RENOIR Jean

Par Claude Liscia

Né le 15 septembre 1894 à Paris, mort le 12 février 1979 à Hollywood (États-Unis d’Amérique) ; fils du peintre Pierre-Auguste Renoir et d’Aline Renoir, née Charigot ; cinéaste ; un temps compagnon de route du Parti communiste.

Jean Renoir (DR)
Jean Renoir (DR)

« La division des hommes en fascistes et communistes ne signifie rien du tout. Le fascisme comme le communisme croit au progrès... Pourtant dans ces extrêmes, il faut bien prendre position. Si c’était à refaire, mis au pied du mur, je prendrais position pour le communisme parce qu’il me semble que les tenants de cette doctrine ont une conception plus honorable de l’être humain. Mais pour moi, comme je l’ai proclamé, le proclame et continuerai à le proclamer, le vrai ennemi, c’est le progrès, non parce que ça ne marche pas, mais, précisément, parce que ça marche. »

Écrits avec quelque humour par Jean Renoir en 1974 à propos du Front populaire, ces mots n’en soulignent pas moins la réserve que le cinéaste a toujours manifestée à l’égard des organisations politiques. Sans doute ce scepticisme foncier s’enracinait-il dans une histoire familiale renforcée par la condition d’artiste : son père, Auguste Renoir, qui avait le sentiment d’appartenir au peuple (son propre père était tailleur), se garda de prendre parti en 1871 lorsque ses amis ralliaient les Communards ; il en fut de même plus tard lors de l’affaire Dreyfus. Cette distance n’empêcha pas Jean Renoir d’avoir son regard sur la politique, sa lecture du fonctionnement social : si on a dit de lui (comme on pourrait le dire de son père) que méprisant la bourgeoisie, il fut tout au long de sa vie attiré par les extrêmes, le peuple et l’aristocratie, évoluant dans ces milieux avec une égale aisance, lui-même a maintes fois exprimé sa sensibilité à la division horizontale de la société, c’est le thème même, diffus dans la plupart de ses films, de La Grande illusion : les barrières verticales de l’identité nationale sont menacées par les solidarités de caste (Jean Renoir préférait ce terme à celui de classe) dans ce film à propos duquel le critique Jean Bazin écrivit : « on admirera combien ce film « engagé » est bien peu partisan » ; c’est là résumer la philosophie générale de Jean Renoir durant cette époque du Front Populaire où il se rapprocha du Parti communiste et de la CGT.

C’est ainsi que tout en étant assez lié à Maurice Thorez pour accepter d’être le parrain laïc de son fils, il se refusa toujours à s’inscrire au Parti communiste ; néanmoins, de mars 1937 à octobre 1938, il tint une chronique hebdomadaire dans Ce soir, le quotidien communiste ; il créa en mai 1936 avec Germaine Dulac, Henri Jeanson et Léon Moussinac une revue Ciné-Liberté qui n’eut que quelques numéros : la question de la censure y revient sans cesse ; et surtout, ses films de 1934 à 1939 sont ancrés dans cette effervescence politique, en marquent les espoirs, puis les désillusions, en révèlent quelque profondeur insoupçonnée, non seulement par les thèmes, l’histoire, le scénario, mais par la direction d’acteur (qui commence au choix de l’acteur) et par l’invention d’une technique appropriée ; c’est pourquoi tous n’ont pas été appréciés à leur sortie à la valeur dont ils sont crédités aujourd’hui : trop en avance dans cette recherche formelle qui doit au demeurant beaucoup à la part d’improvisation, à l’intuition d’un mouvement de caméra.

Le premier, Toni, demeuré incompris à sa sortie par la critique communiste, correspond, dit Jean Renoir, à une « crise de réalisme aigu » ; tiré d’un fait divers, le film raconte le drame passionnel d’un ouvrier italien immigré dans une Provence rurale ; le néo-réalisme, dont les premiers films sortiront huit ans plus tard, en a revendiqué l’héritage, or si Jean Renoir a parfois (pas toujours) dénié cette paternité, c’est précisément par surenchère à cette école de cinéma social qu’il critique pour attacher trop d’importance aux drames et aux héros : lui s’était efforcé non seulement d’accorder la même place à un personnage secondaire, une paysanne au lavoir, qu’au protagoniste de l’histoire, mais aussi d’avoir supprimé toute « vedette-décor » et toute « vedette-situation » (autrement dit de ne pas avoir compté sur le ressort dramatique) pour donner l’impression d’enregistrer, au mépris de toute hiérarchie, la simple réalité sans même en reconstruire le son et doubler les acteurs comme le feront les cinéastes italiens ; pour restituer l’idée de « faire partie d’un tout », il s’était éloigné du gros plan qui isole l’individu, le visage occupant tout l’espace, pour mettre au point des panoramiques « qui relient clairement les personnages entre eux et à leur environnement », une phrase que ne renierait pas Bertolt Brecht que Jean Renoir reçut souvent chez lui avec les compositeurs Hanns Eisler et Kurt Weill ; l’un des plus proches amis et collaborateurs de Jean Renoir fut Karl Koch, formé par Brecht.

En octobre 1935, il réalisa avec peu de moyens Le Crime de Monsieur Lange, co-écrit avec Jacques Prévert, joué en partie par des comédiens du groupe Octobre : leur patron véreux étant porté disparu dans un accident de train les employés d’une petite maison d’édition criblée de dettes forment une coopérative et renflouent l’entreprise grâce au succès du roman de l’un d’entre eux, Amédée Lange ; survient le patron qui veut faire valoir ses droits de propriété, Lange le tue. La gaieté d’un tournage entre amis, le brio des dialogues et des mouvements de caméra, l’ont emporté sur le côté didactique du film, d’autant que, peu enclin au manichéisme, Jean Renoir a joué sur le contraste entre des acteurs plus ou moins obscurs et la star qu’était Jules Berry pour incarner un patron ignoble avec une espèce de clin d’œil qui en amoindrissait l’ignominie.

C’est à la suite de ce film qu’en vue des élections d’avril-mai 1936, Louis Aragon aura l’idée de lui commander un film de propagande pour le Parti communiste. Film militant, financé sur l’argent recueilli au cours des meetings, La Vie est à nous, ne sortit que dans les circuits du Parti communiste. Il mit en scène des sketches : la misère, les deux cents familles, les émeutes nationalistes de 1934, la menace hitlérienne, le rôle du Parti communiste, filma une série de discours de Marcel Cachin, Jacques Duclos, Maurice Thorez. Louis Aragon avait chargé Jean-Paul Le Chanois, un des fondateurs du groupe Octobre, de veiller à l’orthodoxie du film quant à la ligne du Parti communiste, mais Renoir avait de son côté exigé sa liberté ; pour obtenir l’autorisation d’être projeté dans les meetings, le film devait être montré aux membres du comité central, plusieurs firent des critiques, Maurice Thorez les interrompit et donna son aval. André Bazin note : « L’ensemble témoigne d’une énorme naïveté didactique car le scénario est démonstratif en diable, mais le résultat est extraordinaire par la sincérité du propos et la qualité du jeu des acteurs. »

Après Une Partie de campagne et Les Bas-fonds, la pièce de Maxime Gorki transposée dans les faubourgs de Paris (1936), ce fut La Grande illusion, le film de Jean Renoir qui eut le plus de succès, interdit à sa sortie en 1937 en Allemagne, en Belgique et en Italie (où néanmoins il remporta un prix, spécialement créé pour lui parce qu’on ne pouvait décemment lui attribuer le prix Mussolini), triomphant en France et aux États-Unis (où le président Franklin Roosevelt déclara « Tous les démocrates devraient voir ce film. ») ; puis La Marseillaise, « le premier film fait pour le peuple et par le peuple », avait souhaité son auteur et qui fut patronné entre autres par Léon Blum, Benoît Frachon, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Louis Aragon. Un grand meeting fut organisé en vue de le financer par une souscription populaire (des parts de deux francs récupérables sur le prix d’une place) ; mais avec le reflux du Front populaire, le ministère Blum tomba en juin 1937, Jean Renoir dut en rabattre sur l’ambition du projet initial. Si la droite se déchaîna sur le film, certains critiques de gauche furent déconcertés et La Marseillaise ne connut pas un succès immédiat ; là encore Jean Renoir avait voulu accorder plus d’importance aux révolutionnaires ordinaires qu’aux Danton et Robespierre et avait choisi des acteurs à l’accent du Midi, ce réalisme avait déplu ; mais, refusant ces héros mythiques, il n’en donna pas moins un contrepoint aux Marseillais avec la figure de Louis XVI. S’étant beaucoup documenté, il en était arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’un homme d’une grande distinction morale et lucide sur son destin, il voulut le réhabiliter. Enfin l’échec relatif du film peut s’expliquer par la modernité de sa forme, l’entrecroisement de plusieurs lignes narratives, « l’absence de charpente », selon le mot du réalisateur : « Mon procédé qui consiste à sauter d’une idée à l’autre, et à suivre non pas une ligne matérielle mais une ligne spirituelle (si j’ose dire)... pouvait étonner les gens. »

Après La Marseillaise, Jean Renoir s’éloigna peu à peu du Parti communiste et de la CGT ; après le film suivant, La Bête humaine, tiré du roman d’Émile Zola (avec Jean Gabin), il s’éloigna de ce cinéma à l’engagement appuyé, explicite, pour transposer le climat inquiétant de proximité de la guerre dans les décombres d’un milieu aristocratique. Comédie intime et amère inspirée de Marivaux et Musset, « à la recherche d’un style à cheval sur un certain réalisme et une certaine poésie » dit Jean Renoir, La Règle du jeu (1939) que maints critiques considèrent comme son chef-d’œuvre demeura incompris à sa sortie, « une tape absolument magnifique », reconnaît le cinéaste qui imprima sur ce film son regard détaché, un scepticisme nuancé de tendresse.

Avec La Tosca, film interrompu à cause de la guerre, c’est le Parti communiste qui prit ses distances avec Jean Renoir. Répondant à l’invitation de Mussolini, celui-ci part à Rome avec Karl Koch pour travailler à ce qui devait être « un extraordinaire film policier avec poursuite et tout » (Luchino Visconti devait l’assister, Michel Simon y jouer). Attitude que Louis Aragon dénonça avec virulence dans un article sur L’Espoir, le film d’André Malraux.

Jean Renoir s’expatria alors aux États-Unis, il y réalisa en 1943 un film de soutien à la Résistance française tourné avec l’acteur Charles Laughdon ; très critiqué pour sa forme conventionnelle lorsqu’il sortit en France, reçu avec succès aux États-Unis, Vivre libre atteignit le but fixé par son auteur, familiariser les Américains aux problèmes de ses compatriotes. Jean Renoir travailla ensuite pour le compte de l’« Office of War Information » à plusieurs courts métrages et à Salut à la France, un film de propagande à l’intention des soldats américains appelés à débarquer en France ; n’ayant été monté par lui, « ce film ne peut pas m’être attribué », dira-t-il plus tard.

Après la guerre, Jean Renoir choisit de demeurer aux États-Unis ; il vécut à Hollywood, ne produisant durant les vingt dernières années de sa vie que quatre films, du fait des conditions de production et d’un malentendu quasi chronique avec le public et la critique. Pourtant nombre de spécialistes le considèrent comme le meilleur réalisateur français depuis l’origine du cinéma. Après le néo-réalisme italien, la Nouvelle Vague française reconnut toute sa dette envers celui qu’elle surnommait affectueusement « le patron » et s’inscrivit dans la ligne logique de sa liberté formelle certes, mais aussi de ce moment de cinéma à l’écoute de la réalité de son temps, l’exprimant ou l’anticipant, voire la déroutant par son non-conformisme.

Mort à Hollywood en 1979, il fut enterré en France, à Essoyes (Aube) aux côtés de sa mère, de son père et de ses frères.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article128578, notice RENOIR Jean par Claude Liscia, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 18 mai 2016.

Par Claude Liscia

Jean Renoir (DR)
Jean Renoir (DR)

SOURCES : Jean Renoir, Ma Vie et mes films, Flammarion, 1974, 262 p. — Écrits 1926-1971, Belfond, 1974, 313 p. — Oeuvres de cinéma inédites, Gallimard, 1981, 442 p. — Lettres d’Amérique, Presses de la Renaissance, 1984, 358 p. — Entretiens et propos, Ramsay Poche Cinéma, 1986, 165 p. — H. Agel, « Jean Renoir », in Les Grands cinéastes que je propose, Ed. du Cerf, 1967. — A. Bazin, Jean Renoir , Éd. Champs Libre, 1971, 285 p. — J. Béranger, Portrait de Jean Renoir , Cahiers de l’écran, n° 1, 1947. — Cl. Beylie, Jean Renoir, le spectacle, la vie, Cinéma d’aujourd’hui, nouvelle série, n° 2, mai-juin 1975. — Célia Bertin, Jean Renoir, Perrin, 1986, 481 p. — A.-J. Cauliez, Jean Renoir , Ed. Universitaires, 1962. — Paul Davay, Jean Renoir , Bruxelles, Club du Livre de cinéma, 1957. — Cl. Gauteur, Jean Renoir , la double méprise, Les Éditeurs français réunis, 1980. — P. Haffner, Jean Renoir , cinéaste de la totalité, Th. — P. Leprohon, Jean Renoir, Seghers, 1967, 191 p. — F. Poulle, Renoir 38 ou Jean Renoir pour rien ?, Ed. du Cerf, 1969, 169 p. — D. Serceau, Jean Renoir, l’insurgé, Le Sycomore, 1981, 266 p. — Jean Renoir, Edilig, 1985, 127 p. — R. Viry-Babel, Jean Renoir, Presses Universitaires de Nancy, 136 p. — Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Éd. Flammarion, coll. grandes biographies, 1100 p.

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