Par James Steel
Né le 7 février 1905 à Tours (Indre-et-Loire), mort le 23 mai 1940 au château de Cocove (Pas-de-Calais), « tué au combat » ; écrivain et journaliste (l’Humanité, Monde, Europe, Vendredi, Ce Soir) ; membre du Parti communiste (1927-1939) ; propagandiste révolutionnaire.
Paul-Yves Nizan grandit dans un milieu provincial et feutré jusqu’à l’âge de douze ans. Son père, promu ingénieur des Ateliers des chemins de fer de Périgueux en 1913, fut muté à Paris en 1917 à la suite d’un sabotage dans les ateliers. Nizan se retrouva condisciple de Sartre au lycée Henri-IV de 1917 à 1922, puis entra en khâgne à Louis-le-Grand en 1922, à la suite d’une altercation avec le proviseur. Il continua cependant à suivre les cours de philosophie d’Alain à Henri-IV. Entré à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm en 1924, il y retrouva Raymond Aron, Jean Bruhat, Norbert Guterman, Jean-Paul Sartre, Herbaud, Georges Friedmann, etc.
Très tôt attiré par l’exercice de l’écriture, Paul Nizan s’essaya à la poésie (Cathédrale, Grèves, 1923) et à l’essai caustique (« La complainte du carabin qui disséqua sa petite amie en fumant deux paquets de Maryland », la Revue sans titre, n° 4, 1924). Il collabora à Faisceaux, Fruits verts et devint rédacteur en chef de la revue estudiantine Strasbourg universitaire (1924).
Quelques mois après son entrée à l’École normale supérieure, il fut victime d’une dépression nerveuse et songea à partir en sanatorium en Suisse. En octobre 1925, un « pèlerinage » italien le mena à Pise, Florence et Rome. À son retour, malgré les nombreux « Viva Lenin » signalés avec satisfaction dans une lettre à sa fiancée, il adhéra au Faisceau universitaire de Georges Valois (début décembre 1925). Plus que la couleur politique, c’était l’acte d’adhésion (qui ne dura que trois mois) qui comptait. La recherche de l’efficacité le motivait déjà mais il mettait encore en balance Lénine et Valois comme l’indiquent ses lectures en novembre 1925 : La Révolution prolétarienne (Lénine) et La Révolution nationale (Valois).
Ses névralgies faciales, son oscillation entre la politique et la littérature, révélaient un certain désarroi. Paul Nizan s’intéressa et participa néanmoins à de nombreuses tentatives de renouvellement de la pensée philosophique et politique en France, notamment à celles de son ami Georges Friedmann (dont il esquissa un portrait sous les traits de Rosenthal dans La Conspiration). En août 1925, il reprit le Groupe d’informations internationales qu’avait fondé Friedmann à l’École normale supérieure et fut proche de deux revues créées par son ami, Philosophies, "la revue de la nouvelle génération littéraire dont le mouvement s’applique à la poésie, à l’analyse et à la renaissance de la philosophie" (n° 1, 15 mars 1924), et l’Esprit qui prit la relève de Philosophies en mai 1926. Parmi les collaborateurs, citons Pierre Morhange (directeur), Max Jacob, Paul Lotte, Jules Supervielle, Jean Cocteau, Robert Honnert, Jean Caves, Philippe Soupault, Pierre Drieu La Rochelle, Norbert Guterman, Henri Lefebvre, Georges Politzer. Nizan, dont le nom ne figurait pas sur la liste des collaborateurs, reprit toutefois par la suite certaines de leurs positions philosophiques, en les politisant, dans "Notes-programme sur la philosophie" (Bifur, 1930) et surtout dans Les Chiens de garde (1932). En 1926, le Parti communiste, autour duquel il gravitait, semblait le séduire davantage que L’École de la sagesse du comte Hermann Keyserling dont ses amis faisaient grand cas.
Brusquement, il quitta la scène littéraire et politique française en acceptant de devenir le précepteur des deux enfants de l’homme d’affaires, Antonin Besse, à Aden (septembre 1926-mai 1927). L’échec de la revue la Guerre civile (voir Marcel Fourrier) y était peut-être pour quelque chose. Vaillant-Couturier s’y était violemment opposé au cours d’une réunion du Bureau politique du Parti communiste le 18 février 1926, confirmant en quelque sorte l’étiquette "anti-intellectuelle" du parti. (Voir Cahiers d’histoire de l’Institut Maurice Thorez, n° 15, 1976, p. 65-73). Cet épisode a été repris et romancé par Nizan dans La Conspiration.
Il n’était pas dupe cependant et savait que "les voyages ne sont pas une solution". S’il fut tenté à Aden par les attraits d’une carrière possible dans les affaires (il songeait à s’associer à M. Besse), il y découvrit la solitude, la misère des indigènes, "exploités d’une façon révoltante", et surtout entrevit dans "la mystique bolcheviste" une conciliation possible entre la vie de ce monde et la vie contemplative (lettre à sa fiancée, janvier 1927). Il jugeait l’Europe et se déclarait impatient de rentrer pour voir ses jugements à l’œuvre et pour "être le plus possible injurieux". Dès son retour (mai 1927), sa situation se transforma : fiançailles avec Henriette Alphen, adhésion au Parti communiste (parrainée par Jean Bruhat, son condisciple rue d’Ulm), mariage le 24 décembre (témoins : Sartre et Aron). En 1928, il soutint son diplôme d’études supérieures, "Fonction du meaning : mots, images et schèmes" (4 juin), quelques semaines avant la naissance de sa fille, Anne-Marie (19 juillet). Agrégé de philosophie en 1929, c’est avec soulagement que Nizan quitta l’École normale supérieure "présidée par un petit vieillard patriote, hypocrite et puissant qui respectait les militaires". Nizan, lui, ne les respectait pas, ce qui lui avait valu par deux fois le conseil de discipline de l’École : pour avoir saboté l’exercice militaire annuel avec ses camarades communistes et anti-militaristes, et pour avoir signé dans l’Humanité (4 juillet 1929) une lettre collective s’élevant contre la préparation militaire dans les Écoles normales et que la rédaction du journal avait fait précéder d’un chapeau dénonçant la "scandaleuse militarisation de l’université, en vue de la guerre prochaine". Dandy et anglophile, fasciné par la modernité (le cinéma le passionnait, tant à l’écran que derrière la caméra), il fut l’un des tous premiers Français à lire Heidegger (dont il parlait longuement avec Henri Lefebvre) et fit connaître à ses amis (entre autres Sartre et Simone de Beauvoir) la littérature irlandaise et les romanciers américains. Dès son adhésion au parti, il se lança dans des activités fébriles et militantes : il participa, avec des camarades du parti et du groupe Philosophies tels Georges Friedmann (qui avait avancé les fonds), Henri Lefebvre, Georges Politzer, Pierre Morhange, Norbert Guterman, à l’aventure de la Revue marxiste, revue "autonome" de recherches marxistes, en donnant quelques articles sur la rationalisation économique, où il défendait la rationalisation socialiste contre la capitaliste, et des comptes rendus politico-littéraires dans lesquels il éreintait Sorel, de Man, Bergson, Barrès, les socialismes, la religion et la bourgeoisie (février, mars et avril 1929). Il partagea avec son ami Georges Politzer, la direction de la Revue de psychologie concrète (1929). Au début de 1931, alors qu’il était conseiller littéraire de la revue Bifur, il se mit à la disposition de la section d’Agit-prop du Parti communiste français qui cherchait à contrôler cette revue et qui savait pouvoir compter sur Nizan, "camarade très discipliné qui désire travailler sous notre entière direction" (voir Cahiers d’histoire de l’Institut Maurice Thorez, op. cit., p. 76-77). Quelques mois plus tard, Bifur (8 numéros, 25 mai 1929-juin 1931) cessa de paraître. Nino Frank, le secrétaire de rédaction à l’époque, en rendit Nizan responsable. Il s’occupa également de la librairie du parti, rue Lafayette et collabora à la revue Europe et à l’hebdomadaire Monde. En mars 1931, à la suite de "la résolution sur Monde" de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires (Kharkov, 6-15 novembre 1930), qui accusait l’hebdomadaire d’être "le promoteur des idéologies hostiles au prolétariat", il exigea pour lui-même, la place de critique littéraire et pour ses camarades, Vaillant-Couturier, Moussinac, Cogniot, Péri, etc.. des positions-clé dans le comité de rédaction (correspondance Nizan-Barbusse dans le livre de A. Cohen-Solal sur Paul Nizan). Mais Barbusse, financièrement indépendant, ne céda pas. On retrouve des échos de Kharkov dans son article "Notes-programme sur la philosophie" ainsi que dans ses deux pamphlets, Aden Arabie (1931) et Les Chiens de garde (1932). Le premier, rendu à la notoriété par l’avant-propos de Sartre à la réédition de 1960, est célèbre par sa salve inaugurale : "J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie". Toutefois le venin se trouvait dans le bouquet final : "Que pas une de nos actions ne soit pure de la colère [...] Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir d’être fanatique". Le second, anti-sorbonnard, dénonce les "grands prêtres de l’ordre bourgeois" qu’étaient, selon lui, Brunschvicg, Lalande, Bergson, Boutroux et, dans une moindre mesure, Benda (il s’en prenait au passage à Jacques Maritain et se moquait des Décades de Pontigny de Paul Desjardins). Rejetant Kant, un "exploiteur", il acceptait Spinoza, qui "n’est pas du parti des exploiteurs", respectait Lucien Herr "qui ne mentait jamais". Voulant se compter parmi ceux qui ne se "regarderont plus que comme des spécialistes au service du prolétariat, longtemps, nécessairement suspects", Nizan déclarait que le philosophe moderne devait être au service du peuple, comme Épicure, et ressembler "au révolutionnaire professionnel décrit par Lénine".
Son apprentissage (1927-1933) fut marqué par le sectarisme et l’ouvriérisme du parti, sa politique "classe contre classe" à laquelle Nizan prit une part active. Son nom est associé à l’affaire de la Revue marxiste (dans laquelle il fit cause commune avec Politzer et prit parti contre Guterman et Morhange, au contrôle de Bifur, à la tentative de contrôle de Monde, puis à la création de l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR) en 1932, au lancement de Commune en 1933, dont il fut secrétaire de rédaction avec Aragon, à la création de l’Université ouvrière (1932) et au Cahier de revendications de Denis de Rougemont, dans la Nouvelle revue française (décembre 1932). Porte-parole du parti, il profita de sa participation à ce Cahier de revendications, qui se voulait une tentative, hors partis politiques, de front unique de la jeunesse, pour opposer une fin de non-recevoir à cette "Troisième force" naissante, à ces "enfants de la lumière", en accusant certains participants, entre autres Esprit et Ordre nouveau, d’être des "lignes directrices d’une doctrine fasciste possible parmi toutes les autres". Denis de Rougemont, excédé, le qualifiera de "Stalinien de Paris".
Il condamna l’individualisme petit-bourgeois du surréalisme. Manichéen dans son analyse ("tout le drame se joue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Entre l’impérialisme et la Révolution"), Nizan demandait à la jeunesse de France de souscrire au "projet héroïque du monde que construit déjà l’URSS."
Entre-temps, Nizan avait effectué son service militaire à Paris (15 octobre 1929-15 octobre 1930, au 20e régiment d’infanterie coloniale), qui lui inspira l’épisode de la conspiration dans le roman du même nom. Nommé professeur de philosophie au lycée Lalande à Bourg-en-Bresse (1931-1932), il laissa une trace profonde dans cette ville à la suite de ses activités politiques et de sa tentative de syndicalisation des chômeurs qu’il encourageait à adhérer à la CGTU. En janvier et février 1932, une campagne de presse anti-Nizan (et anticommuniste) mobilisa la population bien pensante contre ce "Messie rouge" qui "s’est fait à Bourg le chef du Parti communiste" (Journal de l’Ain, le Courrier de l’Ain, le Franc-Parler). Candidat aux législatives de 1932 (1er et 8 mai), il obtint 338 voix (sur 12 542 votants) au 1er tour et, se maintenant au second tour, conformément à la tactique classe contre classe, il recueillit 80 voix (sur 13 218 votants), ce qui le plaçait à l’avant-dernier rang parmi les quatre candidats communistes du département de l’Ain.
Nommé professeur de philosophie au lycée d’Auch en 1932, il demanda sa mise en congé et revint à Paris où il trouva immédiatement place au sein de l’appareil qui, selon André Ferrat, avait grand besoin de renouveler ses "cadres fatigués", surtout après l’affaire Barbé-Celor-Lozeray. C’est en 1932 qu’il commença son apprentissage de journaliste à l’Humanité (chargé de notes de lecture hebdomadaires) et qu’il travailla, entre autres, sous la férule de Gabriel Péri. Il collabora à la Revue des vivants en y donnant un article sur "La littérature révolutionnaire en France" (1932) ainsi qu’à Littérature internationale (organe de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires, 1933). Dans la biographie qu’il rédigea, en janvier 1933, pour la Commission des Cadres, Nizan dit être entré au PC fin 24, sur la recommandation de François Chasseigne, ancien camarade de lycée, plus par « romantisme » que par sentiment de classe bien défini, puis avoir quitté le parti en 1927 au moment de son départ de France, enfin avoir été réintégré à son retour. Une note commentait ainsi cette biographie : « Bonne bio. militant actif dans les milieux universitaires. A encore besoin de se développer dans le domaine des connaissances marxistes. A fait des efforts pour se lier aux masses principalement à Bourg (...) Camarade à lier au Parti, à faire travailler, peut se développer énormément et rendre grand service » (RGASPI 495 270 1536, consulté par Nicole Racine).
Ce fut également cette année-là, sans doute inspiré et libéré par la mort de son père en 1930, avec qui il avait entretenu des liens virils et complices, qu’il publia son premier roman, Antoine Bloyé (une voix au Goncourt de 1933). Analyse marxiste de la montée du capitalisme français sous le Second Empire, dénonciation du déracinement et de l’aliénation par l’industrialisation et l’urbanisation, Antoine Bloyé était largement autobiographique et la vie de son père lui en avait inspiré le personnage principal. D’une facture traditionnelle, qui rappelle Zola, ce premier roman porte déjà ce qui deviendra un leitmotiv dans l’œuvre de Nizan : l’obsession de la mort, de la mort en solitaire.
En 1934, son militantisme exemplaire fut récompensé par le parti qui l’envoya en Union Soviétique. En janvier, accompagné de sa femme, il quitta Paris et ses deux enfants (Anne-Marie, six ans, Patrick, quatre ans) pour un séjour qui dura presque un an, financé en partie par ses droits d’auteur (Aden Arabie et Les Chiens de garde avaient été traduits en russe). Il fréquenta l’Institut Marx-Engels à Moscou, assura la publication de cinq numéros de l’édition française de Littérature internationale (n°s 2, 3 et 4 en 1934, et le n° 1 de 1935), se rendit à Leningrad, voyagea dans l’Oural et en Asie centrale (évoqué dans deux longs articles-reportages, "Sindobod-Toçikistan", Europe, mai 1935 et "Le Tombeau de Timour", Vendredi, 22 janvier 1937). En août 1934, il participa à Moscou au premier congrès des écrivains révolutionnaires avec Malraux, Jean-Richard Bloch, Vladimir Pozner et Aragon. Il devait en naître, entre Malraux et Nizan, une amitié durable. Il rencontra Gorki et assista aux funérailles de Kirov en décembre 1934. Il avait adhéré au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) dès sa création au printemps 1934.
Son séjour soviétique coïncida avec la nouvelle politique antifasciste du Komintern, adoptée au cours du XVIIIe congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (fin janvier 1934) qui aboutit à un rapprochement entre l’Union soviétique et les démocraties occidentales, à son adhésion à la SDN. Nizan apporta sa contribution à la diffusion d’une nouvelle image de l’URSS dès son retour en France dans une série de conférences et d’articles dans lesquels il demandait à ses concitoyens de se fier à son témoignage "d’homme qui a longtemps vécu en URSS." Participant aux deux journées nationales d’amitié pour l’Union soviétique, organisées par les Amis de l’Union soviétique les 9 et 10 juin 1935 à Paris (conférence sur "L’Homme nouveau"), il publia trois longs articles dans Russie d’aujourd’hui (n° 32, 33, 35, août, septembre et novembre 1935) où il vantait la gaieté des jeunes soviétiques, leur acharnement au travail, la volonté de paix de l’Union soviétique, "notre patrie, en attendant que nous ayions conquis celle que nous n’avons pas". Il se fit l’écho des proclamations de Jdanov et de Dimitrov et de celui qu’il appelait dorénavant "Staline l’humaniste", en annonçant que le socialisme et l’homme nouveau avaient triomphé en Union Soviétique ainsi que la poésie, comme "la vie et l’œuvre de Pasternak le prouvent". Il reconnaissait toutefois, entre amis, que "ça a été un séjour extrêmement corrupteur" (Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, p. 212) et que même au pays des Soviets on mourait seul.
Nizan participa au Congrès des écrivains pour la défense de la culture (Paris, 21-25 juin 1935) en y donnant une conférence sur "L’humanisme" (Monde, 13 juin 1935 ; Europe, n° 151, 15 juillet 1935). Il y soulignait l’apport original du marxisme mais y dénonçait également l’humanisme abstrait des droits de l’Homme et de la pensée occidentale du XVIIIe siècle, ce qui n’allait pas tout à fait dans le sens souhaité par le parti, en plein révisionnisme humaniste.
Malgré un anticléricalisme viscéral qui lui avait fait dénoncer "la gloire révoltante de l’Église catholique" (1934), Nizan participa à la politique de "la main tendue" avec Paul Vaillant-Couturier et rencontra des "catholiques de gauche" dont Louis Martin-Chauffier. Il n’en affirma pas moins l’incompatibilité des deux doctrines et son éternelle méfiance envers une église "alliée naturelle du fascisme", ce qui lui valut d’être publiquement pris à partie par l’Aube (21 avril 1936). En dépit de la nouvelle souplesse doctrinale du parti, Nizan fit figure de gardien de la pureté du dogme et d’une certaine orthodoxie. Malgré des activités politico-littéraires considérables : collaboration à la rubrique "Politique étrangère" de l’Humanité, à Regards, Clarté, Russie d’aujourd’hui. Correspondance internationale, Vendredi, le nouvel hebdomadaire du Front populaire, lancé en mars 1935, à la page littéraire de Monde, participation aux "Mardis" de la Maison de la Culture, Nizan publia en 1935 son roman le plus engagé politiquement : Le Cheval de Troie.
Ce roman de circonstance, largement inspiré par son expérience à Bourg, où il s’agissait de favoriser la création d’un front unique antifasciste, autour du parti, afin que les choses ne se passent "pas comme en Allemagne", n’en évoque pas moins l’obsession de la mort et voit dans l’engagement politique, non seulement le moyen de créer un front uni antifasciste, mais aussi le moyen, pour l’individu, d’apprendre "par où commencer" et "comment vivre et mourir".Le Cheval de Troie est un bel exemple de réalisme socialiste en tant que méthode esthétique directement liée à un programme politique. Faut-il voir dans son titre des échos du discours de Dimitrov au VIIe congrès mondial de l’Internationale communiste en août 1935 qui préconisait aux communistes occidentaux la tactique du cheval de Troie ? Très proche des théories des tenants soviétiques du Proletkult, des anciens membres du RAPP, la facture du Cheval de Troie n’était cependant plus au goût du jour en 1935, et Nizan lui-même réclama dorénavant, dans une série de comptes rendus et d’articles littéraires une plus grande autonomie pour l’artiste révolutionnaire, afin de lui permettre de passer de l’action à la création, de l’engagement dans la politique à un récit sur la politique (Monde, 1er août 1935). Il annonça en quelque sorte la nouvelle politique culturelle du parti, énoncée par Paul Vaillant-Couturier devant le comité central en octobre 1936 et au cours du IIe congrès des écrivains antifascistes en 1937, qui libéra l’artiste "engagé" de certaines contraintes idéologiques. La Conspiration (prix Interallié en 1938) en fut le résultat tangible. Ce fut donc avec l’aval du parti qu’il put s’atteler à des questions concernant la nature du roman, le traitement et le choix du héros romanesque dans une perspective révolutionnaire, ré-examiner sa notion de "littérature populaire", que Gramsci lui reprochait en 1932-1933 en en soulignant les dangers "cosmopolites" (œuvres choisies, Éditions sociales, 1959) et donner des comptes rendus véritablement littéraires. Gide, qui avait désapprouvé les Chiens de garde y fut sensible et 1935 recommanda la revue Monde à son ami Roger Martin du Gard pour qu’il y lise "au moins les articles de Nizan dont certains me paraissent remarquables". Ses références demeuraient cependant classiques : à Dos Passos ou à Steinbeck, il préférait Dickens, Tolstoï et Stendhal "qui seront toujours plus complexes". Soucieux de se forger un "style communiste" et d’utiliser le communisme en tant que "méthode de connaissance et d’expérience", Nizan voulait à la fois éviter l’utilitarisme de la littérature "jdanovienne" avant la lettre, dont Le Cheval de Troie pouvait constituer un exemple, et l’absence de réalisme social de la littérature bourgeoise. Son premier banc d’essai fut La Conspiration, premier tome d’une trilogie qui devait rester inachevée (le manuscrit de La Soirée à Somosierra que Nizan avait pour ainsi dire terminé en 1940, fut enterré dans un champ près de Dunkerque au moment de la débâcle et ne sera jamais retrouvé). Ce fut sans indulgence, sinon sans nostalgie, que Nizan se pencha sur sa propre adolescence (1924-1929). "Ils avaient tous le mauvais âge, entre vingt et vingt-quatre ans", écrivit-il dans La Conspiration, roman-bilan où il laisse entendre que si le communisme, "machine de révolte et d’amitié", est une politique, "c’est aussi un style de vie". En 1936, encouragé par son ami Georges Friedmann, responsable de la collection "Socialisme et culture" aux Éditions sociales internationales, il écrivit Les Matérialistes de l’Antiquité, petit ouvrage de vulgarisation qui pouvait également servir à légitimer le matérialisme des communistes. Il collabora également aux Morceaux choisis de Marx (1934) pour lesquels il sélectionna les écrits philosophiques de Marx. Son choix se portait surtout sur les écrits du "jeune" Marx.
Il suivit la guerre civile espagnole, et les quelques semaines qui la précédèrent, dans la Correspondance internationale (13 juin-11 juillet 1936) et en tant qu’envoyé spécial pour Regards et pour l’Humanité (août 1936). Il fit sien le slogan communiste "des avions, des canons pour l’Espagne" dans Ce soir, nouveau quotidien communiste (directeurs : Jean-Richard Bloch et Louis Aragon), lancé en mars 1937 où il était responsable de la rubrique de "politique étrangère" (1937-1939). Nizan se rapprocha de l’équipe de la NRF, surtout de Gide, peut-être d’ailleurs pour contrecarrer l’influence de Pierre Naville et Victor Serge qui faisaient partie de l’entourage de ce dernier. Dans une campagne de "séduction", qui faillit réussir puisque Gide aurait songé à le faire entrer à la Nouvelle revue française en remplacement de Thibaudet, décédé en 1936, Nizan "démontrait", dans deux longs articles (Littérature internationale, n° 3, 1934, et l’Humanité, 17 novembre 1935), l’inéluctabilité du communisme de Gide, dont il faisait remonter l’origine au Roi Candaule. La publication de Retour de l’URSS et surtout de Retouches à mon retour de l’URSS, mirent fin à ce rapprochement. Nizan condamna Gide, modérément après Retour : "Gide n’a pas définitivement conclu ; ses réactions me paraissent moins "trotskystes" que libérales" (Vendredi, 29 janvier 1937). Après Retouches, Gide devint à ses yeux un "traître", au même titre que les fascistes Drieu la Rochelle et Doriot (l’Humanité, 7 août 1937).
Scénario identique dans sa condamnation de Trotsky, qui passa du statut de celui "en qui les intellectuels peuvent reconnaître un de leurs plus grands représentants" (1935) à celui d’homme "qui s’efforce de ruiner la construction du socialisme" (1938).
Les procès de Moscou l’ébranlèrent sans le déraciner et il cautionna la thèse officielle du complot en rappelant "les faits considérables établis par les débats des procès" et en reprochant aux détracteurs de l’URSS de donner l’impression que "tout se passe comme si l’état de l’URSS était responsable des trahisons, mais non l’activité même des traîtres". Redoutant de faire le jeu de l’adversaire, il défendit l’Union soviétique coûte que coûte. Il reprocha à son ami Georges Friedmann d’avoir écrit dans la dernière partie de De la Sainte Russie à l’URSS des pages que "des lecteurs pourront utiliser... contre l’URSS" (Commune, mai 1938). En juillet 1937, il devint co-directeur, avec Luc Durtain, des Cahiers de la jeunesse nouvellement lancés. Il y écrivit quelques éditoriaux et deux longs articles ("Dostoïevsky", 15 décembre 1938, et "Ambition du roman moderne", 15 avril 1939). À cette époque toutefois, l’actualité politique le sollicita et Nizan écrivit dans Ce soir des articles quotidiens sur les affaires étrangères dans lesquels il soulignait sans relâche la volonté de paix de l’URSS, l’antifascisme et le patriotisme du PCF, la nécessité de la sécurité collective, d’une alliance entre Paris, Londres et Moscou (élargie aux États-Unis), de l’aide à l’Espagne, du renforcement et du respect de la Petite Entente, de la défense de la Tchécoslovaquie, etc. Il épousait fidèlement les positions du parti : le révolutionnaire sectaire et gauchisant de la période 1927-1933 était supplanté par l’antifasciste révolutionnaire qui mettait tout en œuvre pour barrer la route au fascisme : "Entre les bûchers de Berlin et les bibliothèques de Moscou tient l’opposition des deux mondes" (l’Humanité, 9 novembre 1936). De concert avec toute la presse communiste, il ne cessa de dénoncer l’anticommunisme de Chamberlain, Daladier et Bonnet, responsable à ses yeux du "pacte à quatre" antisoviétique que représentaient les accords de Munich. Pour Nizan, Munich était "regrettable", pour Péri "intolérable" ce qui faisait ressortir une différence de ton, de style et de fonction entre ces deux journalistes. À une époque où le repli du parti sur une position défaitiste révolutionnaire se dessinait, Nizan continua dans Ce soir la politique de "la main tendue" et alors que la presse communiste en général accusait les pacifistes de lâcheté, Nizan, lui, les ménagea. Il partagea cependant la thèse communiste de la "mystification" de Munich qui faisait de la mobilisation partielle précédant cette conférence un vulgaire subterfuge. Dans Chronique de septembre (1939), un historique des événements aboutissant à la conférence de Munich (29-30 septembre), il s’arrêtait au 28 septembre "parce que les jeux étaient faits". Il ne comprit pas trop la valeur d’"avertissement à Londres et à Paris" (Ce soir, 5 mai 1939) du remplacement de Litvinov, le commissaire juif des Affaires étrangères de l’Union soviétique, par Molotov, le 3 mai.
Le Pacte germano-soviétique (23 août 1939) le surprit en vacances en Corse. Ce fut moins le Pacte en soi qui le décida à rompre avec le parti que l’entrée des troupes soviétiques en Pologne le 17 septembre (et la reprise en main du parti par le Komintern à la même époque, ce qui mettait un terme à tout communisme "national") faisant de ce pacte "une application insoutenable de la Realpolitik" (lettre à sa femme, 22 septembre). Il rompit avec fracas en envoyant sa démission à l’œuvre le 23 septembre. Adressée à Jacques Duclos, elle fut publiée le 25 : "Je t’adresse ma démission du Parti communiste français. Ma condition présente de soldat aux armées m’interdit d’ajouter à ces lignes le moindre commentaire." Nizan rompit avec le parti, avec ses dirigeants, surtout Thorez, qui s’étaient comportés comme des "imbéciles", et non pas avec le communisme. Il s’était présenté à son régiment le 2 septembre en tant que communiste. Sa rupture fit figure d’"apostasie" (Georges Cogniot), de "trahison" (Thorez), de "coup de tête" (Sartre) ou encore de "connerie" (Alexander Werth, son ami, correspondant du Manchester Guardian à Paris). À cette période, une note confidentielle de André Marty du 28 septembre 1939 le qualifiait d’ » intellectuel complètement détaché des masses » (RGASPI, 495 10A 14).
Il passa "la drôle de guerre" à écrire Les Amours de septembre, première partie de La soirée à Somosierra et songeait déjà "à la seconde en attendant le tome III qui verra la guerre arriver" (30 octobre). Mais bientôt, déprimé, peut-être brimé, isolé, malgré d’autres défections qu’il accueillit avec satisfaction (Vassart) ou avec méfiance (Gitton), Nizan obtint le 7 février 1940, à un moment où il se "moque des amours de septembre" et où Staline le "dégoûte", sa mutation en qualité d’interprète auprès du 14th Army Field Workshop de l’armée britannique cantonnée près de Dunkerque.
Nizan fut tué d’une balle perdue le 23 mai 1940 au château de Cocoves (Pas-de-Calais) et enterré au cimetière d’Audruicq (Pas-de-Calais), sous le numéro 5. En 1956, sa dépouille mortelle fut transférée au cimetière national de La Targette (Pas-de-Calais), carré B, tombe 8189. Nizan avait été accusé par Thorez d’être l’exemple type du traître policier (Die Welt, 21 mars 1940), accusation reprise dans une brochure du parti, Comment se défendre (1941) puis après la guerre par Henri Lefebvre dans L’Existentialisme (1946) et par Louis Aragon dans Les Communistes (1949) ainsi que dans les Lettres françaises et l’Humanité en avril 1947. Ce printemps-là, Sartre, alerté par Henriette Nizan, lançait une pétition signée par de nombreux intellectuels dont Mauriac, Camus, Lescure, Paulhan, Parain, Leiris, Simone de Beauvoir, et publiée dans les Temps modernes, Littéraire, Combat, Carrefour, Gavroche, sommant le parti de justifier ses accusations. Martin-Chauffier de son côté publiait un article dans Caliban : "Nizan n’était pas un délateur". Le parti ne put jamais fournir les preuves requises. "Le cas Nizan" en resta là. Par la suite Lefebvre se dédit en expliquant que L’Existentialisme était un ouvrage "stalinien" et Louis Aragon supprima dans l’édition remaniée des Communistes (1966) l’épisode dans lequel Nizan apparaissait sous les traits du policier Orfilat. Il fallut attendre cependant la préface de Sartre à la réédition d’Aden Arabie en 1960 pour sortir Nizan des oubliettes de l’histoire où le parti l’avait jeté et la fin des années soixante-dix pour qu’il fût à nouveau considéré par le parti comme "l’un des nôtres".
Par James Steel
ŒUVRE CHOISIE : Aden Arabie, Paris, Rieder, 1931 (réédition, Maspero, 1960. Avant-propos de Jean-Paul Sartre. Ibid., Paris, La Découverte, 1987). — Les chiens de garde, Rieder, 1932 (réédition Paris, Maspero, 1969). — Antoine Bloyé, Grasset, 1933 (rééditions 1960 et 1985). — Le cheval de Troie, Gallimard, 1935 (réédition, 1969). — La conspiration, Gallimard, 1938 (rééditions, 1968 et 1973). — Chronique de septembre, Gallimard, 1939 (réédition, 1978. Préf. d’Olivier Todd). — Les matérialistes de l’Antiquité, Éditions sociales internationales, 1936 (réédition Maspero, 1965). — Morceaux choisis de Marx (Int.. Henri Lefebvre et Norbert Guterman), Gallimard, 1934 (réédition, 1950).
SOURCES : Interviews de Nizan : Reflets, 8 décembre 1938. — Marianne, 14 décembre 1938 et 19 avril 1939. — "Paul Nizan", Atoll, n° 1, 1er novembre-décembre 1967-janvier 1968 (numéro spécial consacré à Nizan). — J.-J. Brochier, P. Nizan, intellectuel communiste, écrits et correspondance 1926-1940, Maspero, 1967. — Annie Cohen-Solal (avec la coll. d’Henriette Nizan), Paul Nizan, communiste impossible, Grasset, 1980. — Henriette Nizan, Libres mémoires, Laffont, 1989. — Ariel Ginsbourg, Paul Nizan, Paris, Éditions universitaires, 1966. — Y. Ishaghpour, Paul Nizan, une figure mythique et son temps, Le Sycomore, 1980. — Adèle King, Paul Nizan écrivain, Didier, 1976. — P. Ory, Nizan. Destin d’un révolté, 1905-1940, Ramsay, 1980. — W. Redfern, Paul Nizan. Committed literature in a conspirational world, Princeton, Princeton University Press, 1972. — J.-P. Sartre, Avant-propos à la réédition d’Aden Arabie, Maspero, 1960. — J. Steel, Paul Nizan. Un révolutionnaire conformiste ? Presses de la FNSP, 1987. — B. Alluin et J. Deguy (ed.), Paul Nizan. Écrivain, Lille, Presses universitaires de Lille, 1989. — Pour une nouvelle culture. Textes réunis et présentés par Susan Suleiman, Grasset, 1971. — P. Juquin, "Critiques sans bases", La Nouvelle critique, n° 118, août-septembre 1960. — A. Laude, "Paul Nizan, le jeune homme révolté", Le Temps des hommes, octobre-décembre 1960. — M. Nadeau, "Paul Nizan, deux fois mort et ressuscité", L’Observateur littéraire, 30 juin 1960. — O. Todd, "Paul Nizan : an appraisal", Time and Tide, 30 mars 1961. — P. Sénart, "Sartre et Nizan", Combat, 2 juillet 1964. — Jacqueline Leiner, "La part de l’actuel dans l’œuvre de Paul-Yves Nizan ou vers une nouvelle signification de la mort", Revue des sciences humaines, faculté des lettres de Lille, février-mars 1968. — G. Lanteri-Laura, "Nizan et Politzer quarante ans après", Critique, août-septembre 1968. — P. Morelle, "Nizan le mal connu", Le Monde littéraire, 21 février 1968. — R. Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983. — Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard ; La Force de l’âge, Gallimard. — H. Lefebvre, L’Existentialisme, Le Sagittaire, 1946 ; La Somme et le reste, La Nef de Paris, 1959 (2 vol.). — A. Rossi, Physiologie du parti communiste français, Self, 1948. — M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960. — J.-P. Sartre, Les Mots, Gallimard, 1960. — A. Fabre-Luce, Anthologie de la Nouvelle Europe, Plon, 1942. — P. Daix, Aragon, une vie à changer, Seuil, 1975. — A. Gide, Journal, 1889-1939, Gallimard, 1939. — André Gide-Roger Martin du Gard : Correspondance, Gallimard, 1968 (2 vol.). — "Correspondance entre Jean Guéhenno et Romain Rolland", 1919-1944, Cahiers Romain Rolland, n° 23, Albin Michel, 1975. — A. Werth, The last days of Paris (A journalist’s diary), Londres, Hamish Hamilton, 1940, et The Twilight of France, 1933-1940. A journalist’s chronicle, Londres, Hamish Hamilton, 1942. — B. Pudal « Paul Nizan : l’homme et ses doubles », Mots, septembre 1992, n°32— B. Pudal, « la seconde réception de Nizan (1960-1990) dans « Intellectuels engagés d’une guerre à l’autre », les Cahiers de l’IHTP, n°26, mars 1994 — Dossier Paul Nizan, École normale supérieure. — Interview de nombreux camarades, amis et collègues de Nizan ainsi que témoins de l’époque, archives personnelles de l’auteur.
Bibliographie : Claude Pennetier et Bernard Pudal (sd), Le Sujet communiste. Identités militantes et laboratoires du "moi", Presse universitaires de Rennes, 2014. — Bernard Pudal, Claude Pennetier, Le Souffle d’octobre 1917. L’engagement des communistes français, Les éditions de l’Atelier, 2017 : le chapitre 13 lui est consacré.