Par Gérard Bonet
Né le 9 juin 1904 à Cologne (Allemagne), mort le 26 août 1989 à Prades (Pyrénées-Orientales) ; instituteur, pédagogue ; militant social-démocrate, pacifiste et antinazi ; militant du mouvement des Auberges de Jeunesse ; résistant ; fondateur et directeur du Centre éducatif (1948-1965) de la Coûme, à Mosset (Pyrénées-Orientales).
Pitt Krüger naquit dans une famille de petits artisans relativement aisés : ses parents possédaient une blanchisserie à Cologne, en Rhénanie.
Se destinant à l’enseignement il intégra, en 1920-1921, l’École normale d’instituteurs au Lehrerseminar de Brülh, près de Cologne. Durant ses années de formation, il fut un membre actif des Wandervögel, un mouvement de jeunesse qui prônait la vie de groupe, le sport, la randonnée et l’activité culturelle. Cette éducation le marqua pour le restant de ses jours.
Il obtint en 1925-1926 un premier poste d’instituteur à Rüpperoth-Westerwald (Rhénanie, alors en Prusse). Sa situation précaire l’oblige à quitter son land natal pour la ville de Potsdam (Brandebourg), située près de Berlin. Après un bref passage dans une école privée, il intégra l’enseignement public à la « Stabila » (Stadtliche Bildungsanstalt) fin 1926. Membre du Parti social-démocrate (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD) et d’associations qui lui étaient liées, il essaya de mettre sa pratique professionnelle en accord avec ses idées de progrès en militant, notamment, pour un renouveau en matière d’enseignement.
C’est à cette époque qu’il rencontra Yvès Fustier, une jeune éducatrice franco-suisse qu’il épousa à Potsdam le 17 mai 1929. Deux filles naquirent de cette union, Jamine, en 1930, à Potsdam, et Véronica, en 1936, à Châlons-sur-Saône (Saône-et-Loire). Aujourd’hui, elles sont respectivement installées à Prades (Pyrénées-Orientales) et à Castelnau d’Aude (Aude).
Pitt et Yvès Krüger, épris de culture, profitèrent de la proximité stimulante de Berlin en approfondissant, notamment, leur connaissance de la musique ; ils organisèrent des soirées de poésie, montèrent une chorale et mirent en scène des pièces de théâtre.
Social-démocrate, secrétaire de l’Association des enseignants sociaux-démocrates, anti-nazi de la première heure et francophile, le 7 mars 1933, six mois après l’accession d’Adolf Hitler à la chancellerie du Reich et deux jours après les élections fédérales allemandes, les dernières de la République de Weimar, Pitt Krüger fut révoqué de l’enseignement et privé de son logement. Jusqu’au mois de septembre, il vécut avec sa femme et sa fille sous une tente dans la forêt, en bordure du lac de Werder, entre Berlin et Potsdam.
Sa fréquentation des quakers de Berlin qui agissaient en faveur du rapprochement franco-allemand et de la paix, permit à Pitt Krüger de contacter des quakers anglais qui lui proposèrent de s’installer en France, dans les Pyrénées, pour ouvrir une petite colonie pour les réfugiés allemands. Grâce à un visa de sortie obtenu par un policier dont il avait eu le fils en classe, Pitt Krüger partit seul pour les Pyrénées-Orientales où sa femme et sa fille le rejoignirent début novembre 1933.
Avec l’appui financier des quakers anglais de Perpignan (Pyrénées-Orientales), Pitt Krüger acheta pour 30 000 francs le mas de La Coûme, sur la commune de Mosset, une propriété de 75 ha —dont 60 environ en bois et maquis— abandonnée depuis dix-huit ans. Dans un premier temps la famille Krüger (ainsi que quatre hommes et une femme, tous allemands) fut hébergée par le curé de Mosset. Après des mois de travaux harassants, le petit groupe emménagea en avril 1934 à La Coûme. Le projet des Quakers d’une « colonie agricole allemande » échoua rapidement. Il y avait à cela deux raisons principales : les difficultés d’irrigation et la difficile adaptation des jeunes réfugiés aux travaux agricoles sur une terre ingrate. Sans négliger une vie en commun dans des conditions difficiles. Des premiers « pionniers », seuls restèrent les époux Krüger.
La venue, dès l’été 1934, de groupes d’étudiants anglais donna à La Coûme une autre orientation : les travaux à la ferme se doublèrent d’un centre d’accueil, plus rentable. En 1936, le Front populaire donne un essor particulier aux Auberges de Jeunesse (AJ) dont les premières avaient vu le jour en France en 1929 sous l’impulsion de Marc Sangnier*. Une formule que connaissait Pitt Krüger pour avoir, au début des années vingt, effectué en Allemagne quelques sorties avec Richard Schirrmann, le créateur des AJ dès 1909.
La Coûme devint l’une des premières Auberges de Jeunesse du sud de la France. Bientôt s’imposa l’idée de développer parallèlement à l’AJ un camp de travail international. Le premier fut ouvert en 1936 avec comme objectif la construction de deux passerelles et la rentrée du bois pour l’hiver. L’Association des Amis de La Coûme vit le jour dans la foulée, doublée d’un bulletin de liaison qui maintenait le contact avec des étudiants de Paris, Oxford et Cambridge, en Angleterre.
Peu après la retraite par les Pyrénées des républicains espagnols (la Retirada), en février 1939, la délégation des quakers de Perpignan demanda aux Krüger d’héberger neuf petits réfugiés espagnols. En mai 1940, ils furent une vingtaine dont de petits Français et de petits juifs. L’arrivée de ces enfants livrés à l’adversité préfigurait la création future de la maison d’enfants et de l’école de la Coûme.
Dans ces années, Pitt et Yvès Krüger nouèrent des liens privilégiés avec un petit groupe d’exilés catalans installés à Prades (Pyrénées-Orientales), au premier rang desquels le violoncelliste Pau Casals, le linguiste Pompeu Fabra et l’écrivain Joan Alavedra. Le premier, lors de ses séjours à Prades dans les années 1950, maintint le contact avec la Coûme.
Quatorze personnes de neuf nationalités différentes vivaient à la Coûme lorsque la guerre éclata en septembre 1939. Entre avril et juin 1940, Pitt Krüger, réfugié et apatride, fut placé en résidence surveillée dans l’établissement thermal de Thuès-les-Bains (Pyrénées-Orientales). La communauté vécut dans une relative quiétude jusqu’à l’occupation de la zone sud, en novembre 1942. L’arrivée des Allemands créa un climat d’insécurité qui obligea à la plus extrême prudence : après les travaux des champs et l’entretien d’un troupeau de moutons, Pitt Krüger rejoignait, le soir venu, un cortal (grange) dans la montagne. Dans le même temps, le mas de la Coûme fut un refuge et une étape sur la route de l’Espagne pour les opposants au régime de Vichy et aux nazis.
Le 1er juin 1944, sur dénonciation d’un curé franquiste réfugié à Mosset, la Milice arrêta Pitt Krüger. Emprisonné près d’un mois à la citadelle de Perpignan, il fut transféré à la prison du Cherche-Midi, à Paris, où il resta jusqu’à la mi-juillet. Déporté au camp de concentration de Neue Bremme, à Sarrebruck (Allemagne), il fut transféré, fin août, à la prison de Francfort puis à celle de Halle, en Allemagne. À la mi-septembre il fut incarcéré à la prison de Potsdam, sa ville de départ onze ans plus tôt. L’information n’ayant pas suivi, la direction de la prison s’étonna de la présence de ce citoyen allemand dans ses murs. La seule chose que l’on pouvait lui reprocher était de n’avoir pas accompli son service militaire en 1935, lorsque ce dernier avait été rétabli. Il fut donc élargi avec l’obligation de se présenter au bureau de recrutement le plus proche.
À huit mois de la capitulation, l’armée allemande, exsangue, mobilisait à tour de bras tous les hommes valides, des vieux aux moins de dix-huit ans, dans le cadre du Volkssturm (levée populaire). Anti-hitlérien, anti-militariste et pacifiste, Pitt Krüger, l’instinct de conservation aidant, fit taire sa conscience et revêtit à quarante ans l’uniforme de la Wehrmacht. Au lendemain de Noël 1944, il fut envoyé à l’extérieur de Berlin afin de contenir l’avancée inexorable des Soviétiques. Blessé par un éclat d’obus à la jambe gauche, il fut évacué vers Prague (Tchécoslovaquie). À peine remis, il fut expédié dans le quartier de Spandau, à l’ouest de Berlin, pour défendre ce qu’il restait de la capitale du IIIe Reich. Il se constitua aussitôt prisonnier auprès de soldats de l’Armée rouge.
Poursuivant son incroyable voyage, Pitt Krüger fut emprisonné à Poznan (Pologne) avant d’être envoyé, en septembre 1945, à Leningrad (URSS) où les conditions de vie étaient très dures. Lors du déchargement d’un camion, il se brisa à nouveau la jambe. Décalcifié, il ne pesa bientôt plus que 48 kg. Nommé aide-infirmier, il fit l’objet d’un meilleur traitement.
Le 17 novembre 1947, après deux ans et demi de captivité en URSS, il fut rapatrié en Allemagne où il arriva à Göttingen le 5 décembre suivant. Citoyen allemand, son désir de rentrer en France retrouver sa famille fut contrarié. Ce n’est que le 15 juillet 1948 qu’il arriva à Paris, gare de l’Est, avant de rejoindre, en août, les Pyrénées-Orientales.
Après l’arrestation de Pitt Krüger le 1er juin 1944, sa femme et ses enfants se cachèrent durant quatre mois avant d’oser regagner le mas de la Coûme. En l’absence d’hommes, ce furent trois femmes qui, loin de tout et dans l’adversité, firent fonctionner la communauté éducative qui comptait vingt-deux enfants. Grâce à la solidarité ajiste (les adhérents des Auberges de Jeunesse), La Coûme reçut une aide financière qui permit la prise en charge de dix personnes. Elle ne se démentit pas lorsque, le 2 septembre 1945, un incendie ravagea toute la partie arrière du mas, détruisant récoltes, outils et dortoirs. De France et de l’étranger chacun apporta son soutien financier ou matériel. À l’approche de l’hiver, cette solidarité fut d’autant plus indispensable que 550 000 francs s’avéraient nécessaires pour rebâtir la Coûme…
La Libération venue, à la charnière d’un nouveau monde à construire, les époux Krüger, confrontés au désarroi de beaucoup d’enfants, forts de leur expérience et, au demeurant, imprégnés des méthodes des grands pédagogues allemands de la République de Weimar, s’orientèrent définitivement vers une démarche éducative dans l’esprit d’ouverture, d’échange, de fraternité et d’humanisme qui fut leur marque. Ils se tournèrent plus spécialement vers des enfants à problèmes, qu’ils fussent scolaires ou sociaux, dont la santé est déficiente, issus de couples divorcés voire d’enfants sujets à des problèmes mentaux.
Œuvre collective jusqu’aux années de la Libération, la Coûme devait certainement à Pitt Krüger la direction du travail réalisé jusqu’en 1944. À son retour, en 1948, affaibli et malade, il s’effaça doucement, laissant vers 1965 à son épouse la conduite de la Coûme. S’il resta son conseiller, il devint alors et avant tout un maître extraordinaire pour ses élèves en classe d’histoire et de géographie, ses passions avec l’art.
Centre éducatif à la campagne, la Coûme prit progressivement son essor, ajustant année après année la réflexion et la pratique quotidienne afin de parvenir à une forme d’équilibre qui plaçait l’enfant au centre du débat. Le 2 avril 1965, un protocole d’accord fut signé avec le ministère de l’Éducation nationale. En 1972, Yvès Krüger rédigea la « Charte morale » qui constitue le socle de cette originale et innovante entreprise pédagogique. La même année, la Fondation Krüger vit le jour sous la tutelle des ministères de l’Éducation nationale et de la Jeunesse et des Sports. Elle vint consolider et pérenniser l’entreprise. En 1989, la Coûme fut agréée comme centre d’accueil : tous les trois ans une visite de contrôle diligentée par l’inspecteur d’Académie est déléguée à l’inspecteur primaire de la circonscription de Prades.
Après la mort des époux Krüger, Yvonne Grangeon, Gérard et Monique Bétoin dirigèrent la maison avant de passer le relais à Olivier Bétoin, l’actuel directeur.
Par Gérard Bonet
SOURCES : « La Coûme, centre éducatif à la campagne », note d’Yvès Krüger, s.d. (1949) — « En faveur de La Coûme pour sa reconstruction », note d’Yvès Krüger, s.d. (1945). — Note de Madeleine Claus (1er mai 2007). — Yvonne Grangeon, C. Haller, La Coûme, une expérience humaine et éducative, s.l., 1993, 152 p. — Jean-Baptiste Jolly, « Le Catalan de Potsdam, Karl Pitt Krüger », pp. 233-246 in Klaus Berger, Gilbert Badia, Exilés en France. Souvenirs d’antifascistes allemands émigrés, 1933-1945, Paris, Maspero, 1982, 330 p.