sang-froid à de la témérité s’apparentant à de l’héroïsme. Quelle a été la signification profonde de son geste en 1915 ? Ce fut un acte de résistance inspirée par un réflexe instinctif, le sursaut d’un peuple libre qui refuse la défaite. »

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article123028, notice MOREAU-EVRARD Émilienne [née MOREAU Emilienne, épouse EVRARD, dite] par Jean-Marc Binot, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 11 juin 2022.

Par Jean-Marc Binot

Émilienne Moreau
Émilienne Moreau

SOURCES : Archives du musée de l’ordre de la Libération, dossier biographique. — Dictionnaire des compagnons de la Libération. — Arch. de l’OURS, fonds Guy Mollet. — Arch. Nat., F7/15533A-5140. — Récit autobiographique La guerre buissonnière, une famille française dans la résistance Solar, 1970. — Notices par J.-M. Binot, Cent ans, cent socialistes, (Bruno Leprince, 2005). — Les héroïnes de la Grande Guerre, Fayard, 2007. — Article de L’Espoir du 17 janvier 1971. — Notes de Gilles Morin.

rebonds ?
Les rebonds proposent trois biographies choisies aléatoirement en fonction de similarités thématiques (dictionnaires), chronologiques (périodes), géographiques (département) et socioprofessionnelles.
Version imprimable