LAVROV Pierre

Par Justinien Raymond

Né à Melekhovo, gouvernement de Pskov (Russie) le 2/14 juin 1823, mort à Paris, le 6 février 1900 ; sociologue et publiciste de l’école populiste ; membre de l’Internationale, section des Ternes, Paris, XVIIe arr. ; militant socialiste.

Pierre Lavrov naquit dans une famille de propriétaires fortunés. Son père, officier de l’armée impériale, blessé à Friedland au cours de la campagne de Napoléon en Russie, prit sa retraite et vécut sur ses terres. Par sa position sociale comme par ses idées, ce père était très attaché au système économique, social et politique de la Russie. Fidèle sujet du tsar, il reçut et hébergea quelque temps Alexandre 1er se rendant en Crimée en 1824. La mère de Pierre Lavrov était originaire d’une famille venue de Suède mais russifiée. La famille comptait plusieurs enfants. Pierre en était le cadet. Beaucoup plus jeune que ses frères et sœurs, il grandit sans la société des enfants de son âge et manifesta de très bonne heure une maturité et des préoccupations intellectuelles sérieuses. Elles trouvaient à se satisfaire et à s’aiguiser au contact des œuvres d’art et des livres dont regorgeait la maison paternelle. Comme les enfants de la bonne société russe du temps, il apprit à lire très vite le français en même temps que le russe. À huit ans il apprenait l’allemand sous la direction de sa mère. La lecture resta une des passions de sa vie.
En 1837, Pierre Lavrov entra à l’École d’artillerie. Un noyau de jeunes gens avides d’art et de savoir se forma autour de lui. Le démon de la poésie le posséda durant plusieurs années. Il publia quelques poèmes en 1840 et 1841. Mais bientôt, pendant son séjour même à l’École d’artillerie, il prit intérêt aux questions politiques et sociales et lut les œuvres du populisme russe. Sorti de l’École officier en 1842, il y revint deux ans plus tard à l’âge de vingt et un ans, comme professeur de mathématiques. En 1846, il alla enseigner les mathématiques à l’Académie d’artillerie de Saint-Pétersbourg.
Lavrov ne commença à écrire pour le public que vers sa trentième année. Dès 1852, il collabora pour les questions d’artillerie au Dictionnaire encyclopédique des sciences militaires et, peu après, il participa à la rédaction du Journal de l’Artillerie. Sa grande étude sur la « philosophie de Hegel », publiée dans la Bibliothèque pour la lecture attira sur lui l’attention publique. Sa collaboration à cette revue, puis aux Mémoires de la Patrie de Kraïevsky, à la Parole russe et à quelques autres revues, se prolongea jusqu’en 1866. Lavrov dirigea, en outre, la rédaction de la partie philosophique du Dictionnaire encyclopédique russe dont la publication commença en 1861. Depuis la mort, en 1855, de Nicolas 1er dont le règne avait pesé lourdement sur la Russie et s’était achevé en pleine défaite de Crimée, un mouvement de renouveau soulevait l’intelligentsia russe et l’ouvrait aux problèmes politiques et sociaux. Au moment où il était en pleine possession de lui-même, Lavrov trouvait donc un terrain favorable à l’expression de sa pensée.
Il résumait ses conceptions philosophiques sous le nom d’anthropologisme. Selon lui, il fallait prendre son parti de la relativité de toutes nos connaissances. La pensée philosophique doit tendre à systématiser nos conceptions des phénomènes, sans prétendre conquérir la vérité absolue. Pourtant, tous les phénomènes, y compris nos phénomènes psychiques, sont soumis aux lois du déterminisme. Mais Lavrov n’en conciliait pas moins ce déterminisme généralisé avec l’idée qui domine toute sa philosophie, celle de la haute importance de l’individu. Pour lui, la contradiction n’est qu’apparente. Les phénomènes physiques et psychiques, dans leur évolution, sont soumis aux mêmes lois immuables. Au cours de cette évolution, peu à peu, la conscience est née dans les organismes : à côté du monde objectif, extérieur, s’est créé un monde subjectif, intérieur, monde de sensations, de représentations, d’idées, soumis, lui aussi, au déterminisme. L’individu se propose des buts, discute les moyens de les atteindre sans prendre conscience que des lois régissent toute son activité. Illusion de liberté, mais illusion aussi inévitable que tout autre phénomène naturel et qui laisse à l’homme le sentiment de son entière responsabilité quant à ses actes. Conciliation difficile entre l’esprit scientifique qui habitait Lavrov et les aspirations idéalistes qui le soulevaient. Sur elle, cependant, il fondait la morale : le devoir de l’homme est d’élaborer une conviction individuelle fondée sur la critique, de vivre suivant sa conviction, d’employer ses forces à ce qu’il considère comme la réalisation de la justice. Une minorité d’hommes, constatait Lavrov, a atteint ce niveau. La « vie historique » ne commence qu’avec le développement de la conscience individuelle. Sont restés hors de l’histoire tous les individus, tous les groupes sociaux, tous les peuples qui n’ont pu s’élever au-dessus de la « tradition », de la « coutume ». Ainsi sont restés hors de la vie historique les représentants des classes supérieures qui ne pensent qu’à jouir de leurs privilèges, mais aussi ceux qui, accablés par un travail excessif et absorbés par la lutte pour l’existence, n’ont ni le loisir ni la possibilité d’une vie consciente. C’est à la minorité qui pense de les éclairer. Après la période préhistorique qui vit le règne de la coutume est venu le règne de l’intérêt auquel succédera, dans l’avenir, le règne des convictions morales quand, dans la société, aura disparu la lutte des intérêts.
Tout en élaborant sa philosophie, Lavrov se mêla à la vie politique de son pays. En 1862, il adhéra à la société « Terre et Liberté ». Il fit la connaissance de Tchernychevsky. L’arrestation de celui-ci et la dissolution de celle-là faisaient planer une menace sur Lavrov dont l’influence était grande et que sa collaboration au Dictionnaire encyclopédique, suspendu par ordre supérieur, avait rendu suspect. En 1865, il rentra d’un voyage à l’étranger avec sa femme malade, promise à une mort proche. Dans l’atmosphère de suspicion et de réaction que suscita, en 1866, l’attentat perpétré contre le tsar par Karakozoff, il fut arrêté les 25 avril-7 mai, et sa condamnation aux arrêts de forteresse pour une courte période fut alourdie par arrêt impérial en déportation sous la surveillance de la police dans l’un des « gouvernements » intérieurs. Il fut astreint à résidence surveillée dans le « gouvernement » de Vologda, d’abord à Totura, puis à Kadnikoff. Il continua sur la voie qu’il s’était tracée, publia de nombreux articles dont quelques-uns parus en 1868 et 1869 dans La Semaine sous le pseudonyme de Mirtov et rassemblés sous le titre de Lettres historiques contiennent l’essentiel des idées qu’il développera ultérieurement et qui eurent une réelle influence sur la jeunesse russe. Il s’en dégage un socialisme qui, dans ses fondements théoriques, diffère profondément du socialisme scientifique de Karl Marx, bien que, aux dires de Charles Rappoport, Lavrov puisse être considéré comme « le premier représentant de la philosophie scientifique en Russie. »
Marx voit le « groupe social », les classes ; Lavrov considère l’individu. Marx, théoricien, ne juge pas les formes sociales, il constate leur existence. Le capitaliste remplit une fonction sociale : il est exploiteur malgré lui. Le prolétaire, en le combattant, accomplit son rôle historique, révolutionnaire, un peu malgré lui, à son tour. La « méthode subjective » de Lavrov, comme il la définit lui-même, est tout autre. Pour lui, nous sommes appelés non seulement à constater les faits, mais aussi à les juger au nom de notre idéal, de notre conviction morale. Marx ne considérait pas Lavrov comme un disciple. Mais Lavrov, tout en faisant des réserves, se disait parfois marxiste. Il est vrai, affirmait-il, que l’évolution historique a pour base les relations économiques. Mais les idées une fois formées ont leur vie propre et leur part d’influence. Si Lavrov s’est cru plus près de la pensée de Marx qu’il ne l’était, c’est que, chez lui, le combattant prenait souvent le pas sur le philosophe, pense Rappoport qui le connaissait et voyait en lui un « Malon russe ». Ainsi Lavrov aurait fait acte d’adhésion au marxisme qui servait la cause du socialisme sans trop se soucier, dans l’action, de ce qui l’en distinguait sur le plan de la pensée. Dans une telle conception du socialisme, le militant devient un témoin, un héros. Lavrov fut l’un et l’autre.
En février 1870, après trois ans de déportation, Lavrov s’évada de Kadnikoff, gagna Paris où il arriva le 13 mars et où il poursuivit ses activités scientifique et politique. Admis à la Société d’anthropologie, il fut appelé par Broca à participer à la rédaction de la Revue d’anthropologie. Par Varlin, il entra dans l’Internationale, à la section des Ternes. Un an après son arrivée à Paris, Lavrov fut entraîné dans les remous de la Commune. À cette dernière il proposa ses services pour l’organisation scolaire, mais on l’envoya quêter un appui au dehors, en Belgique, puis à Londres auprès du Conseil général de l’Internationale. Démarche sans résultat pour la Commune, mais non pour Lavrov. Il fit la connaissance de Marx et d’Engels et, par la suite, se familiarisa assez avec leurs écrits pour croire à une certaine communauté de pensée. Son absence explique aussi qu’il n’ait pas été l’objet de poursuites. Le mouvement révolutionnaire parisien avait néanmoins toutes ses sympathies. Il appréciait tout particulièrement son esprit fédéraliste. Lavrov, contrairement aux anarchistes, ne préconisait pas l’abolition immédiate de l’État. Il pensait que les socialistes devaient le conquérir pour l’utiliser en vue de la transformation sociale. Ensuite, l’État s’éteindrait progressivement, et c’est la société future que Lavrov voyait sous une organisation fédérale.
Ce sont ces idées qu’il défendait dans la revue Vepered ! (En Avant !) qu’il publia à Zurich à partir de 1873. Elle fut à la fois l’écho des mouvements qui agitaient la Russie, un lien et un moyen de formation pour les étudiants et autres émigrés russes qui, à leur retour, allaient y participer. En 1874, la revue se transporta à Londres et se transforma en un journal bimensuel. En 1876, Lavrov regagna Paris. Désormais, son activité fut surtout journalistique : il l’exerçait sous différents pseudonymes. Il donnait aussi des conférences. En 1882, il fut expulsé de France pour son activité dans la « Croix Rouge » russe, société d’entraide pour les prisonniers et les déportés politiques. Il revint bientôt à Paris et lança, en 1883, une revue révolutionnaire, le Messager de la Volonté du Peuple. Lavrov ne se laissa pas décourager par le calme et l’abattement qui, en Russie, succédèrent à une période d’intense agitation. Lavrov combattit l’influence lénifiante de Tolstoï et de sa philosophie de « non-résistance » au mal qu’il qualifiait d’immoralité historique. Il combattait également toute alliance des révolutionnaires avec les libéraux. Dans le combat qui se livrait en Russie, il donnait la primauté à la lutte contre l’absolutisme et, dans celle-ci, il attribuait un grand rôle aux intellectuels, mot qu’il entendait en un sens très large, l’étendant à tous ceux qui ont le sens de la solidarité humaine quel que soit le niveau de leur savoir. Quand la social-démocratie lui semblait mettre trop en avant la lutte pour des objectifs immédiats, il répétait qu’en Russie où manquent les libertés les plus élémentaires, on ne doit jamais abandonner la lutte contre l’absolutisme et que la destruction de l’autocratie reste le premier devoir de tout socialiste. Il s’opposait également à la substitution d’un programme minimum à la propagande de principe axée sur le but global du socialisme. Positions qui découlaient assez logiquement de son idéalisme foncier et qu’expliquent aussi ses origines sociales privilégiées, dans la mesure où elles mettaient au second plan les mobiles économiques.
De 1892 à 1896, Lavrov collabora à la publication des Matériaux pour l’Histoire du mouvement socialiste-révolutionnaire russe. Il ne prenait plus une part active au mouvement socialiste des autres pays. On l’avait vu encore, au congrès international de 1889 à Paris, présenter un rapport sur l’histoire et l’état du mouvement révolutionnaire en Russie.
Lavrov s’éteignit au début du XXe siècle, à la veille des premiers symptômes du mouvement révolutionnaire qui allait bouleverser la Russie.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article135962, notice LAVROV Pierre par Justinien Raymond, version mise en ligne le 1er décembre 2010, dernière modification le 3 novembre 2018.

Par Justinien Raymond

SOURCES : Pierre Lavrov, par les Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes de Paris, Paris, 1900, 15 p. — Le Mouvement socialiste, n° 28, 15 février et n° 29, 1er mars 1900, article signé S.A. — Charles Rappoport : « Pierre Lavrov. I, La méthode subjective en sociologie », in La Revue socialiste, n° 184, avril 1900, pp. 392-404. — « Pierre Lavrov, II, L’Idéalisme révolutionnaire », ibid., n° 185, mai 1900, pp. 528-537. — « Pierre Lavrov, III, Le socialisme intégral », ibid., n° 186, juin 1900, pp. 698-715. — « Pierre Lavrov, IV, L’Idéalisme scientifique », ibid., n° 187, juillet 1900, pp. 44-59. — G. Lefranc, « Contribution à l’histoire du socialisme en France dans les dernières années du XIXe siècle : Léon Blum, Lucien Herr et Lavrov » in L’Information historique, n° 4, septembre-octobre 1960, pp. 143 à 149.

ICONOGRAPHIE : P. Lavrov, par les ESRI, op. cit., pp. 1 et 15.

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