MORÉNAS François, Guilhem

Par Claude Liscia

Né le 8 mai 1914 à Séguret (Vaucluse), mort le 16 octobre 2006 à Saignon (Vaucluse) ; « père aubergiste » de 1936 à 2003, projectionniste ambulant, animateur de cinéma.

Toute la vie de François Morénas, son triple engagement dans le mouvement des auberges de jeunesse, dans la diffusion de films de ciné-club et dans le tracé de chemins de grandes randonnées, se déroula en Provence.

Il naquit dans le Comtat Vénaissin, non loin de Vaison-la-romaine. Receveur de l’enregistrement, son père avait tenté de s’établir comme agriculteur. Il était porté comme propriétaire sur l’acte de naissance de son fils. Ne parvenant pas à vivre de la terre, il reprit, au retour de la guerre de 1914-18, une place de fonctionnaire tout en inculquant à son fils le goût des randonnées en pleine nature, et celui du cinéma. Le cinéma occupait alors une fonction à mi-chemin entre la télévision d’aujourd’hui et les grandes veillées d’autrefois : François Morénas fréquentait avec ses parents une salle de village, comble le samedi soir, les fumeurs obligés de demeurer debout dans le fond ; les films projetés étaient des westerns ou des feuilletons muets, accompagnés par un ou plusieurs musiciens. Ce cinéma populaire de son enfance le marquera à jamais, guidera plus tard le choix de ses films selon des critères éloignés des modes et de l’intellectualisme.

À vingt ans, il fut confronté au chômage et à la crise économique des années 1930. Se destinant à la prise de vue, et désireux d’être engagé dans les fameux studios de la Victorine près de Nice, il n’y parvint qu’à la condition de ne pas être rémunéré. L’expérience lui fut pénible et il finit par travailler chez un notaire pour se former à un métier qui ne le tentait guère. Un soir, il entra par hasard dans la salle du peuple d’Antibes, où Marc Augier, le directeur du Centre laïque des auberges de jeunesse, donnait une conférence. Enthousiasmé, il se mit à fréquenter celle de la ville, La Jabote. Il fut séduit par l’ambiance de camaraderie : le tutoiement de rigueur, les chansons, les randonnées dans les Alpes Maritimes, les soirées à Juan-les-Pins… Constatant que la mère-aubergiste parvenait à vivre de son commerce, il ouvrit à peu de frais en 1936 sa propre auberge de jeunesse qu’il nomma le Regain et installa à Saint-Saturnin-les-Apt.

Le mouvement des auberges de jeunesse était né en Allemagne en cette même année 1907 où en Angleterre fut fondé le scoutisme. En Westphalie, l’instituteur Richard Schirrmann eut l’idée de transformer, durant l’été, sa salle de classe en dortoir pour y accueillir de jeunes randonneurs. Cinq ans après, il existait en Allemagne soixante-cinq auberges. Le mouvement se répandit en Europe, et la France suivit avec un certain retard à l’instigation de Marc Sangnier. Après avoir été lié au Sillon, qui périclita lorsqu’en 1910 le Vatican rappela à l’ordre ce courant catholique, Marc Sangnier s’était reconverti dans le militantisme en faveur de la paix et avait fondé l’Internationale démocratique en faveur de l’union des jeunesses française et allemande. Il abritait dans son château de Bierville, près d’Étampes, un Foyer de la paix où se déroula en 1926 le deuxième congrès international pour la paix. C’est dans la foulée de cet esprit pacifiste qu’il fonda en 1930 la première auberge de jeunesse en France et la Ligue française pour les Auberges de jeunesse. Trois ans plus tard, n’ayant pu s’entendre avec lui sur le brûlot de la laïcité, le Syndicat national des instituteurs, la CGT, la Ligue de l’Enseignement, le maire de Suresnes et futur ministre de la santé sous le Front populaire, Henri Sellier, impulsèrent le Centre laïque des Auberges de jeunesse (CLAJ). Survenu en 1936, le Front populaire encouragea ce mouvement ; et l’instauration des congés payés suscita toute une clientèle de jeunes employés et ouvriers. La France compta alors environ 500 auberges.

C’est dans ce contexte que François Morénas fonda en 1936 sa propre auberge. Se situant à gauche, il choisit d’adhérer au CLAJ, qui bénéficiait de plus de subventions grâce à ses liens avec le Front Populaire. Le nom de l’auberge renvoyait au titre du livre de Jean Giono dont, comme beaucoup de jeunes, il se sentait proche. Résolument pacifiste, l’auteur du Regain avait prôné dans Les Vraies richesses un retour à la terre ; non contradictoire en cette année 1936 avec l’esprit du Front populaire, ce slogan fut repris plus tard par le Maréchal Pétain et entacha l’écrivain du soupçon de sympathies collaborationnistes. Vieux mas édifié dans un site pittoresque non loin du plateau du Contadour où, entre 1935 et 1939, le maître à pensée organisa neuf rassemblements pacifistes et antifascistes, l’auberge était environnée d’oliviers et de lavandes. François Morénas en définissait ainsi l’objectif : « L’auberge n’est pas seulement un hôtel à bon marché, c’est surtout un foyer culturel où jeunes gens et jeunes filles apportent leur élan et leur enthousiasme, travaillent à un monde nouveau, plus sain, plus robuste, plus franc et plus humain… » En ces années où la menace d’une guerre planait sur la France, les jeunes y affluèrent, conquis par le lieu et considérant le « père aubergiste » comme un disciple de l’écrivain provençal.

Partageant l’antimilitarisme d’une partie de sa génération dont les pères avaient combattu en 1914-1918, François Morénas fut atterré par la déclaration de guerre. Tandis que Jean Giono, vétéran de ce premier conflit mondial, était emprisonné pour pacifisme, lui-même se livra avec quelques « ajistes » à une distribution de tracts antimilitaristes, à une expédition nocturne en bordure des rails de chemin de fer d’inscription du slogan : « Ne partez pas ! » Il abrita quelques insoumis. Puis, le 11 novembre 1939, il reçut un ordre d’affectation au troisième dépôt d’artillerie de montagne. Démobilisé dès avant l’Armistice, en butte à l’hostilité des paysans qui lui reprochaient son antimilitarisme, il déplaça en 1940 son auberge à quelques kilomètres de là, dans l’ancien prieuré de Clermont sur le plateau des Claparèdes.

En fait, à droite comme à gauche, le mouvement des auberges véhiculait cet état d’esprit pacifiste, internationaliste, exaltant la fraternité entre jeunes par delà les frontières, qui mena à la passivité devant l’invasion allemande. Aussi les deux courants rivaux furent-ils traversés par la question de la collaboration. En zone occupée, ils acceptèrent de coopérer à la politique officielle tout en s’efforçant de freiner les tendances fascistes et antisémites. Le CLAJ n’y réussit pas : interdit fin 1941, il fut à nouveau ouvert en avril 1942 avec une direction pro-allemande. En zone libre, s’y substituèrent deux associations, les Camarades de la route et les Auberges françaises de la jeunesse (AFJ) destinées à gérer le parc existant et regroupant des membres des deux anciens mouvements, avec Marc Sangnier pour président d’honneur. Hostiles au nouvel ordre moral et répressif, les vieux militants laïcs avaient été réticents à l’égard de cette fusion ; ce fut à l’École des cadres d’Uriage qu’en avril 1941 ils parvinrent à un compromis.

Placée sous l’autorité du Secrétariat à la jeunesse du gouvernement de Vichy, cette Ecole s’était fixée pour objectif de former les futurs cadres de la nation dans la perspective d’un rejet de l’Occupation allemande et d’un redressement moral de la France. De fait elle constitua pour l’après-guerre une pépinière de responsables : Hubert Beuve-Méry, le fondateur du journal Le Monde, Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, les sociologues Joffre Dumazedier et Paul-Henry Chombart de Lauwe, le cinéaste Yves Robert, les hauts fonctionnaires François Bloch-Laîné, Simon Nora, Paul Delouvrier... Toutefois, peu conforme au défaitisme des autorités officielles, son projet même la condamna à louvoyer avec l’administration de tutelle jusqu’en décembre 1942 où elle fut supprimée par décret et où nombre de ses membres rejoignirent la Résistance. Intéressée par la perspective de pénétrer des milieux différents de sa clientèle de militaires, de scouts et d’aristocrates, elle s’attacha à relancer le mouvement des auberges. Cependant, si les militants des auberges de jeunesse y apprirent à s’unir dans la pluralité des opinions et à contourner l’administration pétainiste, ils s’efforcèrent de préserver leur indépendance. Ainsi, en mai 1941, François Morénas participa-t-il à un stage organisé à Uriage par Hélène Laguerre, reconvertie du CLAJ dans les AFJ. Il fut rebuté, dit-il, par l’esprit de discipline et d’embrigadement : les dures séances sportives dites de « décrassage » à l’aube, les marches en rang et au pas cadencés au rythme du chant Dans les prés, mes compagnes qu’il fait bon danser. Il se replia durant toute la guerre dans son auberge, y accueillant quelques résistants, mais refusant de recevoir une famille juive.

Au lendemain de la guerre, il délaissa durant dix ans son auberge pour sillonner la Provence seul à vélo, nanti d’un appareil de projection et de quelques bobines de films. En effet Le Regain était assez délabré et François Morénas n’obtint pas d’aides financières pour le restaurer. Tout en le maintenant ouvert comme abri précaire, il se rendit à Paris pour participer à un congrès des auberges de jeunesse. S’y déroulaient alors les festivités autour du cinquantenaire du cinéma, qui rassemblèrent dans la rue une foule en liesse. Il découvrit Le Cuirassé Potemkine au cinéma des Abbesses, et il revit au Palais de Chaillot les films muets, accompagnés au piano, de Charlie Chaplin, Buster Keaton et autres burlesques. Il décida alors de fêter ce cinquantenaire en Avignon. L’association Travail et culture lui loua Charlot, soldat et La Lumière bleue, qui fut refusée par plusieurs directeurs de salles, la réalisatrice, Leni Riefenstal, étant allemande. Il finit par les présenter dans un cinéma excentré où les vit, en ce mois de février 1946, Jean Vilar qui venait de créer le Festival d’Avignon. Devant le succès, François Morénas partit en tournée à Apt, à Orange, à L’Ile-sur-la-Sorgues, où Charlot, soldat triompha auprès des enfants. C’est ainsi que durant dix ans, il projeta de village en village les grands burlesques américains ou d’autres films, telle La Symphonie inachevée de Gianco Pellegrini. Il raconte que, de la frontière espagnole à la frontière italienne, son public, essentiellement des cultivateurs, riait dans les plaines de basse Provence et demeurait silencieux dans les montagnes du Lubéron, des Cévennes ou de l’arrière-pays niçois.

En 1954, il réintégra l’auberge de Clermont ; puis, en 1960, il la déplaça, sur le même plateau des Claparèdes, aux abords du village de Saignon. Il y construisit une salle de cinéma et ouvrit un cinéma de plein air, face aux monts rocailleux du grand Lubéron. Il y projeta jusqu’à la fin de sa vie des vieux films méconnus, insolites, en récusant la formule « art et essai » : à ses yeux le cinéma, art populaire, devait plaire à tous les milieux sociaux sans clivage des publics. Il les présenta également dans des maisons de la culture, des foyers ruraux, des clubs de retraités.

En outre, dès la création de sa première auberge, François Morénas s’adonna à une passion : percer des sentiers de grandes randonnées. Amoureux de ces paysages découpés et sauvages de Provence, de couleur ocre ou mauve, qui s’étendent sur quelque 150 kilomètres entre le pic du Ventoux et les monts du Lubéron, il ne cessa de les parcourir à pieds ou en vélo. Après avoir mis fin à ses tournées de cinéma ambulant, il décida de se consacrer à l’ouverture de nouveaux chemins de randonnées et à la restauration d’anciens sentiers datant parfois de l’époque romaine. Il balisa ainsi toute une toile d’araignée d’itinéraires en ces contrées alors vierges de tourisme, et en publia les cartes.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article136049, notice MORÉNAS François, Guilhem par Claude Liscia, version mise en ligne le 3 décembre 2010, dernière modification le 26 avril 2022.

Par Claude Liscia

ŒUVRE : Le Cinéma ambulant en Provence, éd. Presse universitaires de Lyon, 1981. — L’Hôtel des renards, éd. Calmann-Lévy, Paris, 1980. — Clermont des lapins, chronique d’une auberge de jeunesse en pays d’Apt, éd. Les Alpes de Lumière, Mane, 1992. — Le pays des Aiguiers, éd. Alpes de Lumière, Mane 1956. — Guides du Colorado provençal, 1967, du Lubéron, 1969, des Monts du Vaucluse, 1970, du Ventoux, 1972, de la vallée de la Tinée 1973, de la moyenne Tinée, 1987, éd Regain. Saignon, cœur du Lubéro,. éd. Regain, 1989.

SOURCES  : Interview de François Morénas. — Bernard Comte, Une Utopie combattante. L’Ecole des cadres d’Uriage 1940-1942, éd. Fayard, 1991. — Pierre Bitoun, Les Hommes d’Uriage, éd. La Découverte, Paris 1988. — Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy, Presse universitaires de Lyon, 1989. — Claude Dufrasne, Une page oubliée de l’histoire de l’éducation. Le mouvement ajiste, éd. Académie européenne du livre, Montpellier, 1993.— Lucette Heller-Godenberg, Histoire des auberges de jeunesse en France des origines à la Libération (1929-1945), 2 vol., 1985, Université de Nice. Voir index. — État civil.

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