DORIAN Frédéric [DORIAN Pierre-Frédéric]

Par Michel Cordillot, Bernard Desmars

Né le 24 janvier 1814 à Montbéliard (Doubs), mort le 14 avril 1873 à Paris  ; ingénieur-entrepreneur, fouriériste proche de Considerant, républicain laïque et non-violent  ; conseiller général et député de la Loire, ministre des Travaux publics du gouvernement de la Défense nationale (1870-1871).

Frédéric Dorian
Frédéric Dorian

Né à Montbéliard, Frédéric Dorian était issu d’une famille appartenant à la petite bourgeoisie protestante dont les ancêtres avaient fui les Cévennes après la révocation de l’Édit de Nantes. Au début du XIXe siècle, ses parents possédaient une forge et un martinet où étaient fabriqués des outils agricoles. Son père étant mort prématurément, Frédéric Dorian connut une scolarité agitée, d’abord au collège de Montbéliard, puis au lycée de Nancy, avant de faire une dernière année d’étude à l’école des mineurs de Saint-Étienne en 1831-1832. Sa mère lui acheta alors en 1834 la petite usine des Balaires dans la vallée de Rochetaillée (commune de Valbenoîte, Loire). Mais le jeune Dorian avait d’autres projets. Ayant découvert le fouriérisme, il noua avec Victor Considerant des liens d’amitié qui allaient durer toute sa vie. C’est ainsi que durant l’été 1833, il fut amené à participer aux côtés de celui-ci à la tentative de sauvetage de la première expérience phalanstérienne de Condé-sur-Vesgre (il s’y vit confier la conduite d’un attelage de bœufs). Mais il était déjà trop tard, et elle échoua rapidement. Cet échec n’affecta toutefois pas les convictions fouriéristes de Dorian : lorsque Considerant lança en 1836 le journal La Phalange, il fut l’un de ses principaux bailleurs de fonds, lui versant 2 500 F. La même année, pour ses débuts en politique, Considerant se présenta à la députation à Montbéliard, dans la circonscription électorale de Dorian. En dépit du soutien de celui-ci, Considerant ne recueillit que 21 voix, contre 103 au député sortant Silas Tourangin.
Parallèlement à son engagement en politique, Frédéric Dorian se lança dans une carrière d’ingénieur-entrepreneur. Remarqué par le propriétaire pour lequel il travaillait comme commis aux forges de Montagney (Haute-Sône), il se vit proposer la direction des Forges de la Romaine, puis celle des aciéries de Fraisans (1841-1843). Il retourna cette même année à Saint-Étienne, où il s’associa à Paul Dumaine pour fonder une fabrique de faux et de faucilles. En juin 1846, la société en nom collectif se transforma en commandite simple sous la raison Dumaine, Dorian et cie. À son apogée dans les années 1860, elle employait quatre-vingts ouvriers et reçut une médaille d’argent à l’Exposition de 1867.

Patron entreprenant, Dorian se lia avec le patriciat industriel de Saint-Étienne, qui était souvent de confession protestante. C’était notamment le cas d’une famille de maîtres de forges d’Unieux, les Holtzer, dont il épousa la fille Caroline le 19 septembre 1849. Dorian entama alors une politique d’acquisition industrielle en partenariat avec son beau-père Jacob, si bien qu’il se trouva à la tête d’un petit empire industriel à la mort de celui-ci.

Pour autant Dorian n’avait pas renoncé à ses convictions fouriéristes, et son ascension industrielle lui donna l’occasion de mettre en pratique certaines de ses idées progressistes. Il construisit des logements sociaux pour ses ouvriers (appelés « la Caserne »), ouvrit une école gratuite pour le personnel ainsi qu’une bibliothèque, encouragea la création d’une caisse de secours mutuels et même d’une fanfare. Il était par ailleurs membre de la Société Franklin, fondée en 1862 par « la fine fleur de la bourgeoisie éclairée », afin de stimuler le développement de bibliothèques populaires partout en France, et qui comptait de nombreux fouriéristes parmi ses membres. Il figura aussi, avec Pierre Joigneaux, Abel Davaud, Antoine Claude Favelier et quelques autres, au nombre des fondateurs de la société coopérative de consommation parisienne inspirée à la fois par le fouriérisme et les principes de Rochdale La Sincérité (qui succéda en 1866 à l’Association générale d’approvisionnement et de consommation, fondée en 1864 et dissoute en 1865 ou 1866).

Républicain de cœur, il exerça des fonctions municipales à Valbenoîte (1847-1851). Hostile au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il se retira de la vie politique après le 2 décembre. Lorsque le régime entra dans une phase de libéralisation, il se résigna à prêter serment. Il fut alors nommé maire d’Unieux (1860-1865) et élu conseiller général (1867-1873).

Il entama une carrière politique nationale en se présentant aux élections législatives de juin 1863 dans la 2e circonscription de la Loire contre le candidat officiel. Contre toute attente il fut élu, avec 7 232 voix sur 15 296 votants (51,8 %). Il avait notamment réalisé un bon score dans les cantons ouvriers, les mineurs, encouragés par Michel Rondet*, ayant voté pour lui. Dorian rejoignit donc la petite cohorte des députés républicains au Corps législatif (17 sur 263).

Lors des élections législatives de 1869, Dorian s’érigea localement en porte-parole de l’opposition radicale en lançant un nouveau quotidien, L’Éclaireur, journal démocratique de Saint-Étienne et du département de la Loire, dont le programme affiché anticipait sur le programme de Belleville de Gambetta en exigeant le rétablissement des libertés fondamentales (liberté de la presse, droit de réunion…), la séparation de l’Église et de l’État, une refonte plus juste des impôts, la transformation des armées permanentes en milices nationales défensives, ainsi que la mise en place d’un système d’instruction primaire gratuit et obligatoire. Candidat de la gauche républicaine, Dorian l’emporta aisément, recueillant 11 239 voix (63 % des votants), contre 4 308 pour le marquis Vital de Rochetaillé, et 1797 voix pour le candidat d’extrême gauche Antide Martin*. De nombreuses manifestations de joie saluèrent la victoire de Dorian, seul élu républicain de la Loire. Peu après un mouvement de grève des mineurs éclatait dans la circonscription voisine, où le candidat conservateur l’avait emporté contre l’ancien Représentant de 1848 César Bertholon*, qui se termina le 16 juin par une fusillade tragique à La Ricamarie dans laquelle 14 grévistes perdirent la vie. Dorian et sa famille versèrent 500 F à la collecte au profit des victimes.

Au Corps législatif, Dorian vota avec la gauche. Mais le parti républicain était traversé par des dissensions internes. Le 15 novembre 1869, Dorian signa le manifeste des 28 députés qui souhaitaient se désolidariser de l’extrême-gauche révolutionnaire et radicale. Le 19 avril 1870, il signa pour la même raison le manifeste de la « gauche fermée ». Il se prononça pour le « non » au plébiscite de mai 1870, et fut sans doute entendu, puisque Saint-Étienne vota « non » à 77,2 %. Quelques semaines plus tard, il vota contre la déclaration de guerre.

Le 5 septembre, au lendemain de la proclamation de la République, Dorian devint ministre dans le Gouvernement de la Défense nationale. Il fut chargé du portefeuille technique des Travaux publics. Il s’employa énergiquement à développer les industries de guerre, et en particulier l’armement de la capitale assiégée, en se réclamant de la tradition de la Patrie en danger. Cela lui valut une immense popularité dans les milieux populaires, tandis que la méfiance montait à l’égard des autres membres du gouvernement soupçonnés d’être prêts à capituler. Sollicité par Considerant qui, de retour à Paris depuis quelques mois après son long exil américain, avait aussitôt renoué des liens d’amitié avec la famille Dorian, il lui offrit la possibilité d’exposer le 19 septembre devant une délégation de membres du gouvernement son plan de paix immédiate.

Lors de la « journée » du 31 octobre, le nom de Dorian figurait au centre de toutes les propositions de possibles futurs gouvernements soumis à l’approbation de la foule massée devant l’Hôtel de Ville. Dans la nuit, il fut l’un des protagonistes du dénouement pacifique de l’événement, sortant le premier de l’Hôtel de Ville en donnant le bras à Charles Delescluze*, suivi par son collègue fouriériste Tamisier, qui donnait le bras à Auguste Blanqui*. Dès le lendemain, Victor Considerant lui adressait une longue lettre dans laquelle il lui disait que pour conserver la confiance du peuple, il fallait qu’il prenne personnellement en main la défense de Paris : « Ton nom est le seul qui inspirera en ce moment confiance quasi universelle. Conséquemment tu es pour le moment à toi tout seul, le gouvernement réel et légitime. »

Mais Considerant, qui était régulièrement invité à manger par les Dorian avec son épouse, se trompait sur la détermination de son ami à mener la lutte à outrance que réclamaient les éléments les plus radicaux. En dépit de son patriotisme résolu, Dorian partageait le sentiment de la plupart de ses collègues du gouvernement qui pensaient que la guerre était perdue, et qu’il fallait y mettre un terme dans les meilleures conditions possibles pour éviter des désordres violents. Jules Favre ne s’y trompa pas, qui utilisa le prestige que Dorian avait gardé dans les milieux populaires en l’associant aux négociations destinées à fixer les conditions de la capitulation de Paris entamées le 25 janvier 1871, au lendemain de l’ultime tentative manquée des révolutionnaires parisiens pour prendre le pouvoir (22 janvier). Il fut alors très brièvement ministre de l’Instruction publique, puis du Commerce (1er et 2 février), et les supplications que lui adressa Considerant de se dissocier d’un accord jugé « ignoble » restèrent vaines.
Aux élections législatives de février, Dorian fut élu dans deux départements, la Seine et la Loire. Dans celui-ci, il fut le seul républicain à l’emporter (les 11 autres élus étaient tous des conservateurs déclarés). Il avait bénéficié du soutien des modérés regroupés autour de L’Éclaireur, mais aussi de celui du très révolutionnaire « Club de la Vierge ». À l’Assemblée, il s’opposa fermement à la majorité royaliste, votant contre le rétablissement des prières publiques et pour le retour des parlementaires à Paris.
Au lendemain du soulèvement parisien du 18 mars, alors que des tractations étaient en cours entre les élus et le Comité central de la Garde nationale, l’assemblée des maires envisagea un instant de le désigner comme Maire de Paris. Mais face à l’obstination de Thiers, les discussions échouèrent et la Commune fut proclamée. Désabusé et pressentant le pire, Dorian se retira dans le département de la Loire, dont il présidait le Conseil général, se réfugiant dans le silence. Cela n’empêcha pas Considerant de le solliciter pour intervenir en faveur de Gustave Courbet au moment du procès de celui-ci. La dernière action politique publique de Dorian fut le lancement en 1872 d’une pétition pour exiger la dissolution d’une Assemblée nationale jugée trop royaliste. Son journal L’Éclaireur fut alors saisi et dut cesser de paraître le 28 juin 1872. À cette date, il était toujours actionnaire de la Librairie des sciences sociales. Il était également actionnaire (à hauteur de 1000 F) du Pensionnat sociétaire de jeunes filles du Petit-Château, à Monthiers (Aisne), dont Jean Macé était le directeur, et qui accueillit ses premières élèves à l’automne 1872 ; il s’agissait pour Jean Macé de continuer ce qu’il avait fait à Beblenheim, désormais dans l’Alsace annexée.

Frédéric Dorian mourut à Paris le 14 avril 1873. Tandis que Le Mémorial de la Loire l’avait qualifié de « chef ostensible du parti radical » (15 avril 1873), Victor Considerant lui rendit un émouvant hommage dans une lettre tardive (1892) : « Je revois Dorian, cœur d’or entre tous, si constant, si dévoué, si sûr et en même temps si aimable et si gai : c’était le prince charmant de notre jeunesse. »

Un monument réalisé par Aimé Millet fut élevé sur la tombe de Dorian au Père-Lachaise. Il fut solennellement inauguré le 26 juin 1875. Deux autres statues lui furent élevées, l’une à Saint-Étienne (inaugurée le 16 juillet 1905), l’autre à Montbéliard.

Frédéric Dorian eut quatre enfants avec son épouse Caroline : Berthe, morte à 15 ans, Aline, qui devint célèbre après avoir épousé Paul-François Ménard (voir Aline Ménard-Dorian*), Charles et Daniel, qui furent tous deux élus députés de la Loire.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article138184, notice DORIAN Frédéric [DORIAN Pierre-Frédéric] par Michel Cordillot, Bernard Desmars, version mise en ligne le 8 septembre 2011, dernière modification le 25 avril 2018.

Par Michel Cordillot, Bernard Desmars

Frédéric Dorian
Frédéric Dorian

SOURCES : Arch. Dép. Doubs, tables décennales de l’État civil (en ligne). — Arch. Dép. Loire, 1 J 771, 772, 773. — Pensionnat sociétaire du Petit-Château, à Monthiers (Aisne). Assemblée générale du 30 novembre 1873, Paris, Imp. Nouvelle, 1873, 14 p. – 104e anniversaire natal de Fourier, Paris, Librairie des sciences sociales, 1876. – Gustave Vapereau, Dictionnaire universel des contemporains, 5e édition, Paris, Hachette, 1880. — Jean Gaumont, « Une première application à Paris du principe de Rochdale », Revue des études coopératives, juillet-septembre 1923, p. 412-421. — Didier Nourrisson, « Pierre-Frédéric Dorian, le patron des républicains stéphanois », in Michel Cordillot et Claude Latta (dir.), Benoît Malon, le mouvement ouvrier, le mouvement républicain à la fin du Second Empire, Lyon, Jacques André éditeur, 2010, p. 31-41. — Bernard Desmars, Militants de l’utopie ? Les fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle, Dijon, Les Presses du réel, 2010. — Jonathan Beecher, Victor Considerant, grandeur et décadence du socialisme romantique, Dijon, Les Presses du réel, 2011.

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