MOTHÉ Daniel [GAUTRAT Jacques dit Daniel MOTHÉ, Edmond Castagnerol]

Par Robert Kosmann

Né le 6 décembre 1924 à Floirac (Gironde) ; délégué du personnel FO puis CFDT chez Renault, à Billancourt ; ouvrier fraiseur, puis sociologue ; militant du groupe Socialisme ou Barbarie, autogestionnaire, autodidacte, auteur de nombreux articles et ouvrages.

Né d’une famille ouvrière de Gironde, le père de Jacques Gautrat, Louis était artisan tapissier. Sa mère, Marie Pécastaing, brodeuse, décéda alors qu’il n’avait que six ans. Son père se remaria alors avec une femme de ménage employée dans un grand magasin. Aucun des deux parents n’était influencé par le militantisme, hormis un cousin de sa mère, militant communiste.

Jacques Gautrat termina ses études primaires en 1939 après avoir obtenu le certificat d’études et prit ensuite des cours du soir de tapissier décorateur. Il travailla dans cette branche, essentiellement chez son père, artisan à Bordeaux, jusqu’en septembre 1943. Entré en résistance, J. Gautrat se fit inscrire à Albi sous une fausse identité (Edmond Castagnerol, quartier maître de la marine de guerre) et travailla comme ouvrier mineur de surface de fin 1943 jusqu’en aout 1944. Il fut, ensuite, employé à de très nombreux métiers : employé au tri de vêtements pour l’armée américaine, ouvrier couvreur, ouvrier spécialisé dans une usine de réparation de locomotives : les aciéries du Nord, agent technique à Paris en 1947, employé de bureau dans une usine de profilage des métaux. Durant toute cette période Jacques Gautrat s’établit avec Martine Vidal, sa première compagne, ils vécurent en communauté, à deux couples, à Mazamet, puis Albi, avant de se rendre à Marseille puis Paris.

Jacques Gautrat a été marqué, selon son propre témoignage, par trois évènements concomitants : l’invasion des troupes allemandes, en 1940 à Bordeaux ; le changement d’attitude d’une grande partie de la population française à l’égard de ces mêmes allemands (qui devenaient, brusquement, fréquentables…) et le revirement du Parti communiste qui approuva le Pacte germano-soviétique et centra dès lors ses critiques sur l’Angleterre uniquement. Jacques Gautrat s’engagea alors, en 1942, dans « l’organisation trotskiste » de Bordeaux (quatrième internationale), la sœur de sa compagne vivait avec un militant trotskiste Jean Pinet, il fut initié à ce courant par un autre militant Marcel Baufrère. Ce groupe réalisa alors des faux papiers (cartes d’identité, cartes d’alimentation…) pour des enfants juifs dont les parents avaient été déportés, il distribua des tracts « Front ouvrier » à l’intérieur de l’entreprise ; contacté par l’Armée Secrète il projeta des sabotages avant que ses compagnons ne soient arrêtés. Il devint délégué et porte parole des mineurs qui protestaient contre les discriminations alimentaires. Après la fuite des troupes allemandes d’Albi il fut nommé adjudant chef des FTP par le capitaine d’une compagnie qui recrutait dans la région. À la Libération, les FTP furent invités à signer un contrat d’engagement dans l’armée régulière. Jacques Gautrat invita ses camarades à ne pas signer, n’acceptant pas de partir en Indochine, déclarant que l’armée de la Résistance était une armée de libération et non une armée coloniale. Il quitta alors l’armée en même temps que sa fausse identité, et les deux couples s’installèrent séparément à Marseille, puis reconstituèrent une communauté à Neuilly Plaisance où se rejoignirent d’autres militants, issus pour une part des communistes révolutionnaires (trotskiste), un communiste polonais et des réfugiés italiens bordiguistes. Jacques Gautrat entra assez vite en contradiction avec l’organisation trotskiste, sur la question de la défense inconditionnelle de l’URSS, qu’il refusait, et dès 1943, à Toulouse, participa à la fondation du « groupe communiste révolutionnaire » influencé par le RKD autrichien bordiguiste de Guy Schever pour rejoindre ensuite la FFGC (Fédération Française de la Gauche Communiste) tendance bordiguiste. J. Gautrat écrivit alors des articles dans le journal italien de même sensibilité : Bataglia communista. Etablit à Paris, il occupa différents emplois de bureau (agent technique) jusqu’en mai 1947. De juin à septembre 1947 les deux couples s’installèrent en Scandinavie où J. Gautrat travailla comme plongeur en cuisine à Oslo, puis O.S. chez Siemens à Stockholm. De retour à Paris, ils mirent fin à la vie communautaire, le couple s’installa à Fontenay-sous-Bois (Seine, Val-de-Marne). J. Gautrat fut alors employé comme agent technique de fabrication chez Thomson rue Simon Bolivar à Paris, puis employé de bureau (agent technique) dans une petite entreprise à Vincennes. Alors dans l’optique de « la classe ouvrière, avant-garde révolutionnaire », il s’inscrivit en 1949, en Formation Professionnelle des Adultes (FPA) et suivit une formation de fraiseur qu’il exerça rapidement à Vincennes d’abord dans une fabrique de machines outils puis chez Kodak.

En juillet 1950, le couple partit en Yougoslavie, associé à la « brigade Renault » initiée par des trotskistes, en solidarité avec le régime « autogestionnaire » du maréchal Tito qui venait de rompre avec l’URSS. Affecté au chantier qui construisait l’université de Zagreb, Jacques Gautrat aida l’interprète de l’équipe Renault à passer la frontière pour demander l’asile politique en France.

C’est en septembre 1950 que J. Gautrat fut embauché à la Régie Renault comme ouvrier fraiseur P2 au département 59 de fabrication d’outils coupants. Il fut alors, en même temps, éditeur du journal L’Internationaliste d’obédience bordiguiste en même temps qu’il travailla avec la Fédération Anarchiste (FA) et écrivit dans Le Libertaire Renault. J. Gautrat, en 2011, ne voit pas de contradiction à cette double appartenance, expliquant qu’il ne risquait rien de la part de ses camarades « qui étaient bien contents d’avoir un ouvrier qui écrit ! ». Dans les années qui suivirent J. Gautrat adhéra au groupe « Socialisme ou Barbarie » en 1955 où était déjà présent Raymond Hirzel. C’est la période où il édita un petit journal, distribué sur plusieurs ateliers : Tribune ouvrière, écrit et publié en dehors des syndicats et des partis, et qui voulait donner la parole directement aux ouvriers. Ce journal fut édité en collaboration avec Pierre Bois, mais les contradictions naquirent rapidement entre les deux militants de « Socialisme ou Barbarie » et les anciens militants trotskistes de l’Union Communiste qui voulaient en faire un journal politique. La rupture fut consommée en 1957 et P. Bois lança « Voix Ouvrière ». C’est cette même année que Jacques Gautrat adhéra au syndicat Force ouvrière sur les conseils de militants trotskistes de l’usine qui voulaient en prendre la direction. Il fut élu délégué du personnel sur ces listes jusqu’en 1964 année où il adhéra à la CFDT autogestionnaire qui était plus proche de ses préoccupations. Il resta délégué du personnel de 1957 à 1972 sans interruption, défendant les revendications d’atelier. Il vécut la grève de 1968, y fut actif, et publia de très nombreux tracts pour promouvoir l’autogestion. J. Gautrat publia de nombreuses chroniques ouvrières dans la revue Socialisme ou Barbarie qui furent publiées dans un ouvrage Journal d’un ouvrier en 1958. Dans cette période il écrivit plusieurs autres ouvrages publiés et se fit connaître avant 1962 par ses positions « d’un ouvrier qui condamnait la guerre d’Algérie ». À ce titre ses chroniques furent publiées dans la revue Esprit et dans des journaux à grande diffusion comme L’Observateur et L’Express. Il rencontra Edgar Morin* et se fit remarquer dans le milieu intellectuel. Lorsqu’il écrivit sur la condition militante en 1972 (Le métier de militant), d’un point de vue sociologique ; parrainé par E. Morin, ce fut le sésame qui lui ouvrit les portes de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où il réussit son diplôme. Après 21 ans passés à la Régie Renault comme fraiseur, il démissionna pour devenir sociologue à plein temps. Il travailla alors et publia sur les questions qui lui semblaient centrales : l’autogestion, la gestion du temps libre… participa à de nombreux rapports de recherche concernant les lois Auroux, avant de s’occuper d’économie solidaire au début des années 2000. Il fut d’abord embauché comme chargé de recherches en sociologie en mars 1972 sur les problèmes des conditions de travail au Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (LEST), puis au Laboratoire de Sociologie de Changement des Institutions (LSCI) de Renaud Sainsaulieu à Paris comme sociologue en 1975, fut automatiquement intégré au CNRS en 1979 comme chargé de recherche, fonda en 1980, le CRIDA (Centre de Recherche et d’Intervention sur la Démocratie et l’Autonomie), avant d’être mis à la retraite en 1989.

Sur le plan politique, Jacques Gautrat dès 1964 s’éloigna du groupe Socialisme ou Barbarie refusant de s’impliquer dans les querelles internes. Plus tard, il adhéra, pour un temps très court au Parti Socialiste où il ne resta que six mois, mais participa aux élections municipales en 1977, avec ses anciens camarades socialistes, sous l’étiquette « Génération Ecologie ».

Sur le plan familial, Jacques Gautrat resta en couple avec sa première compagne Martine Vidal jusqu’en 1954, ils eurent deux filles. Sa compagne était trotskiste puis membre du groupe Socialisme ou Barbarie avant d’être militante syndicale de l’École émancipée et du parti Vert. Elle fut successivement receveuse de tramway, guichetière à la poste puis institutrice. Sa seconde compagne de 1954 à 1960, Catherine Preiser était danseuse et fille de juifs hongrois dont le père fut tué dans les brigades internationales en combattant pour la révolution espagnole. Sa dernière compagne Maximilienne Levet devint son épouse en 1960, elle occupa plusieurs emplois, fut caissière de cinéma et était femme au foyer lorsqu’elle se mit en ménage avec Jacques Gautrat, elle avait deux enfants. Elle reprit des études de psychologie, en 1964, à l’université de Nanterre et fut embauchée comme maître assistante dans cette université jusqu’à sa retraite en 1977. Elle s’était spécialisée en gérontologie. Elle participa à l’équipe de Pierre Mendès France, fut bénévole au Planning familial puis cofondatrice et présidente de la Maison des jeunes et de la culture place des Abbesses à Paris et fonda une section de formation permanente ouverte à tous à l’université de Nanterre.

Sur le plan associatif, Jacques Gautrat adhéra dès 1941 au CLAJ (Centre Laïque des Auberges de Jeunesse) puis, à leur dissolution par l’occupant, il fonda l’association des « Cyclo campeurs de la Côte d’Argent », il continua deux après la guerre à participer aux Auberges de Jeunesse. Il participa à une entreprise d’insertion, la TVAS (Trinité, Vintimille, Abbesses, Sacré-Cœur) avec le curé de Saint Jean de Montmartre comme famille d’accueil de jeunes délinquants ou en voie de l’être de 1967 à 1971. Il fut président de l’association « Accueil et Promotion » qui alphabétisait les immigrés africains. Il participa au « Mouvement de la Flamboyance » mouvement de retraités qui montait des actions de solidarité intergénérationnelle et aidait les jeunes sans emplois. Il participa à une structure d’insertion « Jardin de la solidarité », en Picardie, à Saint Juste en Chaussée entre 1999 et 2007.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article139883, notice MOTHÉ Daniel [GAUTRAT Jacques dit Daniel MOTHÉ, Edmond Castagnerol] par Robert Kosmann, version mise en ligne le 8 mai 2012, dernière modification le 21 avril 2022.

Par Robert Kosmann

ŒUVRE : Journal d’un ouvrier, Daniel Mothé, Editions de Minuit, 1958. – Militant chez Renault, Daniel Mothé, Seuil, 1967. – Le dictionnaire du ski, Jacques Gautrat, Seuil, 1969. – Le dictionnaire de la Montagne, Jacques Gautrat, 1970. – Le métier de militant, Daniel Mothé, Seuil, 1972. – L’analyse des conditions de travail ouvrier en usine, Éd. A. Colin, ouvrage collectif, J. Gautrat, Françoise Guélaud, Marie Noëlle Beauchesne, Guy Roustang. – Les O.S., Daniel Mothé, Cerf, 1974. — Autogestion et conditions de travail, Daniel Mothé, Cerf, 1976. – L’autogestion goutte à goutte, Daniel Mohé, Centurion, 1980 – Pour une nouvelle culture de l’entreprise, Daniel Mothé, La Découverte, 1986. – L’utopie du temps libre, Daniel Mothé, Seuil, 1993. – Le temps libre contre la société, Daniel, Mothé, Éd. Desclée de Brouwer, 1995. – Vers un nouveau contrat social, Éd. Desclée de Brouwer, ouvrage collectif D. Mothé, Guy Roustang, Jean Louis Laville, Bernard Eme, Bernard Perret, 1996. – Économie solidaire et développement local en Haut-Entre-Deux-Mers, Langonnais CRIDA/LSCI, 2004. – « Agritourisme et Economie solidaire » dans ouvrage collectif L’économie solidaire, une écologie sociale, Syllepse, 2004. — Nombreux articles dans Tribune Ouvrière, Socialisme ou Barbarie, la revue Esprit et a collaboré à la revue Autogestion.

SOURCES  : Entretien avec J. Gautrat le 6 décembre 2011. — Ouvrages de D. Mothé/J. Gautrat. - Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie, Payot, Lausanne, 2002, Archives interfédérales et confédérales de la CFDT. — Notices biographiques Renault, sous dir. Gilbert Hatry, Ed. JCM.

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