RECKITT Eva Collet

Par Elen Cocaign

Née le 28 juin 1890 à Beverley, East Riding of Yorkshire – Morte le 24 septembre 1976 à Hampstead, Londres. Fondatrice de la librairie Collet’s, mécène du Parti communiste de Grande-Bretagne et membre du Labour Research Department.

Eva Collett Reckitt naît en 1890 dans une famille de riches industriels quakers originaires de Hull. Elle grandit dans une atmosphère conservatrice et reçoit une éducation classique, passant ses années de jeunesse en internat. Sa mère, très pieuse, est impliquée dans les œuvres locales et lui transmet une conscience sociale exacerbée.

Son frère aîné, Maurice Reckitt s’est converti au socialisme à Oxford ; il oriente ses lectures et la met en contact avec les cercles progressistes qu’il fréquente. Tous deux rejoignent au début des années 1910 la Church Socialist League, dont l’objectif est de démontrer la concordance entre les principes religieux et les idées socialistes. Maurice participe ensuite à la création de la National Guilds League, à laquelle Eva est affiliée.

Durant la Première Guerre mondiale, Eva Reckitt, cantinière dans une usine de munitions de Woolwich, se trouve confrontée aux conditions de vie extrêmement difficiles des ouvrières, ce qui contribue à sa radicalisation.

De retour à Londres, elle se rapproche des Fabiens. En 1915, afin d’approfondir ses connaissances en économie et sciences sociales, la jeune femme entre à la London School of Economics, fondée en 1895 par Sidney et Beatrice Webb. Elle y rencontre Olive Parsons, avec qui elle entretient sa vie durant une relation ambiguë. Avec l’appui de son frère, elle devient en 1916 membre du Labour Research Department. Elle est rapidement élue au conseil exécutif de cette institution de recherche, dont elle édite également le journal, Labour Research, de 1932 à 1938.

La révolution russe provoque des dissensions au sein du groupe d’intellectuels fabiens : la rupture est de plus en plus nette entre les enthousiastes, fascinés par l’expérience bolchévique, groupés autour de G.D.H. Cole et les modérés qui, comme Maurice Reckitt, se montrent critiques à l’égard des idées communistes. Eva Reckitt prend ses distances avec son frère, sans pour autant adhérer au Parti Communiste de Grande-Bretagne au moment de sa fondation. Elle ne le rejoint en fait officiellement qu’en 1931, à la mort de sa mère, et reste fidèle à ce parti jusqu’à sa mort.

Eva Reckitt étudie la philosophie et la psychologie à l’Université de Londres de 1921 à 1924, mais ne se sentant pas de vocation universitaire, elle abandonne rapidement son poste d’assistante de recherche.

Elle attire sur elle l’attention des services de renseignement en 1923, en raison de son implication dans la société Federated Press of America, qui sert de couverture à des actions d’espionnage menées par les Soviétiques. Considérée par les agents du MI5 comme la « vache à lait » du Parti Communiste de Grande Bretagne, elle utilise sa fortune personnelle pour subventionner un grand nombre de projets voués à diffuser la pensée communiste : journaux (Daily Worker, Labour Monthly), imprimerie (Utopia Press), librairies (Workers’ Bookshops, Modern Bookshops), agence d’importation de films russes (Atlas Films).

Suite à la fermeture de la boutique tenue depuis le début du XXème siècle par l’anarchiste Francis Henderson sur Charing Cross Road, Harry Pollitt, favorable au maintien d’un lieu de diffusion des idées de gauche sur cette artère londonienne dédiée au commerce du livre (l’emblématique Foyles est située au numéro 88), demande à Eva Reckitt de créer une librairie qui incarnera l’adhésion du parti à l’idée d’un Front Populaire à l’anglaise et son rejet de la ligne « classe contre classe ».

En 1934, Eva ouvre sa première boutique, « Collet’s. The Political Bookshop  » (elle la baptise Collet, nom de jeune fille de sa mère et non Reckitt, pour prévenir toute confusion avec l’entreprise paternelle). Elle n’a alors qu’une expérience très limitée de la vente de livres, mais elle donne à la boutique le vernis de respectabilité qui lui faisait défaut du temps de Henderson et sa fortune garantit la survie de l’entreprise, à une époque où la durée de vie des librairies engagées est très limitée. L’accueil que lui réserve le monde du livre, masculin et conservateur, est extrêmement froid.

Eva et sa partenaire Olive Parsons, tout en restant actives au sein du Labour Research Department et des branches locales du parti dont elles dépendent, consacrent l’essentiel de leur temps à la librairie et s’efforcent d’en faire une entreprise rentable, en accordant une attention toute particulière aux problèmes de stock et aux rapports avec la clientèle. De nouvelles boutiques sont ouvertes hors de Londres (à Glasgow en décembre 1934, à Manchester en avril 1935, à Cardiff en octobre 1936), dont certaines sont dotées de vans chargés de circuler dans les villages.

Eva Reckitt fait rapidement de son entreprise un maillon essentiel du circuit de distribution des livres de gauche. Elle entretient des rapports particulièrement fructueux avec Victor Gollancz, éditeur et créateur du Left Book Club : les librairies Collet’s sont un réseau de distribution efficace pour ses parutions anti-fascistes et des lieux de réunion pour les cercles de discussion créés par les membres du club. Elle obtient également le soutien d’Allen Lane, fondateur de la maison Penguin, dont les livres de poche plus discrètement engagés obtiennent un franc succès.

Par ailleurs, Eva Reckitt associe ses librairies aux Hunger Marches, aux combats des Républicains espagnols ; ces boutiques sont par conséquent la cible d’attaques fascistes – leurs vitrines sont brisées à maintes reprises à la fin des années 1930.

Plusieurs générations d’acteurs du mouvement ouvrier fréquentent ces lieux et ce, quelle que soit leur allégeance politique. En dépit de leurs liens privilégiés avec le Parti communiste, les librairies proposent en effet des ouvrages produits par tous les partis et groupes de gauche. Eva Reckitt s’efforce par ailleurs de diversifier sa clientèle et de combattre la réticence des publics populaires à l’égard des librairies en faisant des boutiques Collet’s des lieux conviviaux, où alternent réunions, conférences et réjouissances.

Après la Seconde Guerre mondiale, elle confie la direction des affaires courantes à Thomas Russell, mais reste à la tête de l’entreprise. Celle-ci prospère : à Londres, des boutiques spécialisées voient le jour au cours des années 1950 et 1960 entre Charing Cross Road et le British Museum (librairie russe, librairie chinoise, espace dédié à l’Europe de l’Est, disquaire, magasin Penguin) et de nouvelles succursales sont installées à Hull ou à Peterborough. Le contexte de guerre froide contribue au développement de Collet’s : les clients engagés à gauche fréquentent toujours les librairies et achètent ouvrages théoriques, manuels et romans, mais les universitaires et étudiants spécialistes des pays du bloc communiste s’y fournissent également – Collet’s reçoit même des commandes d’universités américaines ou japonaises. Les liens de l’entreprise avec l’agence soviétique chargée des importations et exportations de livres, noués dès les années 1930, se renforcent dans les années 1950.

Tout en continuant à participer à la vie de l’entreprise, Eva Reckitt laisse le champ libre aux directeurs exécutifs qui se succèdent. En 1974, elle quitte le comité exécutif du Labour Research Department et en devient Présidente d’honneur.

Elle meurt le 24 septembre 1976, à Hampstead. Son entreprise lui survit et, en 1984, Collet’s fête son 50ème anniversaire. L’entreprise emploie alors 120 personnes (les succursales hors de Londres ont cependant cessé toute activité), son chiffre d’affaires est estimé à cinq millions de livres par an.

La longévité de cette librairie engagée est exceptionnelle : Collet’s ne disparaît qu’en 1993. Après la chute de l’URSS, la librairie subit de plein fouet la banqueroute de l’agence étatique d’import-export, qui ne peut régler ses dettes. Les témoignages de soutien se multiplient alors – intellectuels, hommes politiques, syndicalistes déplorent la perte de l’un des lieux de mémoire de la gauche anglaise, que Tony Benn désigne alors « la vraie université du mouvement ouvrier anglais, celle où tous peuvent entrer ».

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article139960, notice RECKITT Eva Collet par Elen Cocaign, version mise en ligne le 19 mars 2012, dernière modification le 17 octobre 2019.

Par Elen Cocaign

Sources
PRO KV2/1369-1375
Book Trade Lives British Library
John Prime F7924-F7977
Maureen Condon
« Collet’s – the first fifty years », 1984
The Guardian, 23 août 1976, p.9
The Guardian, 27 août 1993, p.2
J.S. Peart-Binns, Maurice B. Reckitt : A Life, Londres, Bowerdean,1988
M.B. Reckitt, As it Happened : An Autobiography, Londres, J.M. Dent, 1941
R.E.S. R. Samuel, History Workshop, 2, autumn 76, pp.238-9
J. Saville, « Reckitt, Eva Collet », Dictionary of Labour Biography, volume 9, pp.239-44
M. Worley « Reckitt, Eva », Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004

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