JUDET Pierre, Alphonse

Par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule

Né le 2 février 1925 à Marseille (Bouches-du-Rhône) ; prêtre du diocèse de Marseille (1950) puis de la Mission de France (1955), économiste ; militant du Mouvement de la paix.

Fils de Pierre Judet, comptable qui avait appartenu au Sillon, et de Jeanne Villeneuve, sans profession, Pierre Judet était l’avant-dernier enfant d’une famille chrétienne, abonnée à La Croix. Élève de Notre-Dame de la Viste, établissement tenu par les pères de Timon-David, il poursuivit ses études (khâgne) au lycée Thiers à Marseille et obtint, quelques jours après la mort de son père en mars 1944, des certificats de latin et de grec à la Faculté d’Aix-en-Provence. Afin d’éviter d’être requis par les Allemands, il effectua des enquêtes, dans le cadre d’Économie et Humanisme, sur le logement des ouvriers d’une raffinerie de sucre de La Cabucelle puis fut embauché pour faire des monticules de cailloux empêchant les planeurs alliés d’atterrir dans la plaine de la Crau. À la Libération, en octobre 1944, il préféra – plutôt que de poursuivre ses études – enseigner le français, le latin, le grec et la géographie dans une classe de 3e à Notre-Dame de la Viste. La découverte, cette année-là, de la Mission de France à travers les écrits de Louis Augros, son supérieur, et des abbés Henri Godin et Yvan Daniel (La France pays de mission ?) et aussi sa rencontre avec le dominicain, Jacques Lœw*, docker, et cofondateur de la « mission prolétarienne » dans la cité phocéenne, comptèrent beaucoup dans sa décision d’entrer, en 1945, au grand séminaire en vue d’un apostolat en monde ouvrier. Il obtint de son évêque, Mgr Delay, d’achever à la Mission de France (1948-1950) sa formation sacerdotale au cours de laquelle il fit un stage ouvrier dans une usine d’alumine de Marseille (1946) puis à Saint-Étienne (1947). Ordonné prêtre le 21 mai 1950, affecté à Saint-Calixte de Marseille, il refusa cette nomination qu’il jugeait incompatible avec ses aspirations apostoliques et rejoignit la paroisse Saint-Michel que le curé Georges Mollard* était en train de transformer en paroisse missionnaire.

Pierre Judet y fit équipe avec André Gence, Pierre Gallocher, Maurice Batigne, Aubin Brieugne (prêtre-ouvrier et militant syndical), Nicolas Obermeyer* et Émile Courquet qui, non seulement participèrent aux innovations pastorales, mais partagèrent la vie sociale et politique du quartier, menant des actions avec des militants du Mouvement de libération populaire (MLP), de la CGT ou du Parti communiste et adhérant aux comités d’intérêt de quartier (CIQ). Pierre Judet, abonné au bimensuel parisien La Quinzaine, s’inscrivait comme ses co-équipiers dans la mouvance du « progressisme chrétien » des années 50. Il s’engagea au Mouvement de la Paix, anima un comité de quartier et fut un de ceux qui s’investirent dans la création d’un groupe Pax Christi pour faire face aux préoccupations liées au réarmement allemand. L’été 1952, dans le contexte mouvementé de la création de la Communauté européenne de défense (CED), il se rendit pendant six semaines à Aix-la-Chapelle (RFA) pour lancer un jumelage avec la paroisse Saint-Michel. Il soutint activement la mobilisation en faveur des époux Rosenberg et fit partie du comité départemental de défense qui s’était mis en place, réussissant à obtenir la signature de l’évêque et du responsable de l’Église réformée. Le combat pour la paix était pour Pierre Judet un mode d’insertion dans le monde.

En mai 1953, lorsque les prêtres-ouvriers marseillais furent menacés et acculés, sur la volonté de Mgr Delay, à choisir entre leur fidélité à l’Église et leur fidélité à la classe ouvrière, Pierre Judet, à la suite de Georges Mollard, défendit le bien-fondé de leur sacerdoce et, d’une façon plus générale, une conception du laïcat qui instaurait des rapports moins hiérarchiques entre prêtres et laïcs : « Le prêtre de la Mission de France, jamais seul, jamais sans les laïcs, s’engage, devient membre de cette communauté humaine avec laquelle il lie son destin. » Malgré les dénonciations de certains paroissiens conservateurs qui s’inquiétaient de « l’ouvriérisme » et de « l’esprit critique » des prêtres de Saint-Michel, il maintint ses engagements et n’hésita pas à dénoncer, en 1955, au cours d’un sermon, le colonialisme en Afrique du Nord, suscitant de vives réactions. Dans les mois qui suivirent, de multiples initiatives virent le jour, associant prêtres et laïcs, dont la création éphémère en avril 1956 d’un journal, Dialogues, qui prônait l’indépendance de l’Algérie. Il en fut la cheville ouvrière comme il avait été en pointe l’année précédente, à l’échelle nationale, dans le combat contre la suppression de La Quinzaine, comme en témoignait son article de protestation dans l’ultime numéro.

Ces positions, qui fournissaient des arguments à une extrême-droite marseillaise que son journal Vigilance répercutait, ne pouvaient que faire réagir l’archevêque de Marseille. Au printemps 1956, celui-ci refusa de confier la paroisse Saint-Michel à la Mission de France et, malgré l’ampleur de la mobilisation des laïcs, la revendication du maintien des options missionnaires et les protestations de la part des habitants du quartier et de ses représentants, il somma trois prêtres de quitter le diocèse pendant l’été 1956. Pierre Judet était l’un d’eux. Il suivit Georges Mollard, prié lui aussi de partir à Grenoble, avec l’idée de travailler dans une petite équipe d’Économie et Humanisme. Cette éventualité fut vite écartée et il contribua à aménager, dans le quartier de la Villeneuve, la nouvelle église Saint-Marc (dont Jacques Jaudon était le charpentier) et son presbytère tout en suivant des cours à l’Institut d’études politiques. Sa présence n’ayant pas été acceptée par l’évêque, Mgr Fougerat, il quitta Grenoble au bout d’un an et choisit d’aller à Tunis après avoir rencontré, par le réseau des chrétiens proches de La Quinzaine, Gérard de Bernis, professeur d’économie, qui lui avait assuré qu’il pourrait y mener des travaux de recherche. Il souhaitait faire « un travail d’homme qui permette de rejoindre les hommes dans leurs efforts d’équipement, d’aménagement, d’humanisation du monde et de situer l’Église au cœur de cette recherche ». Pour financer son voyage, il travailla au Bureau d’études et de recherches urbaines (BÉRU), dirigé par Max Stern*, un ancien chroniqueur de La Quinzaine.

Pierre Judet arriva à Tunis en novembre 1957 et fit équipe avec le clergé de l’église Sainte-Croix (il y avait, notamment, Michel Prignot* et Jean-Paul Grangien envoyés par la Mission de France) dont le curé Paul Ménassian, d’origine arménienne, partageait les options de la Mission de France. Au Secrétariat d’État au Plan de la jeune nation tunisienne, il trouva un poste de coopérant technique qui allait inaugurer sa vie professionnelle au service des pays en voie de développement. L’arrivée dans l’équipe de Sainte-Croix, au début de l’été 1958, de Pierre Mamet*, prêtre de la Mission de France, qui avait vécu longtemps en Algérie et était recherché par la police française pour complicité avec les Algériens du FLN, constitua pour lui un tournant. À la demande de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens), Pierre Judet donna des conférences sur les réformes agraires et l’industrialisation. Il suivait avec attention le déroulement de la guerre en Algérie, rencontrant souvent des réfugiés. Il vécut la signature des accords d’Évian le 19 mars 1962 comme une émancipation porteuse d’avenir. Franchissant pour la première fois la frontière tuniso-algérienne en octobre 1963, il allait travailler en Algérie dans une équipe de recherche dont les travaux portaient sur les rapports entre « industrialisation et transformation de l’agriculture ». Ce programme allait lui offrir l’occasion de très nombreux séjours dans ce pays jusqu’en 1978. Après deux ans de « recyclage » universitaire à Paris (1963-1964), il soutint une thèse de troisième cycle en économie.

Aux côtés d’Emmanuel Deschamps, Pierre Judet fut l’un des principaux artisans de l’ouverture de la Mission de France aux défis posés par l’émergence du tiers-monde. En 1964, il intervint dans une session organisée par la Mission sous le titre « le tiers-monde, l’occident et l’Église » qui réunissait des intellectuels et des prêtres engagés dans le tiers-mondisme comme François Houtart ou Gérard de Bernis. Les communications furent publiées aux Éditions du Cerf en 1967 avec une introduction de Pierre Judet qui en situait les enjeux missionnaires : « Il est bien clair qu’ils [les prêtres de la Mission de France] n’ont pas, comme prêtres, de compétence propre pour résoudre les problèmes techniques posés par le tiers-monde ou par l’aide qui doit lui être apportée. En tant que citoyens, ils ont, par contre, à être conscients des options qui sont prises par rapport au tiers-monde et à participer, à leur place, à la vie politique en ce domaine. »

En 1964, le concordat entre le Saint-Siège et le gouvernement tunisien avait obligé l’équipe de Paul Ménassian à fermer Sainte-Croix et, dans la foulée, l’évêque de Tunis, Mgr Perrin, avait prié Pierre Judet de quitter le diocèse, mais il avait refusé, cette fois, d’obtempérer. Il allait effectuer de très nombreux voyages dont une mission commanditée par l’ONU, d’avril à octobre 1965, en Asie du Sud-Est, auprès du comité de mise en valeur du Mékong (aménagement du fleuve et de son bassin). Il quitta Tunis en 1967 pour Dakar. Revenu en France en 1968, Pierre Judet intégra l’Institut de recherche et de planification du développement (IREP) à Grenoble et enseigna comme professeur à l’Université Pierre-Mendès France. Responsable au sein de l’IREP du groupe « Industrialisation et développement », il ne cessa de voyager soit pour des missions (dans le cadre de l’UNESCO, du BIT ou de l’OCDE, par exemple) soit pour répondre aux invitations de plusieurs gouvernements étrangers (Secrétariat au Plan en Algérie, par exemple). De 1983 à 1988, il dirigea l’IREP qui avait pris le nom d’Institut de recherche économique de la production et du développement (IREPD), la planification n’étant plus à l’ordre du jour. En 1985, il créa un centre « Asies » qui organisa des séminaires et publia une revue, Asies recherches. Il prit sa retraite en 1993, continuant à s’intéresser à l’évolution du rôle de l’État dans le contexte de la mondialisation et à publier des ouvrages sur ce sujet.

Pierre Judet s’était petit à petit éloigné du sacerdoce. Il se maria le 1er septembre 1979 avec Denise Veyssier, secrétaire, sans pour autant rompre les nombreux liens d’amitié qu’il avait tissés au sein de la Mission de France, ni se désintéresser de ses orientations.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article136881, notice JUDET Pierre, Alphonse par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, version mise en ligne le 4 mai 2011, dernière modification le 5 septembre 2011.

Par Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule

ŒUVRE : nombreux rapports dont : Quelques notes sur mon voyage en Extrême Orient 1er mai-15 septembre 1965, novembre 1965. — La Tunisie 1956-1970 de l’indépendance politique à l’indépendance économique, IREP, novembre 1970. — Transfert de technologie et développement, Grenoble, IREP, 1971. — Développement de l’économie algérienne et stratégies de développement, IREP-Grenoble, département Industrialisation et développement, juin 1975. — À propos des relations entre la France et l’Algérie, janvier 1976, IREP-Grenoble. — Par rapport à la revendication du Tiers Monde en matière d’accès à la technologie : positions et propositions françaises, octobre 1977, CRID/IREP-Grenoble. — L’évolution des relations et des échanges entre l’Algérie et la France en fonction des perspectives de l’économie algérienne et en particulier de son industrialisation (horizon 1980), IREP, 1977. – Développement. Dynamiques internes et ouverture internationale, Université Pierre-Mendès France, Grenoble, juin 1991. — Stratégies d’industrialisation. Emploi-formation, BIT, juin 1991. – Regards sur l’Asie et l’Afrique, session d’été 2003, Économie et Humanisme.
Articles : « Nos responsabilités par rapport au tiers-monde », Le Tiers-Monde, l’Occident et l’Église, Les Éditions du Cerf, 1967, p. 191-209. – « Les conséquences sociales de l’industrialisation », Revue de l’AUPELF, 2, mai 1980, p. 99-110. – « Transfert de technologie. Expériences dans les PVD et succès asiatiques », Revue Tiers Monde, t. XXX, 120, octobre-décembre 1989, p. 779-796.
Livres : Les nouveaux pays industriels, Éditions ouvrières, 1981. — Le développement en question, Fonds Altran pour l’innovation, 2003. — Le tiers-monde n’est pas dans l’impasse, Éditions Charles Léopold Mayer, 2005.

SOURCES : Arch. de la Mission de France. — ANMT Roubaix, 1997015 0082, 1997015 0107, 1999013 0139. — Jacques Loew, En mission prolétarienne, Paris-Arbresle, Économie et Humanisme, 1946. — Michel Daune, La Mission de Marseille, thèse de théologie, 1986. — François Leprieur, Quand Rome condamne, Plon/Terre Humaine, 1989. — Roger de la Pommeraye, Aux frontières du Royaume, Le Centution, 1992. — Sybille Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d’Algérie - L’action de la Mission de France, Éditions de l’Atelier, Témoignage chrétien, 2004. — Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, « Catholiques engagés à Marseille », dans Les catholiques dans la République 1905-2005, Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier, Nathalie Viet-Depaule (dir.), Les Éditions de l’Atelier, 2005, p. 301-312. — Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, Une histoire de la Mission de France. La riposte missionnaire 1941-2002, Karthala, 2007. — Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, « Subversion par les laïcs, subversion des laïcs. Paroisse et mission à Saint-Michel de Marseille (1947-1965), dans Tangi Cavalin, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule, De la subversion en religion, Karthala, 2010. — Témoignage de Bernard Boudouresques. — Notes d’André Caudron. — Textes inédits de Pierre Judet, lettres et entretiens.

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