YVON M. [GUIHENEUF Robert dit]

Par Jean-Louis Panné

Né le 8 mars 1899 à Paris (VIIIe arr.), mort le 6 novembre 1986 à Domart-en-Ponthieu (Somme) ; menuisier, ouvrier puis directeur de scierie en URSS jusqu’en 1933 ; tourneur puis correcteur-typographe en France ; collaborateur de la Révolution prolétarienne ; chroniqueur et analyste de la vie sociale et politique de l’Union soviétique.

Fils d’un employé breton et d’une brodeuse lyonnaise, Robert Guiheneuf vécut enfant à Vitry-sur-Seine (Seine) et à Paris. Orphelin de père en 1903 puis de mère en 1912, il fut pris en charge par l’Assistance publique et fit ses études primaires à l’orphelinat de Forges de la ville de Paris. Ayant réussi au concours des bourses, il pouvait entrer en sixième mais son tuteur décida de lui faire apprendre la menuiserie. En 1915, Robert Guiheneuf vivait seul à Paris. L’année suivante, il entreprit son Tour de France de compagnon et aurait obtenu un prix dans un concours du « Meilleur ouvrier de France » A cette époque, il aurait sympathisé avec l’anarcho-syndicalisme.

Mobilisé en 1918 à Bordeaux, Robert Guiheneuf fut affecté dans l’aviation qui utilisait le bois comme matériau de base. Après sa démobilisation et sa rencontre avec Pierre Monatte, il adhéra au Parti communiste. Il devint dessinateur industriel et accomplit ensuite, pour le compte du PC, plusieurs voyages en Europe centrale. Il commença à apprendre le russe en 1922 et décida d’aller en Union soviétique. Parti en 1923, Robert Guiheneuf devait vivre et travailler onze ans en Union soviétique, parcourant la Russie, la Sibérie et la Crimée.

De 1923 à 1925, Robert Guiheneuf occupa une chambre dans un appartement — situé derrière la Loubianka — attribué au chef de la GPU de Léningrad. Il eut ainsi l’opportunité de rencontrer le fondateur des « organes spéciaux », Féliks Dzerjinski mais aussi L. Kamenev qui l’invitèrent à séjourner dans leurs résidences d’été. Ces fréquentations ébranlèrent sa foi en l’Union soviétique.

Ouvrier qualifié dans une usine d’aviation de Moscou, Robert Guiheneuf devint contremaître puis technicien attaché à la section chargée de l’aviation à la direction des industries de guerre. Il fut chargé de rechercher des bois susceptibles de remplacer ceux achetés auparavant en Amérique. Pendant l’hiver 1924-1925, il enseigna en français à l’Université communiste des travailleurs d’Orient (KUTV), notamment à des étudiants indochinois.

Dès à son arrivée à Moscou, Robert Guiheneuf avait fait la connaissance de Boris Souvarine et Pierre Pascal*. En février 1925, il écrivait à Pascal : « Ici nous allons à 500 à l’heure vers la république bourgeoise : travail aux pièces à l’usine, et pour tirer un peu plus de l’ouvrier contrôleur (gardes-chiourmes) qui notent chaque minutes inemployées. La révolution a perdu son caractère social... ». Ses désillusions furent aggravées par « l’étouffant » climat de suspicion qui régnait.

En décembre 1924, Robert Guiheneuf fit parvenir à Pierre Monatte une première lettre dans laquelle il esquissait l’histoire de la cellule de son entreprise. Il la poursuivit en novembre 1925. Pierre Monatte devait publier, en janvier 1926, des extraits des deux lettres signées « Moscovite » A partir de ses observations sur le terrain, Robert Guiheneuf notait la formation de « nouvelles classes privilégiées » constituées par les Koulaks et les paysans ainsi que celle des « spécialistes de tout acabit ». Mais, selon lui, le grand danger venait de la « nouvelle bourgeoisie », celle qui était constituée par ceux « qui, à un degré quelconque, jouissent de privilèges : hauts fonctionnaires et moyens employés des organes économiques, d’état, de parti, de syndicats, etc... [qui] se cachent sous le nom de communistes ».

Il dénonçait le rétablissement du monopole d’État sur la vodka destiné à combler le déficit budgétaire et conseillait l’étude de la révolution russe : « Il est temps qu’en Occident les camarades cessent d’être des aveugles enthousiastes, sans quoi la désillusion sera terrible... »

Pendant l’été 1925, au cours d’un voyage effectué en partie avec Pierre Pascal, Robert Guiheneuf rendit visite à la colonie de Yalta, organisée par des émigrés politiques italiens qu’avait fréquenté auparavant Nicolas Lazarévitch*. Il décida ensuite de partir pour l’Extrême-Orient et s’installa à Khabarovsk (Sibérie orientale) avec son épouse Marie Nicolaevna Kessareva et le ménage eut un fils, Vladimir, né le 29 avril 1927. Il occupa le poste d’inspecteur technique à la direction du trust d’exploitation des bois et des produits forestiers. Son champ d’action s’étendait du lac Baïkal à Vladivostok. En 1927 également, il fut chargé de choisir le matériel technique d’un grand centre d’exploitation des mines d’or en Sibérie.

En 1928, devenu adjoint au directeur du trust du Bois à Khabarovsk, Robert Guiheneuf refusa de s’engager dans l’Armée rouge et, par conséquent, de perdre la nationalité française. Il fit alors l’objet d’une enquête de la part de la commission centrale de contrôle du PCUS. Il fut laissé en liberté en raison de sa compétence : il avait promis de doubler la productivité d’une usine par une organisation rationnelle, ce qu’il réussit à faire. Son état d’esprit évoluant, il n’envisageait alors que deux solutions : « s’enterrer » ou « fiche le camp ». De son expérience à la direction des trusts, il concluait : « Notre appareil (système) économique renferme tous les côtés négatifs des organisations d’État des pays capitalistes et en plus l’absence de compétence... » (lettre à Pierre Monatte, 1928).

En juillet 1928, Robert Guiheneuf fut nommé directeur d’une fabrique de contreplaqués de Vladisvostok où il demeura jusqu’en juillet 1930. Ensuite, il fut envoyé en mission à Moscou à Léningrad, Kazan et Sverdlovsk, sa famille demeurant à Moscou. Fin 1930, il entra comme étudiant à l’Université de Vladivostok tout en travaillant, notamment à la mine. A l’automne 1931, il entama une deuxième année d’études à l’École supérieure de l’Aviation à Moscou et commença à préparer son retour en France. Il fit inscrire son fils sur son passeport puis, le 15 décembre 1932, put faire enregistrer son mariage à l’Ambassade de France. En 1933, sa femme fit une demande de passeport ; elle fut immédiatement licenciée. Robert Guiheneuf démissionna du Parti communiste russe et s’adressa au comité central exécutif de l’URSS. Il quitta l’Université et travailla à nouveau dans une usine d’aviation de Moscou comme adjoint technique d’atelier. En novembre 1933, sa femme, après un interrogatoire auquel Robert Guiheneuf put assister, se vit signifier son expulsion et sa déchéance de la nationalité soviétique.

De retour en France, il connut le chômage et la « misère noire » puis devint tourneur. Simone Weil* qui avait fait sa connaissance, intervint auprès d’Alain afin que ce dernier lui trouvât un emploi correspondant à sa qualification. Il renoua avec l’équipe de la Révolution prolétarienne dans laquelle, sous le pseudonyme de M. Yvon, il publia, dès mars 1934, sur la base de son expérience exceptionnelle, de nombreux articles sur l’Union soviétique. Il établit notamment que le pouvoir d’achat d’un ouvrier de Moscou, pour un salaire moyen, était en 1935 — par rapport à 1913 — divisé par quatre pour le pain de froment et par sept pour le pain de seigle (la Révolution prolétarienne, 10 juin 1935). En 1952, le professeur Serge Prokopovicz devait confirmer cette chute du salaire ouvrier contemporaine des plans quinquennaux : à la veille de la guerre le salaire nominal avait perdu 58 % de son pouvoir d’achat toujours par rapport à 1913 (Histoire économique de l’URSS, op. cit., p. 421). M. Yvon analysa également le « mouvement Stakhanov » et ses conséquences sur la santé des mineurs, signalant les nombreux cas de résistance, toujours suivis de répression et d’emprisonnements de plusieurs années (la Révolution prolétarienne, 10 décembre 1935).

Les 11 et 12 août 1935, Robert Guiheneuf assista à la conférence nationale contre la guerre et l’union sacrée qui eut lieu à Saint-Denis, à l’initiative de nombreux groupes opposés au Pacte franco-soviétique. Connu désormais sous le nom d’Yvon, il publia, avec Édouard Lanti*, une brochure en esperanto : Le Socialisme se construit-il en Russie ? Les trois conférences qu’il avait données à Saint-Étienne, à l’invitation des unions confédérées (voir Urbain Thévenon*), furent publiées en brochure à l’été 1936 par la Révolution prolétarienne. Le premier tirage fut épuisé en trois semaines et, en décembre, plus de douze mille exemplaires avaient été vendus. Victor Serge* devait parler ainsi de cette brochure : « Ce petit livre est probablement l’étude la meilleure qui ait été publiée sur la condition des travailleurs russes » (Destin d’une révolution, op. cit.). Et René Lefeuvre devait dire de cette brochure qu’elle fut « un moment de notre prise de conscience des réalités soviétiques ». Avec une rare lucidité, Yvon prenait le contre-pied des opinions communément admises : « La situation que nous venons d’esquisser était celle d’hier (de 1926 à 1936), c’est-à-dire l’époque correspondant au profond retournement de l’opinion publique occidentale en faveur de l’URSS, retournement basé sur une croyance inébranlable en l’existence là-bas d’un vrai paradis populaire. »

Comparant la situation des ouvriers soviétiques à celle d’avant la Première Guerre mondiale, Robert Guiheneuf constatait qu’il n’y avait pas d’amélioration dans le domaine du logement, ni dans celui de l’alimentation (« Si avant la Révolution, l’ouvrier russe était mal logé en revanche il mangeait abondamment... »), à cela s’ajoutaient l’allongement de la durée annuelle du travail et la généralisation du travail aux pièces (voir Moshé Zalcman*). Pour lui, avec le stakhanovisme, l’ouvrier subissait « le fameux "sweating system" que le capitalisme n’avait pas réussi à imposer aux ouvriers ». Les maternelles étaient payantes et la « gratuité de l’enseignement même primaire [était] très relative » en raison des livres payants. Il concluait à la permanence de la « vieille lutte de ceux d’en bas contre ceux d’en haut ».

L’absence de toute liberté pour le travailleur, l’émergence du bagne comme entreprise commerciale, Yvon en situait l’origine dans le planisme soviétique tel qu’il était conçu et développé. Il avertissait les observateurs hâtifs, impressionnés par les défilés sur la place rouge : « Partout où les hommes vivent, les hommes rient ; ils en ont psychologiquement besoin. On chante parfois dans les bagnes, on rit à la caserne et dans les tranchées. Pourquoi la gaieté aurait-elle disparu des démonstrations obligatoires de l’URSS ? »

André Gide* lut cette brochure qu’il qualifia de « remarquable » et y emprunta de nombreuses données pour ses Retouches à son retour (juin 1937). Par la suite les deux hommes échangèrent une correspondance. Ce fut grâce à Gide que M. Yvon put publier en mars 1938 L’URSS telle qu’elle est, ouvrage dans lequel il reprenait à la fois ses articles de La Révolution prolétarienne et sa brochure, en y ajoutant une longue analyse du fonctionnement de l’usine russe, du système économique et du système de pouvoir. Il reprit et développa son intuition au sujet du « spécialiste-responsable », sorte d’anticipation du « manager » de James Burnham, qu’il avait esquissée dans sa précédente brochure. Recruté surtout chez les jeunes d’origine ouvrière, celui-ci lui semblait être devenu l’une des figures centrales de la société soviétique par sa présence généralisée dans l’économie, en raison du plan. Il représentait pour lui « la synthèse actuelle du pouvoir de l’initié sur l’économie et de l’initié sur la politique » qui naturellement appartient aux classes privilégiées. En conclusion, M. Yvon lançait un avertissement : « Les travailleurs n’ont pas obligatoirement un monde à gagner et leurs chaînes à perdre. Il en est de plus lourdes, qu’ils peuvent inconsciemment se forger ». Le livre fut tiré à 5 500 exemplaires.

Devenu correcteur-typographe, M. Yvon s’installa au Pré-Saint-Gervais (Seine), commune où résidaient de nombreux militants de la Révolution prolétarienne, Maurice Chambelland, Nicolas Lazarévitch*, Ferdinand Charbit*. Peu à peu, il cessa d’écrire dans cette revue et s’éloigna du mouvement syndical. Il ne devait plus intervenir sur la question russe. Néanmoins, son œuvre resta longtemps l’une des principales références de la gauche antistalinienne comme devait le prouver la réédition de sa brochure en 1947 et les nombreux emprunts qui furent faits à son livre.

Mobilisé en 1939, il fut éloigné de Paris à la suite d’une enquête du Deuxième bureau. André Gide s’occupa de son fils alors que sa femme était malade. A la fin de la guerre, M. Yvon vivait séparé de son épouse ; son fils, suivait les cours de Pierre Pascal à l’École des langues orientales. Yvon se remaria avec Jacqueline Wiart. Après 1958, ses sympathies politiques allèrent au gaullisme, selon son petit-fils. Son acte de décès le dit professeur retraité de l’enseignement technique.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article135473, notice YVON M. [GUIHENEUF Robert dit] par Jean-Louis Panné, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 22 avril 2020.

Par Jean-Louis Panné

ŒUVRE : Collaboration à La Révolution prolétarienne. — É. Lanti et Yvon, Cu Socialismo konstruisgas en sovétio ? (Le socialisme se construit-il en URSS ?), Éd. Esperanto, 1935. — Ce qu’est devenue la Révolution russe, brochure de la Révolution prolétarienne, 1936 (rééd., Spartacus, 1947). — L’URSS telle qu’elle est, Gallimard, 1938.

SOURCES : Arch. Pierre Monatte, Musée social. — F. Kupferman, Au pays des soviets. Le voyage français en Union soviétique, 1917-1939, Gallimard-Julliard, 1979. — K. Maurer, André Gide et l’URSS, Berne, Éd. Tillier, 1983. — P. Pascal, Mon état d’âme, Journal de Russie, t. III, 1982. — S. Pétrement, La Vie de Simone Weil, Fayard, vol. 2, 1978. — S. Prokopovicz, Histoire économique de l’URSS, Au Portulan, 1952. — V. Serge, Destin d’une révolution, URSS 1917-1937, Grasset, 1937. — Simone Weil, Écrits historiques et politiques, vol. II, 2e tome, Gallimard, 1991. — La Révolution prolétarienne, 1925-1939 — Rens. de P. Pascal et d’Hervé Guiheneuf, petit-fils d’Yvon, auteur d’une thèse sur celui-ci.

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