NEUMANN Éva, Sélina, Stéphanie, épouse CARLIER Henriette, dite aussi Henriette Neveu (du nom de son compagnon Raymond Neveu). Pseudonyme : CARTIER Henri

Par René Lemarquis, Claude Pennetier

Née le 26 juin 1902 à Steglitz (Allemagne) ; militante communiste allemande puis française ; envoyée par le Komintern en France ; membre du comité central du PCF ; responsable des travailleurs étrangers et des questions coloniales ; proche d’André Marty à l’Humanité puis à Alger ; exclue du PCF en 1948, tombée dans la misère et l’oubli ; réintégrée après un très long combat personnel en 1963.

Eva Neumann naquit dans une famille très aisée comprenant des bourgmestres, des directeurs d’usines, de lycées... Son père, mort en 1920, était un politicien réactionnaire, rédacteur en chef de journaux nationalistes. Sa mère, sans profession jusqu’à l’âge de quarante-trois ans devint ensuite lingère et comptable. En lutte contre le conservatisme, elle eut une scolarité très agitée, chassée des lycées de Berlin (en 1920 pour participation au mouvement contre le putsch de Kapp), de Stettin et de Cologne, deux mois avant son baccalauréat, en 1921. Elle rompit alors avec sa famille la même année, ayant adhéré à la Jeunesse communiste et au Parti communiste (KPD) de Cologne. Elle fut membre du bureau régional de Rhénanie de la JC.

Elle travailla quelque temps dans une usine métallurgique de Cologne et, en avril 1921, le KPD l’appela à Berlin dans l’appareil central du parti, où, secrétaire de Clara Zetkin, elle fut affectée à un « travail spécial », section d’information. En fait, on lui demanda d’adhérer dans « un autre parti » pour un travail de désagrégation (selon son autobiographie du 6 janvier 1932). Elle y resta jusque 1923 étant secrétaire de section et membre du bureau de district de la région Berlin-Brandebourg. Elle était alors d’accord avec la majorité brandlérienne du KPD ; les événements d’octobre 1923 l’en détachèrent mais, affirmait-elle, c’est à Moscou (elle y était en 1927-1930) qu’elle comprit vraiment « les dangers du luxembourgisme ».

Eva Neumann fut envoyée en France, sans doute sur ordre du Komintern, en avril 1923 et elle demanda d’y rester. Travaillant d’abord dans une pelleterie (60 à 90 F par semaine) elle fut intégrée en octobre dans l’appareil central du PC français. Elle fit des tournées dans le Nord, intervint sur les questions de la révolution allemande et fut instructeur dans la région parisienne sur la création de cellules d’usines. En 1923-1924, elle était à la Commission syndicale centrale du parti. Malade, elle fit ensuite des traductions pour l’organisation, puis fut envoyée en mai 1924 à Marseille, puis dans la région lyonnaise, où elle entra au secrétariat, jusqu’au printemps 1925. À Marseille elle contracta, pour acquérir la nationalité française, un mariage « blanc » avec le militant Aimé Carlier avec lequel elle eut un enfant le 20 octobre 1924, Marcel Carlier (qu’elle reconnaîtra à Paris, en tant qu’Eva Neumann, le 13 septembre 1933 selon Philippe Robrieux). C’est elle qui s’occupa de l’enfant. Il vivait avec elle à Chaville à la fin des année trente et partagea la même maison même après son mariage et la naissance de ses enfants. Ouvrier du bâtiment il fut militant communiste et refusa les consignes de la commission des cadres qui lui intimait l’ordre de choisir "entre sa mère et le Parti". Elle avait pendant la guerre un deuxième enfant dont nous ne savons rien.

L’activité essentielle d’Henriette Carlier à partir de 1925 fut consacrée à la main-d’œuvre étrangère (MOE) dont elle fut une des responsables en 1925-1926 puis la secrétaire de janvier à novembre 1927. Elle s’était fait embaucher chez Renault : membre de la cellule de l’usine elle était par ailleurs au bureau et au comité régional de Paris et de Lille (en 1926), elle fut élue au comité central du PC au titre de responsable de la MOE. Elle avait un bureau et une permanence au siège de l’Humanité. En juin 1926, elle signa au nom du CC, une circulaire adressée aux secrétaires de régions et de rayons à propos du 2e anniversaire de l’assassinat de Matteotti. Lors de la conférence de la Région parisienne, elle se heurta à la majorité du bureau, qui l’accusait d’opportunisme.

De novembre 1927 à octobre 1930, Henriette Carlier fut à l’école léniniste de Moscou. De retour pendant les vacances de mai à septembre 1929, elle travailla comme perceuse (chez Renault) soudeuse et câbleuse. Elle était la compagne de Raymond Neveu. Non réélue au CC lors du Congrès de Saint-Denis de 1929, elle fut affectée d’octobre à juin 1931 au Secrétariat du Parti, puis devint responsable du secteur « femmes » du comité central. Elle entra ensuite en octobre-décembre 1931 à la section coloniale où elle travailla avec André Ferrat et donna des articles pour la rubrique coloniale de l’Humanité sous le pseudonyme d’Henri Cartier, longtemps considéré comme un « spécialiste communiste de la politique coloniale ». André Marty avait un grande estime pour son travail. Elle collabora aussi, sous ce nom, aux Cahiers du Bolchevisme en 1932-1933 (voir quelques titres dans la rubrique œuvre) et publia une brochure. Elle demanda à cette époque un congé non payé pour raisons de santé ; sa santé resta durablement fragile. Elle aurait encore été active dans le mouvement des femmes en 1935, puis elle se fit plus discrète. On sait seulement qu’elle était proche de Gabriel Péri et de Lucien Sampaix. Elle vivait avec Raymond Neveu dit Leduc, responsable communiste de la région parisienne, à Chaville (Seine-et-Oise, Yvelines), rue de la Brise.
Pendant la guerre, Raymond Neveu fut interné au camp de Bossuet en Oranie. Elle fut perquisitionnée à plusieurs reprises et les saisies des livres par la police sont impressionnantes ; ses efforts pour les récupérer à la Libération furent vains. Elle changea en février 1941 de numéro dans la même rue et la police l’accusa d’avoir cherché à leur échapper. Elle crut plusieurs fois être arrêtée mais se défendant avec habileté sans se renier, avec l’aide de l’avocate Odette Moreau, elle échappa à la prison. Le Parti clandestin ayant confondu son compagnon Carlier dit Leduc avec un autre Leduc, suspect, la tient à l’écart. Elle vécut en donnant des cours Français-Allemand à l’école Berlitz où parmi ses élèves se trouvaient des diplomates ou militaires allemands. Elle cite elle-même "des types connus de la haute société, prince, comtes, industriels" dont la liste saisie chez elle impressionna la police au point de se demander si elle n’était pas protégée. Elle affirme en avoir informé le parti qui ne lui aurait pas interdit cet enseignement. Le cas n’est d’ailleurs pas unique. Elle cite notamment un lettre de de février 1944 dans laquelle elle demandait à être employée par le parti dans la lutte clandestine. Le courrier "semble bien être parvenu jusqu’à un certain échelon puisque Badia lors des précédents enquêtes à déclaré l’avoir vu passer" (rapport n°2 511 de la CCCP). La commission ajoute "elle a prétendue avoir reçu des instructions d’un camarade non-identifié, qui était en liaison avec Émilienne Galicier".
Libéré en mars 1943, son compagnon Raymond Neveu fut promu au bureau de la Région d’Alger du Parti communiste algérien et André Marty fit venir en Algérie Henriette Carlier, comme membre de la délégation du PCF, pour prendre la direction du journal Liberté, où elle remplaçait Roger Garaudy*. Lors du comité central d’Ivry (janvier 1945) André Marty la présenta à Léon Feix comme "une militante de tout premier ordre, ayant eu des responsabilités à l’Internationale communiste, à l’Humanité et rendu de grands services à la section coloniale du PCF." Il ajoutait qu’elle avait été écartée du travail du Parti durant toute un partie de l’illégalité "pour des raisons indépendantes de sa volonté". Léon Feix, sans remettre en cause la qualité de son travail à Liberté, la prit en grippe car elle était l’œil de Marty à Alger. Il fit part de ses doutes sur sa situation pendant la guerre, s’étonna qu’elle ait continué à correspondre avec son compagnon au camp de Bossuet en raison de ses origines allemandes et de ses responsabilités anciennes (que la police ne connaissait pas intégralement). La CCCP se saisit de la question et prononça son exclusion en janvier 1948, décision confirmée en 1950. Elle rencontra alors discrètement Marty qui, fait peu courant (Marty était respectueux et distant avec les femmes), l’embrassa et lui manifesta sa sympathie, il déclara qu’il ne pouvait rien pour elle dans le Parti car les décisions étaient prises, mais en raison de sa situation personnelle et financière il déclara qu’il lui donnerait un partie de son salaire de député que sa femme Raymonde Marty lui porterait chaque mois. Il lui dit d’observer ce qui pourrait se passer en URSS et si elle voyait un changement de se rendre à l’Ambassade soviétique pour expliquer sa situation.


Son nom réapparaît lors de l’instruction de l’affaire Marty. Celui-ci est accusé d’être resté en relation avec elle après son exclusion par la CCCP vers 1949-1950 et l’avoir aidée financièrement car elle était dans la misère : « Ta femme est allée chez elle à Chaville », « tu lui as suggéré d’adresser une requête à l’Ambassade soviétique ». Elle était accusée de « collaboration avec les Allemands » (Léon Mauvais), plus précisément d’avoir donné des cours de français à des Allemands (à des membres de la Gestapo dit Mauvais). Pour sa défense Marty déclara à la commission d’enquête le 31 octobre 1952 : « cette femme [...] vous l’avez vue au BP avant la guerre ; elle était spécialiste des questions coloniales. C’est là-dessus qu’à l’époque, je n’y reviens pas, on l’a proposée pour » l’Humanité. À la Libération, il l’avait pressentie pour le secrétariat de la Liberté d’Alger.

Son exclusion fut confirmée en 1953, en demandant à la fédération de Seine-et-Oise d’inviter son fils, Marcel Carlier, lors âgé de 18 ans, militant actif des JC et du PCF, d’avoir à choisir entre sa mère et le Parti ce qu’il ne fit pas. Marié avec une institutrice militante communiste et père d’enfants, il continua avec sa mère à Chaville. Henriette s’occupait des petits enfants et faisait des pièces de textile qu’elle vendait sur le marché. Entre 1953 et 1962, elle se comporta comme une "bonne sympathisante", refusant des responsabilité locales à l’Union des femmes françaises.
La CCCP se prononça (à l’exception de Jean Llante* qui demandait le maintien de l’exclusion) pour sa réintégration en 1963.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article123874, notice NEUMANN Éva, Sélina, Stéphanie, épouse CARLIER Henriette, dite aussi Henriette Neveu (du nom de son compagnon Raymond Neveu). Pseudonyme : CARTIER Henri par René Lemarquis, Claude Pennetier, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 4 mai 2020.

Par René Lemarquis, Claude Pennetier

ŒUVRE : Sous le nom de Henri Cartier : Comment la France « civilise ses colonies », Paris, 1932, brochure : 96 p. — « Politique coloniale de la "gauche" », Cahiers du Bolchevisme, n° 4, 15 février 1933. — « La guerre au Maroc », Cahiers du Bolchevisme, n° 19, 1er octobre 1934.

SOURCES : Arch. Nat. F7/13090, 13092. — Arch. Dép. Bouches-du-Rhône, M6/10804-805. — RGASPI, Moscou, Autobiographie du 6 janvier 1932 (notée par Mikhaïl Panteleiev). — Bibliothèque marxiste de Paris, microfilms n° 95, 100, 157, 212, 230. — Arch. comité national, dossier affaire Marty, interrogatoire du 31 octobre 1952 ; doosier CCCP d’Henriette Carlier (1948-1962). — L’Humanité, 17 juin 1928. — Ph. Robrieux, Histoire intérieure du Parti communiste, t. 1, p. 441 et 445 et t. 4, p. 123-124. — Notes d’Antoine Olivesi et de Jacques Girault.

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