Par Michel Trebitsch
Né le 22 juin 1901 à Paris (XVIIe arr.), mort le 3 juillet 1972 à Andilly (Val-d’Oise) ; professeur de philosophie et poète ; animateur du groupe Philosophies et des revues Philosophies (1924-1925), l’Esprit (1926-1927), la Revue marxiste (1929) ; membre du Parti communiste.
La « sensibilité juive » de Pierre Morhange s’éveilla dans un milieu assimilé et laïcisé de la moyenne bourgeoisie juive parisienne, dont les racines plongeaient dans l’Est de la France. Un père, indiqué "professeur de musique" sur le registre d’état civil en 1901, qui avait abandonné une carrière de violoniste pour travailler comme agent d’assurances, et une mère, née Lazare, qui était la fille d’un architecte ruiné : le milieu était modeste et l’enfance fut assombrie par la guerre. Après des études brillantes au collège Rollin et au lycée Condorcet où il obtint le baccalauréat en 1921, Pierre Morhange s’inscrivit en philosophie à la Sorbonne, tâta un temps du droit avant de soutenir en juin 1922 un diplôme d’études supérieures sur « Le signe » sous la direction de Georges Dumas. Il obtint une licence d’enseignement en 1925 après avoir réussi aux certificats de psychologie en 1921, en morale et sociologie en 1923, d’histoire de la philosophie, de philosophie générale et de logique en 1924. Mais la philosophie universitaire ne répondait pas aux inquiétudes des jeunes gens de l’après-guerre : en 1923, renonçant à préparer l’agrégation, Pierre Morhange lançait l’aventure du groupe et de la revue Philosophies. Se glissant dans les petits cercles littéraires, prônant le renouveau de la philosophie et de la métaphysique, il voulait constituer un « trust des fois » réunissant juifs et chrétiens, comme Norbert Guterman, Georges Politzer, Julien Green, ou, un peu plus tard, Henri Lefebvre.
Financée par le père d’un ami, Jean Weber, banquier et parent d’Henri Barbusse, et parrainée par Max Jacob, grâce à l’entremise de Jean Grenier, la revue Philosophies, dont le numéro 1 parut en mars 1924, fut d’abord d’un avant-gardisme sage. Dès le numéro 3 (septembre) cependant, Pierre Morhange donnait le signal d’une radicalisation avec son "Billet où l’on donne le la", qui déclencha une virulente polémique avec André Breton et mit le groupe, qui se réclamait d’un "nouveau mysticisme", en concurrence avec les surréalistes sur le terrain de la "révolution spirituelle". La concurrence se mua en rapprochement au printemps 1925 : messianique, prophétique, selon Henri Lefebvre, Pierre Morhange faisait alors figure de chef de l’"école philosophique", suscitant l’intérêt de la NRF et décrochant un entretien avec René Crevel dans les Nouvelles littéraires. Pendant l’été, la guerre du Rif catapulta les avant-gardes à la rencontre du Parti communiste : à l’initiative de Morhange, Philosophies signait, aux côtés de la Révolution surréaliste et de Clarté, le manifeste "La Révolution d’abord et toujours". Mais, lorsque Breton lança à l’automne un vaste projet de front uni des avant-gardes, qui devait se doter d’une revue commune, la Guerre civile, et traiter d’égal à égal avec le Parti communiste, Morhange et Lefebvre provoquèrent le retrait du groupe et son repli sur des positions plus étroitement philosophiques. Le banquier Weber ayant coupé les fonds, les jeunes philosophes furent accueillis par les éditions Rieder où Morhange, tout en accomplissant son service militaire, lança une "Collection de philosophie et de mystique" et une nouvelle revue, l’Esprit, qui n’eut que deux cahiers en 1926-1927. Le groupe s’orientait vers un spiritualisme "pré-existentialiste", sous l’influence nouvelle de Georges Friedmann et de Jean Wahl, tandis que Morhange, lié à Albert Cohen et à sa Revue juive, s’interrogeait sur le bien-fondé du sionisme, et organisait au théâtre de l’Atelier des conférences sur le "prolétariat juif" et, en juin 1928, un meeting commun avec le Parti communiste sur "la traite des ouvriers en Palestine". L’arrivée de Nizan dans le groupe entraîna un tournant décisif fin 1928 : l’adhésion des jeunes philosophes au Parti communiste et leur décision, grâce à un bel héritage de Friedmann, de fonder une maison d’édition, Les Revues, et de lancer deux nouvelles revues, la Revue marxiste et la Revue de psychologie concrète dont les deux numéros seront l’apanage de Georges Politzer.
La Revue marxiste, qui eut sept numéros, de février à septembre 1929, fut en France, selon Nicole Racine, "la première tentative lancée par des intellectuels pour faire connaître le marxisme". Mais, patronnée par Charles Rappoport, alors "exclu de l’intérieur" et lié à David Riazanov, elle apparaissait au moment même de la stalinisation idéologique. Deux clans se formèrent : d’un côté Politzer, Nizan, Fréville, décidés à la soumettre aux impératifs du parti ; de l’autre, Morhange, Guterman, attachés à préserver une autonomie théorique. Dans ce contexte éclata, au cours de l’été, un rocambolesque scandale, dénoncé par Breton dans son second Manifeste : Morhange, manipulé par un mystérieux "Spektor", s’en alla jouer et perdre l’argent des Revues à la roulette de Monte-Carlo. Informé par Politzer, le Parti communiste, après enquête de Victor Fay, exclut Morhange et quelques autres. Cette affaire, qui reste obscure, disloqua le groupe et brisa Morhange, peut-être définitivement ; Nizan l’utilisa, à sa manière, dans son roman La Conspiration.
Morhange ne réémergea qu’en 1932. Il fut délégué pour enseigner la philosophie aux collèges de Riom (Puy-de-Dôme), de Flers (Orne) en 1933, de Saint-Servan (Ille-et-Vilaine) en 1935. Réintégré dans le Parti communiste, sur intervention de Thorez selon Henri Lefebvre, il participa encore à la revue Avant-Poste, lancée en 1933 en marge du Parti communiste par Lefebvre et Guterman, avec le soutien de Malraux, et publia, grâce à ce dernier, son principal recueil poétique, La Vie est unique. Jusqu’à la guerre, il ne donnera plus que des textes épars et brefs, dans Europe et même dans Esprit. Directeur d’une collection d’auteurs de philosophie français et étrangers en 1932-1933 chez Rieder, préparant un doctorat, continuant son œuvre poétique, il fut un des poètes retenus par Paul Valéry dans son anthologie et un cotraducteur d’œuvres anglaises (Russel) et russes (Pasternak).
Ballotté de postes de province en postes de province, il se limita à un militantisme local, s’engageant dans la lutte antifasciste. Membre du comité Amsterdam-Pleyel, il fut candidat communiste aux élections municipales de 1935 à Flers-de-l’Orne, où il animait avec Victor Couturier un Cercle d’études sociales et où il fut poursuivi pour avoir attaqué le député Guy Lachambre. Il restait lié aux milieux d’immigrés antifascistes (Joseph Roth) ou russes, par l’intermédiaire de son beau-frère, le peintre Joseph Constantinovski (et romancier sous le nom de Michel Matveev).
Lors d’une réunion du comité Amsterdam-Pleyel à Saint-Servan, le 19 octobre 1938, Morhange, dans son intervention qualifia Georges Bonnet de "tartuffe" et Edouard Daladier de " taureau de Camargue". Le juge de paix l’ayant fait condamner à une amende de cinq francs pour "injure publique", l’Inspecteur d’académie demanda sa mutation d’office. Non installé au collège d’Épernay (Marne), il fut nommé au lycée de Châteauroux en 1939.
Mobilisé au début de la guerre comme caporal infirmier, révoqué par Vichy le 18 décembre 1940, il se réfugia avec sa famille dans le Sud-Ouest, trouva un emploi de comptable dans une usine bigourdane où il fut membre d’un triangle de direction du Front national. Selon Lefebvre, qui le retrouva à la Libération, il projetait de constituer un groupe de résistance juive. Dans sa demande de réintégration en septembre 1944, il indiquait : "Traqué par la Gestapo, j’ai dû avec les miens, changer quatorze fois de résidence et vivre dans l’illégalité ! J’ai perdu à peu près tous mes biens". Il ajoutait "Ecrivain, mes œuvres ont été interdites et fut également interdite ma présence dans l’Anthologie de la nouvelle poésie française publiée en 1943".
_Réintégré dans le corps des professeurs de collège en novembre 1944 au collège Théophile Gautier de Tarbes, Morhange, le 6 janvier 1945, nommé vice-président du comité départemental de Libération des Hautes-Pyrénées, détaché au CDL, il fut censeur de la presse départementale,. Membre du bureau fédéral du Parti communiste français, il organisait des tournées de conférences et présidait le cercle des lettres françaises. Son enseignement fut dénoncé par la presse locale du MRP qui s’accusa à la fois d’être un "apôtre du régime soviétique" et de faire dans ses classes "l’apologie de la communauté de vie". Mgr Théas publia un article le concernant sous le titre "Un scandale" qui fut dénoncé par Maurice Thorez qui accusa l’évêque de Lourdes de "calomnie et fantaisie", le 5 novembre 1949. L’inspecteur général Georges Canguilhem vint l’inspecter lors d’une leçon sur la liberté. Dans son rapport, le 15 décembre 1949, il fut l’éloge de l’enseignement de ce professeur. Mais il avait demandé son changement. Nommé au lycée de Beauvais, il ne put trouver un logement et n’accepta pas le poste, terminant l’année scolaire à Tarbes. L’année suivante, il fut nommé au collège de Courbevoie (Seine/Hauts-de-Seine) où il enseigna jusqu’à la fin de l’année 1964-1965. Nommé professeur au lycée Condorcet à Paris, il prit sa retraite à la fin de l’année 1965-1966.
Il resta membre du PCF jusqu’à la guerre des Six jours (1967), mais la guerre, la clandestinité, la découverte de la déportation, puis l’antisémitisme stalinien rendu patent lors du complot des blouses blanches, attisèrent sa "sensibilité juive" en même temps qu’il sombrait progressivement dans la misanthropie et la névrose. Très isolé parmi les intellectuels communistes, il apparut néanmoins comme une sorte d’anti-Aragon à une génération de jeunes poètes, souvent d’anciens élèves, qui se retrouvèrent dans de petites revues comme Strophes ou Chorus et, pour certains d’entre eux, plus tard, à Action poétique : B. Vargaftig, A. Olivennes, J. Fremon, C. et L. Boltanski, F. Venaille, etc.
Il s’était marié le 9 juillet 1930 à Paris (XIVe arr.) avec Motia (Mathilde) Constantinovska et était père de deux enfants, Jeanne et Jean-Pierre.
Par Michel Trebitsch
ŒUVRE CHOISIE : Philosophies : "Cinq fragments" (n° 1, mars 1924) ; "Billet où l’on donne le la" (n° 3, septembre 1924) ; "Votre méditation sur Dieu" (n° 4, novembre 1924). — "Sagesse juive", Revue juive, 1925. — "Réponse à l’enquête sur les appels de l’Orient", Les Cahiers du mois, n° 9-10, février-mars 1925. — "La Présence (I)", L’Esprit, n° 1, mai 1926. — "La vie est unique", Avant-Poste, n° 1, juin 1933. — "Reportage à la portée de ma bourse", Avant-Poste, n° 2 et 3 août et octobre-novembre 1933.
œuvre poétique : La vie est unique, Paris, Gallimard, 1933. — "Trois poèmes", Anthologie des poètes de la NRF, Paris, Gallimard, 1936 (nouvelle éd. 1959). — Bouquet de poèmes pour mes amis de Bigorre, Tarbes, Cercle des lettres, 1948. — Autocritique, suivie de pièces à conviction, Paris, Seghers, 1951. — Le blessé, Saint-Girons, Au Colporteur, 1952. — La robe, Paris, Seghers, 1954. — Poèmes brefs, Colombes, Éd. de la revue Strophes, 1965. — Le sentiment lui-même, Honfleur, Oswald, 1966 (prix René Laporte 1967). — Le désespoir clamant (posthume), Paris, Éd. Monsieur Bloom, 1984.
Traductions : B. Pilniak, La 7e République, Paris, Les Revues, 1929. — (avec N. Guterman) Poèmes d’ouvriers américains, Paris, Les Revues, 1930 (rééd. partielle, Tarbes, 1948). — Lettres de Lénine à sa famille, introduction d’H. Barbusse et A. Kurella, Paris, Rieder, 1936.
SOURCES : Arch. Nat., F17/28752 et notes de Jacques Girault. — Fiche d’inscription à la Sorbonne. — Archives H. Lefebvre. — Fonds N. Guterman,Butlers Library, Univ. of Columbia, New York. — Fonds J.-R. Bloch, T. 35, NAF, Bibl. Nationale. — R. Crevel, "Voici P. Morhange et Philosophies", Nouvelles littéraires, 16 mai 1925. — A. Breton, "Second manifeste du surréalisme", Révolution surréaliste, n° 12, décembre 1929. — "L’affaire de la Revue marxiste", L’Humanité, 24 octobre 1929. — Le Journal de Flers, 1935-1936. —Souvenirs et témoignages : M. Jacob, Lettres à un ami, Paris-Lausanne-Bâle, Vineta, 1951 ; Lettres à M. Jouhandeau, Genève, Droz, 1979. — H. Lefebvre, L’existentialisme, Paris, Sagittaire, 1946 ; La Somme et le reste, 2 vol., Paris, La Nef, 1959 ; Le Temps des méprises, Paris, Stock, 1975. — G. Friedmann, La puissance et la sagesse, Paris, Gallimard, 1970. — J. Green, œuvres complètes, "Pléiade", t. 1, Paris, Gallimard, 1972 ; Jeunesse, Paris, Plon, 1974. — J. Bouissounouse, La Nuit d’Autun, Paris, Calmann-Lévy, 1977. — N. Frank, 10.7.2 et autres portraits, Paris, M. Nadeau/Papyrus, 1983. — Études : J. Borel, "Poésie et vérité de P. Morhange", Europe, n° 390, octobre 1961. — G. Mounin, "La poésie de P. Morhange", Chorus, n° 2-3, juillet 1962. — "Hommage à P. Morhange", Action poétique, n° 18, octobre 1962. — V. Nikiprowetzky, étude précédant Le Sentiment lui-même, op. cit. — F. Venaille, "Morhange en poche", Action poétique, n° 32-33, 1967. — P. Mathias, compte rendu de Le Sentiment lui-même, Le Monde, 15 mars 1967. — Notice nécrologique, Le Monde, 14 juillet 1972, NRF (J. Borel), n° 237, septembre 1972. — J. Leiner, Le destin littéraire de P. Nizan, Paris, Klinksieck, 1970. — A. Cohen-Solal et H. Nizan, P. Nizan, communiste impossible, Paris, Grasset, 1980. — M. Trebitsch, "Les mésaventures du groupe Philosophies", La Revue des revues, n° 3, printemps 1987. — Ibid., "Le groupe Philosophies, de Max Jacob aux Surréalistes", Cahiers de l’IHTP, n° 6, novembre 1987. — Vers l’action politique, documents présentés par M. Bonnet, "Archives du surréalisme", Paris, Gallimard, 1988. — B. Burkhard, Priests and hesters : the philosophies circle and french marxism between the wars, Thèse dact., Univ. of Washington, 1986, à paraître. — V ; Fay, La Flamme et la cendre, histoire d’une vie militante, Presses universitaires de Vincennes, 1989. — Entretiens avec Jean Cassou, Jean Frémon, Norbert Guterman, Henri Lefebvre, André Mathieu, Mathilde Morhange, Valentin Nikiprowetzky, Armand Olivennes, Bernard Vargaftig, Franck Venaille.