Par Bernard Duchatelet
Né le 29 janvier 1866 à Clamecy (Nièvre), mort le 30 décembre 1944 à Vézelay (Yonne) ; Études au collège de Clamecy (1873-1880), puis à Paris où s’est installée la famille : lycée Saint-Louis (1880-1882), lycée Louis-Le-Grand (1882-1886) ; École normale supérieure (1886-1889), agrégation d’histoire (1889), École française de Rome (1889-1891), docteur ès lettres (1895 : thèses sur l’histoire de l’art) ; professeur d’enseignement supérieur (École normale, puis Sorbonne, de 1895 à 1912) ; vécut ensuite uniquement de sa plume ; Prix Nobel de Littérature (1915) décerné en 1916 ; pacifiste, un temps compagnon de route du mouvement communiste.
Fils d’Émile Rolland notaire et d’Antoinette-Marie Courot, par ses études Romain Rolland était destiné à l’enseignement. Mais il avait ce métier en horreur ; sa vocation était d’être un artiste et, à défaut d’être musicien, il se fit écrivain. Enfant rêveur, aimant la solitude, il avait, très jeune, écrit quelques romans inspirés de Jules Verne et de Gustave Aimard et, à treize ans, composé une tragédie d’inspiration cornélienne. A l’École normale supérieure il ébaucha diverses œuvres et, dès sa sortie, écrivit ses premiers drames (inédits) : Empédocle et Orsino (1890), Les Baglioni (1891), puis Niobé (1892) et Caligula (1893). Tout en rédigeant ses thèses il travailla au Siège de Mantoue (1894), puis à Saint Louis (1895). Rien ne le prédisposait à un engagement politique. Mais Romain Rolland qui, par son mariage en 1892 avec Clotilde Bréal dont il divorça en 1901, était entré dans un monde qu’il ne connaissait guère — la grande bourgeoisie juive — se sentit de plus en plus mal à l’aise et déçu, d’autant plus qu’il n’arrivait pas à faire jouer ses pièces, raidi dans son intransigeance, il regardait le monde à travers le prisme de son amertume.
Frappé par ce qu’il estimait être la décadence d’une société qui, à la fin du siècle, se mourait, découragé, à la recherche d’une foi, il fut attiré par le socialisme. En 1895 il notait : « S’il y a quelque moyen d’échapper à la mort qui menace l’Europe actuelle, sa société et son art, il est dans le socialisme. Là, seulement, j’aperçois un principe de vie nouvelle. » (Mémoires, p. 253) Il voyait dans le socialisme non pas tant une doctrine économique ou politique, qu’une foi capable de redonner un élan, en insufflant l’énergie. Désireux de montrer un héros qui se dressât de toute sa foi en face d’un monde corrompu, il s’essaya, sans succès, à un Savonarole (1896), resté inachevé ; il écrivit Jeanne de Piennes (inédite), puis Aërt* (1896), deux pièces qui mettaient en scène des héros solitaires et purs, en butte à leur milieu corrompu. Mais, se détournant de ce type de drame qui cherchait son action dans l’histoire passée, convaincu que son époque était riche d’un tragique digne de Shakespeare, il s’attacha à composer un « drame héroïque moderne » ; Les Vaincus (1897), pièce inachevée, publiée seulement en 1922.
Romain Rolland pressentait alors une ère nouvelle, celle des révolutions et des mouvements de masse. Mais, s’il admirait l’idéal socialiste révolutionnaire et s’il était sensible à l’appel de la force rénovatrice, il éprouvait de la pitié pour les faibles qu’écraserait la violence de ces bouleversements. Il voulait « montrer le malheur de ceux qui vivent, à une heure de crise sociale, partagés entre les deux époques qui se heurtent, et écrasés entre les deux partis » (Les Vaincus, p. 8). Devant l’état de lutte aiguë où se trouvait la société il se demandait : « Quel parti doit prendre une âme noble, au milieu de cette lutte ? » (ibid., p. 10) La vieille société s’écroulait, mais — admettait-il — « ce n’est pas tant un ordre de choses beaucoup plus juste, qui sortira de la prochaine révolution, que la victoire d’une classe plus forte, plus vivante, et par là même moins vile, et plus capable de choses héroïques. » (cité par R. Josimovic, dans Knjizevni pogledi Romena Rolana, Belgrade, 1966, p. 264) Cela justifiait-il la violence ? Déjà, Romain Rolland, séduit par la foi héroïque, se sentait déchiré.
L’écrivain réagit : au moment de l’affaire Dreyfus, vécue au milieu d’une belle-famille juive, loin de s’engager dans la bataille il la regardait en artiste, qui voyait un certaine grandeur dans le combat de « deux Fois ennemies », la Patrie et la Justice. Il composa Les Loups (1898), pièce qui s’inspirait de l’Affaire, mais dont il situait l’action en 1793, à Mayence. Le titre premier, « Morituri », explicite mieux le sens de ce drame, que précisait une préface, inédite : « Pour de vrais hommes, le véritable objet de la vie n’est pas la raison, ou je ne sais quel progrès social ou individuel, matériel ou moral. L’objet de la vie, c’est la vie. Il n’est qu’un ennemi : le Néant. »
Romain Rolland s’enthousiasma pour les hommes de la Révolution. Il voyait en eux des « hommes de Shakespeare », menés par une foi intense et une volonté héroïque. Leurs discours l’exaltaient ; après Le triomphe de la Raison (1899), ce fut Danton (1899) — d’abord intitulé Danton foudroyé ; le dramaturge épousait les passions de ses personnages et exprimait leur foi intransigeante.
C’est alors qu’il fit plus amplement la connaissance de Charles Péguy* qui avait publié Les Loups. Il vit en lui une âme proche des grands Conventionnels que son Danton mettait en scène : un « socialiste ardent et passionné », qui « a entrepris [...] de fonder la Révolution sociale sur une réforme des moeurs et de l’intelligence — comme Mazzini et comme les grands révolutionnaires » (Choix de lettres à Malwida von Meysenbug, p. 281). Telle était sa conviction socialiste : une révolution morale, qui se plaçait non sur le plan des faits, mais sur celui des Idées : « Ce n’est pas pour établir un gouvernement républicain dans la pratique que Saint-Just, Robespierre ont lutté ; c’est pour accomplir pleinement les Idées de République puritaine qu’ils voyaient en eux, et qu’ils adoraient » (ibid., p. 277). Romain Rolland revivait la Révolution ; il voulait « extraire de la fournaise de 93 tout le feu qu’ [il pouvait] en prendre, et dont [son] époque n’[avait] pas médiocrement besoin » (Correspondance entre Louis Gillet et Romain Rolland, p. 88). Dans cet état d’esprit il écrivit Le 14 Juillet (1900), voulant réveiller l’énergie des spectateurs. Ainsi s’explique aussi son intérêt pour un Théâtre du peuple dont il faisait la théorie et qu’il tentait de pratiquer.
Au début du siècle il se sentait près des socialistes, mais il ne s’engagea nullement dans les luttes idéologiques, ne s’intéressant qu’à quelques individualités remarquables par leur indépendance d’esprit et leur foi : des socialistes ennemis des politiciens, — Hubert Lagardelle*, Édouard Berth*, Georges Sorel*, qui gravitaient autour des Cahiers de la Quinzaine et du Mouvement socialiste. Ce fut ce milieu encore qui l’influençait quand, ayant renoncé au théâtre, il s’engagea dans la rédaction de Jean-Christophe (1903-1912).
Si, au début du roman, il plaçait son héros dans un temps lointain, très vite avec le cinquième volume il évoquait l’époque contemporaine. Attentif aux mouvements qui travaillaient l’Europe, il suivit les événements de Russie et dès 1905 nota : « Ce qui se passe à Moscou est un des faits les plus grands de l’histoire » (Chère Sofia I, p. 248). En 1906 il observa les grèves en France et l’évolution du socialisme, qui, une fois au pouvoir, tendait de plus en plus à un empiétement tyrannique sur les libertés. Il vit alors le salut dans le syndicalisme révolutionnaire. La Foire sur la place (1908) et Dans la maison (1909) montrent ce double aspect : critique du parlementarisme dogmatique et exaltation de la « réaction mystique et forcenée de l’élite qui guidait au combat les syndicats ouvriers » (Jean-Christophe, p. 956). Mais Romain Rolland s’aperçut que face à « l’impérialisme capitaliste » se dressait « l’impérialisme syndical » et, travaillant au Buisson ardent (1911), il renonça à l’épisode révolutionnaire auquel il avait songé mêler Christophe, et aussi à l’idée, un moment caressée, de jeter Olivier, l’ami de Christophe, dans la guerre des syndicats. Toutefois il montrait son héros toujours attiré, comme lui, par la Révolution, mais se défendant de s’y arrêter ; l’artiste n’avait pas à engager sa pensée. Romain Rolland retrouvait son attitude du temps de l’affaire Dreyfus : regarder le présent en essayant de comprendre les points de vue différents, mais en se détachant de lui : « Pour moi, je vois les vagues passer ; mais aucune ne m’emporte. Je suis pourtant, aussi, passionné à ma manière. Mais ma passion m’a hissé sur un îlot, au-dessus de la mer. Elle gronde tout autour » (Chère Sofia, II, p. 125).
Par ailleurs, Jean-Christophe est aussi un roman européen. Romain Rolland profita de son œuvre pour faire le portrait des pays où se déroule l’action : l’Allemagne, la France, la Suisse, l’Italie, et pour faire comprendre aux autres la diversité de chacun. Il tenta ainsi de rapprocher les différents pays, surtout la France et l’Allemagne. Pressentant le futur désastre, sachant suspendue la menace de « la grande guerre des Nations », il montrait ses héros retrouvant l’attitude de Goethe, qui refusait en 1813 de s’associer au mouvement de haine qui lançait l’Allemagne contre la France : « Vienne la guerre ! » s’exclame Christophe, « elle ne rompra point l’étreinte de nos mains et l’essor de nos génies fraternels » (Jean-Christophe, p. 1 562).
Quand la guerre éclata, Romain Rolland se trouvait en Suisse. Non mobilisable, il y resta et, installé à Genève, d’octobre 1914 à juillet 1915 il s’employa, à l’Agence des prisonniers de guerre, à soulager les misères engendrées par le conflit. S’efforçant de rester lucide en face du déchaînement des passions, il en appela à la raison dans une série d’articles sous le titre de l’un d’eux dans Au-dessus de la mêlée (1915), publié en France par Amédée Dunois, mais tronqué par la censure. Attaqué de toutes parts, dégoûté par l’atmosphère empoisonnée, il se tut et ne reprit le combat qu’en 1916, publiant dans diverses revues — Le Carmel, les Tablettes et surtout Demain d’Henri Guilbeaux* — des articles, repris dans Les Précurseurs (1919).
Voyant dans la guerre la conséquence d’iniquités accomplies depuis plus de cinquante ans, Romain Rolland pensait que de celle-ci devait naître « un renouvellement social dans toutes les nations ». Mais ne faisant plus confiance aux partis socialistes, « les grands traîtres de l’humanité », (P.-J. Jouve, Romain Rolland vivant, p. 129), il se tourna vers les minorités agissantes, la minorité syndicaliste française (Alphonse Merrheim, Pierre Monatte, Alfred Rosmer), quelques socialistes allemands (Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, Clara Zetkin), le petit noyau de Zimmerwald, et surtout le socialisme russe en exil. Il se lia d’amitié avec des tolstoïens : Paul Birukoff, l’ami de Tolstoï, et Nicolas Roubakine ; il fit, en janvier 1915, la connaissance d’Anatole Lounatcharski. Grâce à celui-ci et à Henri Guilbeaux il fut tenu au courant du bouillonnement révolutionnaire russe et de ce qui se passait en Russie en 1915-1916. Sollicité par Lounatcharski, il envoya le 31 mars 1917 un encouragement à la jeune Révolution : « Vous travaillez pour la liberté du monde. Et puisse le monde, réveillé par votre voix, vous suivre ! » (Journal des années de guerre, p. 1 120) La violence et l’intransigeance de Lénine l’inquiétaient ; cependant il s’intéressa à lui. Son Journal des années de guerre montre avec quelle attention il observait les débuts de la révolution, les encourageant ; il reprit et amplifia son texte de mars, dans un « Message du ler Mai aux frères de Russie », publié plus tard sous le titre : « A la Russie libre et libératrice ! » (Les Précurseurs, p. 211-2) Il exaltait la Révolution, tout en mettant en garde ses « frères de Russie », leur demandant d’éviter « les excès où nous sommes tombés ». Car Romain Rolland refusait toute violence.
Dans plusieurs lettres à Pierre-Jean Jouve*, il précisait clairement sa position : il acceptait la révolution, nécessaire, qui fait naître un ordre nouveau, mais il condamnait la violence : « Mon rôle [...] n’est pas de pactiser avec elle, mais de représenter un principe autre et contraire, qui lui soit un contrepoids » (P.-J. Jouve, op. cit., p. 152). Il se voulait libre envers tous les partis et il s’opposa à Guilbeaux : la liberté morale « ne se trouve pas plus assurée par le socialisme ou le bolchevisme que par le capitalisme » (Journal des années de guerre, p. 1 389). Désireux d’être « avec Érasme et Montaigne, qui se sont retirés de l’action, pour mieux combattre » (ibid., p. 1 390), il décida de se placer sur un autre plan, celui de l’Esprit.
Il avait mis son espoir dans la jeune révolution allemande, « renversant, en moins d’une semaine, ce que dix générations de princes avaient durement édifié en trois siècles » (ibid., p. 1 644). Mais sa désillusion fut grande lorsque le gouvernement socialiste allemand écrasa avec l’aide de l’armée le mouvement révolutionnaire. Il y consacra trois articles, « Janvier sanglant à Berlin », (I’Humanité, 16, 17 et 18 février 1919 et Quinze ans de combat, p. 11-30). Désormais il se tourna plus encore vers la Russie. Mais, tout en déplorant l’attitude des Alliés à l’égard des bolcheviks, il prit ses distances quand il vit de quelles violences se rendait coupable cette révolution.
Il ne vit de salut que dans la création d’une autre Internationale, celle de l’Esprit, « en dehors de la IIe ou de la IIIe Internationale de l’Action ». Tel est le sens de la « Déclaration d’Indépendance de l’Esprit » (Les Précurseurs, p. 343-8) ; Romain Rolland cherchait à dégager l’esprit des compromissions : « L’Esprit n’est le serviteur de personne. C’est nous qui sommes les serviteurs de l’Esprit. » Il cherchait aussi à rassembler ceux qui avaient conscience de la fraternité entre les hommes : ainsi pourrait se former une « union fraternelle », grâce à laquelle l’Europe serait à l’abri d’une nouvelle tourmente. Lors de sa publication dans l’Humanité, le 26 juin 1919, trois jours après la conclusion du traité de Versailles, la déclaration avait recueilli 145 signatures : France, Allemagne, Belgique, Italie, Suisse, Danemark, Espagne, Russie, Autriche, et aussi États-Unis se retrouvaient dans cet effort.
Dans le prolongement de cette déclaration, Romain Rolland élabora avec Georges Duhamel le manifeste d’un futur congrès international d’intellectuels dont le but était de créer cette « Internationale de la pensée » : à une solidarité nationale, il fallait substituer une solidarité européenne, dans une visée internationaliste. Ce congrès ne put avoir lieu ; Henri Barbusse* voulait y mêler la politique, ce que Romain Rolland et Duhamel refusaient.
Dans les années qui suivirent la guerre, l’action de Romain Rolland se situa dans cette ligne d’un internationalisme pacifiste, déjà en germe dans Jean-Christophe. Rentré en France il ne s’engagea pas dans la lutte sociale ; il voulait agir sur les esprits, par ses ouvrages. Il publia Liluli (1919), Pierre et Luce (1920) et Clerambault (1920), histoire d’une conscience libre pendant la guerre ; décrivant la réalité de la guerre, il manifestait son pacifisme, dénonçant l’illusion des grands principes évoqués pour justifier la guerre. Il se plaçait sur un plan abstrait : « Ni l’acceptation de la violence, ni le renoncement à la vie, mais l’affirmation de l’âme libre, qui se refuse à transiger avec toute tyrannie, et dont la mission propre est de défendre contre les Réactions, comme contre les Révolutions, l’idéal sacré de la Liberté de l’Esprit, — libre des pouvoirs laïques et religieux, libre de toutes les frontières nationales et sociales, et fraternel à toutes les âmes libres du monde entier » (Les Vaincus, préface de 1921, p. 16).
Son attitude lui valut d’être pris à parti par Henri Barbusse : ce fut l’occasion d’une controverse (décembre 1921 - mars 1922). Romain Rolland refusait la doctrine marxiste, la dictature communiste et s’en prit à Lénine. Il voulait « garder l’intégrité de [la] pensée libre, fût-ce contre la Révolution » : « la pensée libre n’a d’ordre à recevoir, ni de Paris, ni de Rome, ni de Moscou » (Romain Rolland, Textes politiques, sociaux et philosophiques choisis, p. 182-233).
Déçu par la révolution russe, il regarda plus loin. Son internationalisme le fit se tourner vers l’Asie. Dès 1919 il compta sur l’aide de Tagore et songea à fonder une « revue d’Asie et d’Europe [...] qui mettrait en lumière les richesses morales de ces mondes ». Il s’intéressa au projet de Tagore de fonder à Santiniketan une Université internationale ; ce projet fut complété par deux autres, avec l’éditeur suisse Roniger : fondation en Suisse d’une « Weltbibliothek » où se retrouveraient « entre eux non seulement les écrivains d’Europe, mais ceux d’Asie », puis création à Genève d’une « Maison de l’Amitié » qui permettrait de « grouper les forces intellectuelles vivantes d’Europe et d’Asie, qui tendent à se connaître et à coopérer ». Dans le même esprit il encourageait René Arcos* et Paul Colin qui voulaient créer une revue de pensée internationale. Sans qu’il en fût le fondateur, il conseilla les directeurs de cette revue, Europe, dont le premier numéro parut en février 1923.
En fait, Romain Rolland se détachait de l’Europe et tentait de trouver dans l’exemple de Gandhi le moyen de résoudre son dilemme : comment être révolutionnaire et refuser la violence ? La « non-violence », ou plutôt la « non-acceptation », lui paraissait la solution : cette doctrine est « vraie et bonne d’une façon absolue ; et c’est le seul salut pour la civilisation » (Gandhi et Romain Rolland, p. 184). Romain Rolland croyait aux « miracles de l’esprit ». Avec son Mahatma Gandhi (1924), il se fit le propagandiste de Gandhi, avec qui il entretint une correspondance et qu’il reçut à Villeneuve. Plusieurs années durant, il fut fasciné par l’action de cet homme capable de transformer sans violence une société et de s’opposer à un Empire.
Il n’en demeurait pas moins attiré par la Russie, qui réussissait grâce au dynamisme de ses chefs à créer un monde nouveau. En février 1924 il exalta Lénine, peu après la mort de celui-ci, et dit sa vive admiration pour ce « maître des hommes » (Quinze ans de combat, p. 65). Toujours attiré par le gandhisme, il suivit les changements en Russie après la mort de Lénine, recueillant divers témoignages, d’ailleurs contradictoires. Fidèle à son idéal révolutionnaire, Romain Rolland condamna tout fanatisme politique, tant le fascisme que le communisme. Il dénonça « les préjugés nouveaux de la Révolution prolétarienne », comme « la dictature du prolétariat ». Il resta fidèle à son idéal pacifiste, mais précisa comment il entendait la « non-acceptation » gandhiste : non pas simple refus de la guerre, mais attitude active et sacrifice ; il refusa de signer une protestation en faveur d’Eugène Guillot*, objecteur de conscience, dans la mesure où il ne s’agissait que d’un refus de service : il ne voulait pas du « pacifisme des honnêtes gens », d’un « pacifisme émasculé » (Gandhi et Romain Rolland, p. 253).
Bientôt son attitude se modifia. Il avait de plus en plus de mal à concilier son attachement à la « non-acceptation » de Gandhi et son encouragement à la révolution bolchevik. Sollicité, voire sommé, de prendre parti et de protester contre les crimes du fascisme, de la Terreur blanche, de la Terreur rouge, Romain Rolland se déclara encore en 1924 « avec tous les opprimés contre tous les oppresseurs », mais il ne put s’empêcher de « préférer Moscou à Washington, et le marxisme russe à l’impérialisme américano-européen » (ibid., p. 218).
C’est en 1927 qu’il franchit le premier pas lorsque, après avoir refusé à Barbusse de l’aider à former un « Comité international contre le Fascisme », n’acceptant que de participer à une « Association internationale contre l’Idée fasciste », il se laissait néanmoins forcer la main. Malgré ses réserves — il voulait une déclaration qui condamnât toutes les violences (« je suis contre le fascisme et contre le bolchevisme dictatorial ») — il accepta d’être co-signataire avec Albert Einstein et Henri Barbusse de l’appel « Aux esprits libres » (février 1927), qui leur demandait « de se réunir en un Comité destiné à lutter contre la vague de barbarie du fascisme ». Romain Rolland se laissa nommer président d’honneur du meeting antifasciste qui se tint à Paris, salle Bullier, le 23 février 1927. A Stefan Zweig il expliqua qu’il ne s’agissait que d’une alliance momentanée, « pour un temps, pour un but précis ».
Son engagement se fit plus net encore quand, après la rupture entre Londres et Moscou en avril 1927, exagérant la menace pesant sur l’URSS, il déclara dans une « Lettre au Libertaire sur la répression en Russie » : « La Russie est en danger » (Quinze ans de combat, p. 79-80). En septembre il accéda à la demande de Lounatcharski d’écrire dans la nouvelle revue que celui-ci lançait ; mais son soutien à la révolution russe resta critique : il lui demandait de renoncer à la brutalité et au mensonge et d’arborer « le drapeau de la lumière et de la liberté » (ibid., p. 81-2) ; il s’imaginait que la Révolution pouvait s’amender. A l’occasion du Xe anniversaire de la Révolution d’Octobre, il salua ses « frères et sœurs de Russie », renouvelant le témoignage de sa fraternité (ibid., p. 83-4). Cette déclaration publique datée du 14 octobre 1927, suivie, le 4 novembre 1927, d’un « Salut au plus grand anniversaire de l’histoire sociale », montrait clairement où allaient ses sympathies : dans ce dernier salut Romain Rolland excusait les erreurs et les crimes de la Révolution russe par ceux de la Révolution française ; il espérait toutefois qu’ayant dépassé l’étape de la Constituante et de la Convention elle saurait éviter « le Directoire — avec ses deux fléaux : les hommes d’argent et les chefs d’armée » (ibid., p. 85-6).
Mais les événements de Russie — la lutte féroce entre Staline et Trotsky et la défaite en décembre 1927 du « bloc Trotsky-Zinoviev » — le laissèrent perplexe. Il reprit sa correspondance avec Maxime Gorki, désireux d’avoir son point de vue ; mais il ignorait que Gorki venait de se rallier à Staline. Par ailleurs il réfléchissait, de nouveau, à la question de la violence, interrogeant Gandhi le 16 avril 1928 : « Jusqu’à quel point est-il raisonnable et humain de ne pas accepter ? [...] Et, en loyale conscience, pouvons-nous assurer que ce sacrifice entier diminuera la somme de souffrances de l’humanité à venir, ou ne risque-t-elle pas de livrer ses destinées à la barbarie sans contrepoids ? » (Gandhi et Romain Rolland, p. 48)
Ce fut pour Romain Rolland une période d’incertitude. Il se décida enfin pour le régime communiste et la révolution russe : « Car malgré toutes ses erreurs, il nous faut la défendre contre le nouveau Moyen-Îge — l’ombre de la Réaction qui s’avance sur l’Europe. Et cela, c’est la Mort. » (Correspondance Panaït Istrati*-Romain Rolland, p. 288). L’attitude de Romain Rolland désormais s’explique par cette vision d’un Occident voué à la Mort et d’une URSS promesse de Vie. C’est ce qu’il écrivait dans sa longue « Réponse à Constantin Balmont et Ivan Bounine » : « Non, je n’oublie jamais ce qu’ont coûté dix ans de Révolution Russe ! [...] Mais dans ce duel engagé entre la Russie et la Révolution et les États du monde, je ne peux pas hésiter. [...] Malgré le dégoût, malgré l’horreur, malgré les erreurs féroces et les crimes, je vais à l’enfant, je prends le nouveau-né : il est l’espoir, l’espoir misérable de l’avenir humain ! » (Quinze ans de combat, p. 86-96). De même, le 11 avril 1929, il écrivait à Valentin Boulgakov : « Même à l’heure présente, où l’esprit d’un Lénine est bien dégénéré, pour ne pas dire dégradé, chez ses successeurs, la Russie révolutionnaire représente en face du bloc énorme de la Réaction européo-américaine, qui menace l’avenir de toute l’humanité, un contrepoids nécessaire et, malgré tout, le germe précieux d’une nouvelle humanité. » Cette vision du futur lui permettait d’accepter, sans pour autant les excuser, les crimes du présent. Désormais l’URSS n’avait pas en France un « compagnon de route » plus ardent que Romain Rolland.
C’est à cette époque, d’ailleurs, (une correspondance avait été échangée en 1922-1923, puis interrompue ; elle reprit en mars 1928) qu’il s’éprit de Marie Koudacheva, bolcheviste passionnée, qui s’installa définitivement auprès de lui à Villeneuve en 1931. Ils se marièrent en 1934. Durant ces années 1930-1931, Romain Rolland radicalisa son attitude. Il rompit brutalement avec Panaït Istrati, se tourna vers Maxime Gorki auprès de qui il se renseignait sur les réalités soviétiques ; de lui, en qui il avait confiance, il ne recevait que la vérité officielle. Il se fit de plus en plus le défenseur de l’URSS. Dénonçant, en novembre 1929, « la Piraterie de la paix » (Par la révolution, la paix, p. 19-26), refusant, en janvier 1930, la Pan-Europa du comte Koudenhove (Quinze ans de combat, p. 97-8), il prit nettement position, en avril 1930, « Pour la défense de l’URSS » (article publié dans Monde, le 19 avril 1930 ; ibid., p. 99-102). En janvier 1931 il réaffirmait sa conviction : « Europe, élargis-toi, ou meurs » (ibid., p. 112-126). « Ma patrie n’est pas Hier. Ma patrie est Demain... Et déjà, l’angelus de demain a sonné. » En avril 1931 il proclamait avec vigueur son « Adieu au passé » (ibid., p. 143-188), décidé « à passer le fossé et à [s]e ranger aux côtés de l’URSS », persuadé que là s’enfantait le monde nouveau et que telle était « la marche même des événements, cette Anangké » de l’Histoire. Dans sa préface à Eux et nous de Gorki (octobre 1931) il invitait « les peuples d’Occident » à prendre place « parmi les bâtisseurs du nouveau monde ». Et le 4 novembre 1931 il publia dans L’Humanité un « Appel à la lutte révolutionnaire ».
Converti à la nécessité de cette lutte Romain Rolland s’éloignait de la Ligue pacifiste. Si en octobre 1930 il affirma encore : « le refus héroïque de Gandhi est la réponse que j’adopte » (« lettre à Victor Méric* », Le Soir, 24 octobre 1930), dès 1931 il changea sa position, estimant que les « Non-Résistants, les objecteurs de conscience sont beaucoup trop des individus isolés, disséminés » (9 novembre 1931, Gandhi et Romain Rolland, p. 65-68). Lors d’un entretien avec Gandhi, en décembre 1931, il posait le problème en termes d’action pratique : « Le but est net : il faut la victoire du peuple humain du Travail [...] : l’action doit être la plus efficace et la plus prompte » (Inde, p. 313-4). C’était accepter la violence révolutionnaire. Tout en continuant à respecter Gandhi, il ne se séparait pas moins de lui, reconnaissant toutefois la grandeur de cette « Non-acceptation non violente », et la valeur du pacifisme héroïque.
Dès lors Romain Rolland s’est attaché à rassembler tous ceux qui voulaient combattre l’ordre social qu’il estimait injuste et dont il ne cessait de proclamer qu’il fallait le réviser tout entier. Son engagement aux côtés des communistes et pour la défense de l’URSS se fit plus actif. Il fut en mars 1932 nommé membre de l’Académie des Sciences de Léningrad et les communistes voyaient en lui « un grand ami de l’avant-garde de l’humanité » (M. Pozner, La Revue des vivants, avril-juin 1932, p. 1 013). Il accepta d’être, avec Henri Barbusse, l’initiateur officiel du congrès d’Amsterdam (août 1932), organisé en sous main par Willi Munzenberg, qui agissait pour le compte du Komintern. Il lança plusieurs appels : « La Patrie est en danger ! » (Par la révolution, la paix, p. 27-28 : « Notre Patrie internationale... l’URSS est menacée. »), « Contre la guerre. Rassemblement » (ibid., p. 29-30). Il aurait voulu que ce fût un « congrès mondial de tous les partis, contre la guerre ». Ce fut un congrès (communiste) « contre la guerre impérialiste ». Romain Rolland signifia aux pacifistes sa rupture. Les lettres adressées en 1932 et 1933 à Victor Méric*, à Georges Pioch*, à Émile Bauchet*, à André Berthet, à Victor Margueritte* (ibid., p. 77-87) sont significatives : au nom d’une tactique efficace il se rangeait aux cotés des partisans de « la violence organisée ». En mars 1933 il démissionna de la Ligue internationale des combattants pour la paix, dont il avait accepté par amitié pour Georges Pioch* d’être le président d’honneur (ibid., p. 119-23). Il plaçait « au-dessus de tout la défense des opprimés par l’état social [...] la défense de la révolution sociale et des peuples exploités ». Il désirait cependant rassembler « les forces alliées des non-violents organisés, des objecteurs de conscience, et du prolétariat armé », et ainsi opérer le mariage de la non-violence et de la Révolution.
Il se voulait, quant à lui, « à l’extrême gauche de l’action ». Quand, en 1930-1933, il reprit la rédaction de L’Ame enchantée, il se fit le chantre de la Révolution. Exprimant sa vision de l’Histoire il constatait La Mort d’un monde et célébrait L’Enfantement d’un autre (tels sont les titres des deux volumes publiés en 1933) ; il y plaidait la cause de l’URSS et de sa « féconde énergie » : « Cette jeunesse prolétarienne, marxiste, matérialiste, athée, qui se sacrifie, avec une sérieuse allégresse, au bonheur et au bien social qui sera, quand elle ne sera plus, a plus de religion dans son marteau et sa faucille que [...] les faux dévots du menteur Occident » (L’Ame enchantée, p. 1 046-8). Il transposait en Marc l’itinéraire qui l’avait mené de l’individualisme au sacrifice à la communauté.
Dans son action Romain Rolland manifesta un engagement constant. Lorsque l’AEAR fut créée et queLouis Aragon* le sollicita, il accepta d’en faire partie ; il entra dans le comité directeur de Commune qui en était l’émanation, à côté d’Henri Barbusse, André Gide* et Paul Vaillant-Couturier*, tout en collaborant à Europe dont Jean Guéhenno avait repris la direction en janvier 1929.
En 1933 après l’avènement de Hitler, cette exaltation de l’URSS se doubla d’une lutte plus déterminée contre le fascisme. Dès mars, il prit position « contre le fascisme hitlérien », le 30 avril il refusait la médaille Goethe et en mai il polémiquait avec la Kolnische Zeitung à propos de l’Allemagne « nationale-fasciste » (voir Quinze ans de combat, p. 199-210). Il participa à de nombreuses actions antifascistes, en compagnie d’autres écrivains : Henri Barbusse, Jean-Richard Bloch*, André Gide, Jean Guéhenno, André Malraux*. On le retrouve dans plusieurs Comités : « pour le soutien à la lutte de la classe ouvrière allemande » (avril), pour le « congrès européen des travailleurs antifascistes à Paris » (juin). Il accepta plusieurs présidences d’honneur : « Comité international antifasciste », « Congrès mondial de la jeunesse contre la guerre et le fascisme ». Avec André Gide et André Malraux, Romain Rolland prit la défense de Dimitrov, Torgler, puis de Thaelmann, accusés de l’incendie du Reichstag (voir, par exemple, son « Appel au peuple d’Allemagne pour l’acquittement de Dimitrov et de ses compagnons », Monde, 23 décembre 1933).
Ce combat contre le fascisme qu’il poursuivit sans relâche en 1934 — plaidant toujours la cause de Thaelmann, luttant pour Gramsci (« Pour ceux qui meurent dans les prisons de Mussolini », septembre 1934, Quinze ans de combat, p. 221-230) — est inséparable de sa défense de l’URSS : il voyait le présent comme une lutte sans merci contre le fascisme « dernière convulsion — qui peut être mortelle — de la Réaction capitaliste » et « la puissance victorieuse du Marxisme Léniniste révolutionnaire et constructif » (ibid., p. 232 et 215). C’est sur cette analyse de la situation que s’accusèrent les divergences entre Romain Rolland et certains de ceux qui le suivaient encore. Ainsi Guéhenno — qui déjà prenait ses distances — se sépara-t-il un peu plus encore, au moment de la création du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) : « Mon sentiment propre est que la ligne de résistance au fascisme, pour être solide en France, doit être plus dreyfusarde que communiste » (Pour l’Indépendance de l’Esprit, p. 299). Romain Rolland ne l’entendait pas ainsi.
A l’occasion du Xe anniversaire de la mort de Lénine, il rendit un nouvel hommage à celui-ci, l’exaltant comme un héros capable d’épouser « les lois de la vie sociale et son rythme, l’élan vital qui lance et qui soutient la montée perpétuelle de l’humanité » (Compagnons de route, p. 236). Récapitulant, en novembre 1934, dans un long « Panorama » ses Quinze ans de combat, il rappelait que depuis des années il n’avait « cessé d’être le "compagnon de route" de la République soviétique, et de combattre à ses cotés » (ibid., p. XLVI). Il s’efforça, en effet, toujours de la défendre et s’il intervint pour Victor Serge en 1933 et 1934 ce n’était pas tant parce qu’il appréciait l’écrivain que pour enlever aux ennemis de l’URSS un argument contre elle.
Alors que se réunissait à Paris (21-25 juin 1935) le « Congrès international des écrivains pour la défense de la culture », auquel il envoya une adresse, Romain Rolland se rendit en URSS où, invité par Gorki, il passa un mois. Reçu à Moscou en visiteur officiel, il y resta une semaine, puis il séjourna le reste du temps dans la maison de campagne de Gorki. Il eut l’occasion de s’entretenir avec Staline, Iagoda, Boukharine, Dimitrov et d’évoquer avec eux quelques problèmes importants (il intervint en faveur de Victor Serge, il discuta de questions politiques...) ; ses contacts avec la réalité russe, bien que réduits à ce qu’il vit à Moscou et chez Gorki, lui permirent d’avoir une image contrastée de l’URSS. Dans le Journal qu’il tint durant son séjour et surtout dans les notes qu’il écrivit au retour, il dressa un bilan sans complaisance. Mais, décidé à défendre l’URSS de façon inconditionnelle, il tut ses réserves et ne publia que les pages de louange, supprimant la moindre esquisse de critique (Commune, octobre 1935). Il ne voulut rien dire qui put être tourné contre l’URSS. Tel est le sens aussi de la longue lettre parue dans l’Humanité (23 octobre 1935) : « Aux calomniateurs ».
Il assumait la difficulté de son choix : « Je crois juste le but vers lequel elle [l’URSS] tend, et nécessaire pour l’humanité qu’elle y atteigne, — ou, pour parler plus modestement, qu’elle s’en approche. Mais je ne me porte pas garant des moyens que mettent en œuvre ses hommes d’action. Je sais seulement que l’action met en présence, à tout moment, des problèmes terribles, où la seule position qui soit interdite est celle d’Hamlet — l’homme qui rêve, un crâne à la main. Il est trop clair que [...] c’est Fortinbras qui a raison. » (lettre du 20 avril 1935).
Au début de l’année 1936 il réaffirma un soutien sans faille : dans ses articles « Pour l’indivisible paix », « Pour la défense de la paix » (Vendredi, 24 janvier et 26 février), dans sa « Lettre au parti communiste » (I’Humanité, 26 janvier), il soulignait la nécessité pour combattre le fascisme de s’allier à l’URSS en qui il voyait « la réalisation la plus puissante du progrès social ». Profitant du 70e anniversaire de Romain Rolland le PCF fêtait alors le plus illustre des compagnons de route : I’Humanité, Commune, Vendredi, Europe mobilisèrent toutes leurs plumes pour exalter le « vaillant défenseur de l’URSS ». Il était « celui qu’on promène [...] sur le pavois révolutionnaire » (lettre de Roger Martin du Gard, du 26 janvier 1936 : Romain Rolland et la NRF, p. 279). Au moment du Front populaire on l’exalta plus encore ; Le 14 Juillet, joué à l’Alhambra, fut un triomphe.
Pas plus qu’il n’avait écouté Istrati, Romain Rolland n’écouta les mises en garde de Marcel Martinet, d’Henri Guilbeaux qui tentaient de lui ouvrir les yeux. Sans doute la mort de Gorki en juin 1936 l’affecta, mais il ne comprit pas tout de suite ce que signifiait cette mort ; il envoya même aux journaux russes un message chaleureux, lors de la proclamation de la nouvelle Constitution soviétique en juillet. Si, en août, il fut d’abord troublé par le procès du « Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste », (« Staline et sa cour ont-il perdu le sens ? », cité par J. Pérus, R. Rolland et M. Gorki, p. 332), il ne prit nullement parti, par « discipline révolutionnaire ».
Mais, observant la situation en Espagne, il jugeait, en novembre 1936, avec José Bergamin, que « le grand esprit de la Révolution [était] maintenant passé de l’URSS en Occident, et que c’[était] en Espagne que se livr[ait] la plus grande bataille d’aujourd’hui » (J. Pérus, R. Rolland et M. Gorki, p. 338). Il y voyait un foyer d’opposition au fascisme ; il demanda à Léon Blum* d’intervenir. L’Europe lui paraissait toujours un immense champ de bataille entre la Réaction et la Révolution. Il continuait à ne voir de salut que dans le parti communiste.
En janvier 1937 il envoya un « Message à l’URSS », manifestant « [s]a fidélité et [s]on attachement indéfectibles envers son peuple immense et ses chefs » ; il soulignait cependant que « c’est à la jeunesse soviétique pleine de foi et d’abnégation ardentes » qu’il était « le plus attaché » et qu’il se sentait « fraternellement lié » (I’Humanité, 5 janvier 1937).
Ainsi, malgré tout, sans renier son engagement, Romain Rolland prenait quelque distance. On le voit aussi dans l’attitude qu’il eut à propos du Retour de l’URSS de Gide. Aux ouvriers de Magnitogorsk qui lui demandaient, en termes injurieux pour Gide, de condamner ce « Judas », il répondit en refusant de se placer sur ce plan ; il critiquait le livre de Gide, mais il faisait aussi la morale aux « chers camarades [...] qui travaillent pour la Révolution », reconnaissant implicitement la justesse de certaines critiques (« L’URSS en a vu d’autres ! », I’Humanité, 18 janvier 1937).
Quand s’ouvrit, le 23 janvier 1937, un nouveau procès, (Centre antisoviétique trotskyste), Romain Rolland s’aperçut qu’étaient accusés ceux qu’il avait rencontrés chez Gorki ; il comprit que peu à peu étaient liquidés les vieux bolcheviks, dont Boukharine. De même lorsque furent condamnés à mort en juin le maréchal Toutkatchevsky et seize généraux, Romain Rolland nota dans son Journal ses réactions ; il commençait à comprendre la nature du régime et le piège dans lequel il s’était laissé prendre : « C’est le régime de l’arbitraire incontrôlé le plus absolu [...]. J’entends en moi gronder la douleur et la révolte. J’étouffe le besoin de le dire et de l’écrire » (J. Pérus, R. Rolland et M. Gorki, p. 328). Il notait encore : « Ce n’est pas Staline que je défends, c’est l’URSS » (ibid., p. 335). Quand il adressa son « Salut aux 20 ans de la Révolution d’Octobre » (Littérature Internationale, 1937, n° 10-11, p. 129), il précisa qu’il s’adressait aux « camarades soviétiques », non plus à ses chefs. Que pouvait-il faire ? Il multiplia les interventions auprès des autorités soviétiques : Helena Stassova, présidente du Secours Rouge International, Dimitrov, Ejov, Potemkine, Staline même et Kalinine... Sans réponse. En mars 1938 s’ouvrit le troisième procès (Bloc des droitiers et des trotskystes). La foi de Romain Rolland fut sérieusement ébranlée. Il remit en question le passé récent et, malgré la demande expresse des Soviétiques, il ne voulut pas s’associer à la célébration du 70e anniversaire de la naissance de Gorki. En 1937-1938 il écrivit Robespierre où, semble-t-il, l’on peut lire son jugement sur la Révolution russe : à la différence d’un Staline, Robespierre refuse de « demeurer dans un ordre de choses, où l’intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est un mensonge, où les passions les plus sordides occupent la place des intérêts sacrés de l’humanité » (Robespierre, p. 198).
Romain Rolland savait désormais qu’il ne pouvait plus rien, pas même humaniser la Révolution. Il n’intervint plus guère publiquement. Sans doute salua-t-il — par habitude — le IXe congrès du PCF en décembre 1937 ; mais à partir de 1938 il ne parla plus guère de l’URSS. Et en privé, il critiqua sévèrement l’attitude du PCF à l’égard de Daladier, depuis les accords de Munich. Priorité devait être donnée à la lutte contre Hitler. La signature du Pacte germano-soviétique, en août 1939, lui enleva toutes illusions, s’il en gardait encore. Il démissionna de l’Association des Amis de l’Union soviétique, il demanda qu’Europe fût suspendue. Il pensait que la politique de Staline jointe à celle d’Hitler préparait l’asservissement de l’Europe. Le 3 septembre 1939, il apportait son soutien à Daladier qui venait de déclarer l’état de guerre avec l’Allemagne ; lui qui avait tant vilipendé les démocraties d’Europe, il exprimait « son entier dévouement à la cause des démocraties, de la France et du monde, aujourd’hui en danger » (« Lettre à Daladier », Le Temps, 19 septembre 1939).
Quand les troupes soviétiques envahirent la Pologne, puis les États baltes, il se rendit à l’évidence : « Notre erreur fut d’avoir espéré qu’un nouveau monde s’édifiait en URSS sur des fondements nouveaux de justice et d’humanité. » (M. Kempf, R. Rolland et l’Allemagne, p. 275). Il aurait voulu écrire un nouvel Au-dessus de la Mêlée, mais pouvait-il encore parler et se faire entendre ? C’est dans son Journal, inédit, qu’il a consigné ses réflexions. Îgé, l’homme se retira définitivement de l’action.
En 1940 il ajouta quelques pages à son Voyage intérieur ; on y lit : « Je fus pendant les années 1929 à 1933 [...] dans un état de perpétuel danger [...] on ne saurait s’étonner que l’esprit ait subi les fièvres du corps. [...] Je regrette que la furie de la mêlée où je me suis trouvé engagé ne m’ait pas permis, comme je le voulais, de dominer par l’esprit le champ de bataille, comme je l’avais fait en 1914-1918, afin de pénétrer objectivement les raisons des deux camps » (Le Voyage intérieur, p. 293-294). Romain Rolland reconnaissait qu’il avait été infidèle à lui-même : il n’avait pas été le serviteur de l’Esprit. Aveu d’humilité de la part d’un homme qui écrivait encore : « Je n’essaie plus de me donner raison » (ibid., p. 240), et qui, le 12 octobre 1940, jugeait ainsi Alphonse de Châteaubriant : « Jamais un idéaliste ne devrait se prêter à la politique. Il en est toujours la dupe et la victime. On se sert de lui, comme de réclame pour couvrir la boite aux ordures, aux friponneries et aux méchancetés. »
Par Bernard Duchatelet
ŒUVRE :
1. œuvres littéraires où sont abordées les questions politiques : A) Romans : Jean-Christophe, Albin Michel, édit. en un volume, 1966. — Clerambault, Ollendorff/Albin Michel, 1920. — L’Îme enchantée, Albin Michel, édit. en un volume, 1966. — B) Théâtre : Le Théâtre de la Révolution, Ollendorff/Albin Michel, 1920. — Les Vaincus, Anvers, édit. « Lumières », 1922. — Robespierre, Albin Michel, 1939.
2. Recueils de textes politiques ou sociaux : L’Esprit libre, Albin Michel, 1953 : contient Au-dessus de la mêlée, 1915 et Les Précurseurs, 1919. — Par la révolution, la paix, ESI, 1935. — Quinze ans de combat, Rieder, 1935. —Compagnons de route, Albin Michel, 1961. — Comment empêcher la guerre, Bureau d’éditions, 1936. — Î quoi l’on peut ajouter Mahatma Gandhi, Stock, 1926.
3. Journal et Mémoires : Journal des années de guerre 1914-1918, Albin Michel, 1952. — Inde, Journal 1915-1943, Albin Michel, 1960. — Voyage à Moscou, 1935, et Notes complémentaires, 1938, Albin Michel, à paraître : 1992 — Mémoires et Fragments du Journal, Albin Michel, 1956. — Le Voyage intérieur, Albin Michel, 1959.
4. Correspondances : Les Cahiers Romain Rolland (Albin Michel, n° 1 1948) recueillent une grande partie de la correspondance publiée. Il faut ajouter : « Panaït Istrati-Romain Rolland », Cahiers Panaït Istrati*, n° 2-3-4, 1987. — Pour une liste plus complète des correspondances publiées, voir : Bernard Duchatelet, Répertoire chronologique des lettres publiées de Romain Rolland, Brest, Université de Bretagne Occidentale, 1981.
Pour la bibliographie générale de Romain Rolland on consultera William Thomas Starr, A Critical Bibliography of the Published Writings of Romain Rolland, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1950 (à compléter par le compte rendu de Jean Bonnerot dans Revue d’Histoire Littéraire de la France, juil.-sept. 1956) et M.N. Vaksmakher, A.V. Paievskaya et E.L. Galperina, Romain Rolland. Index bio-bibliographique, Moscou, Éditions du Palais du Livre, 1959.
SOURCES : Pierre-Jean Jouve, Romain Rolland vivant (1914-1919), Ollendorff, 1920. — Christian Sénéchal, Romain Rolland, Éd. de la Caravelle, 1933. — Henri Guilbeaux, Du Kremlin au Cherche-Midi, Gallimard, 1933. — La Fin des Soviets, (ch. 2 : « Le mariage d’État de Romain Rolland prisonnier du Kremlin »), Société française d’éditions littéraires et techniques, 1937. — Wladimir Drabovitch, Les Intellectuels français et le bolchevisme. La Ligue des droits de l’Homme. Le néo-marxisme universitaire. Quelques grands intellectuels : A. Gide, R. Rolland et certains autres, Les Libertés françaises, 1938. — René Arcos, Romain Rolland, Mercure de France, 1950. — Pierre Grappin, Le Bund Neues Vaterland (1914-1916). Ses rapports avec Romain Rolland, IAC, 1952. — Romain Rolland, n° spécial d’Europe, n° 109, janv.-fév. 1955. — William Thomas Starr, Romain Rolland and a World at War, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1956. — Micheline Tison-Braun, La crise de l’humanisme, t. 1, Nizet, 1958. — Jacques Robichez, Romain Rolland, Hatier, 1961. — Marcelle Kempf, Romain Rolland et l’Allemagne, Nouvelles Éditions Debresse, 1962. — René Cheval, Romain Rolland, I’Allemagne et la guerre, PUF, 1963. — Romain Rolland, n° spécial d’Europe, n° 439-440, nov.-déc. 1965. — Micheline Tison-Braun, La crise de l’humanisme, t. 2, Nizet, 1967. — David Caute, Le communisme et les intellectuels français 1914-1966, Gallimard, 1967. — Jean Pérus, Romain Rolland et Maxime Gorki, Éditeurs français réunis, 1968. — Jean Albertini, Introduction à : Romain Rolland, Textes politiques, sociaux et philosophiques choisis, Éditions sociales, 1970. — Dragan Nedeljkovic, Romain Rolland et Stefan Zweig, Klincksieck, 1970. — William Thomas Starr, Romain Rolland. One against all, La Haye, Mouton, 1971. — Joseph Kvapil, Romain Rolland et les amis d’Europe, Prague, Statni Pedagogicke Nakladatelstvi, 1971. — Jean-Pierre Bernard, Le parti communiste français et la question littéraire, 1921-1939, Presses Universitaires de Grenoble, 1972. — Frederick John Harris, André Gide and Romain Rolland. Two men divided, New Brunswick, Rutgers University Press, 1973. — Romain Rolland, n° spécial de la Revue d’Histoire littéraire de France, n° 6, 1976. — Tamara Motylova, Romain Rolland, Éditions du Progrès, 1976. — Fred Kupferman, Au pays des Soviets. Le voyage français en Union soviétique 1917-1939, Gallimard-Julliard, 1979. — David James Fischer, Romain Rolland and the Politics of Intellectual Engagement, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1988. — Bernard Duchatelet, « Introduction » à : Romain Rolland, Voyage à Moscou, Albin Michel, 1992. — Guillaume Juin, Romain Rolland dans le contexte Suisse de la Grande Guerre, Université de Paris IV, 2012.