Par Alain Dalançon
Né le 10 novembre 1923 à Dampierre-Saint-Nicolas (Seine-Inférieure, Seine-Maritime), mort le 13 février 1996 à Antony (Hauts-de-Seine) ; professeur agrégé d’histoire ; militant syndicaliste, secrétaire de la section académique de Paris du Syndicat national de l’enseignement secondaire (1954-1967) ; militant trotskiste puis socialiste à Paris.
Louis-Paul Letonturier était le fils unique d’une famille d’enseignants laïques mais sans engagement politique. Sa mère, Louise Dupont, né à Besneville (Manche) en 1897, était institutrice ; son père, Charles, né à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord, Côtes-d’Armor) en 1890, était professeur d’anglais au collège de garçons de Dieppe et devint principal du collège de Vitry-le-François (Marne) dans les années 1930 puis proviseur du lycée de Châlons-sur-Marne [Châlons-en-Champagne] (Marne) au début de la guerre, jusqu’à sa mort en 1953.
Après avoir effectué ses études secondaires au collège de Vitry-le-François, Louis-Paul Letonturier connut la « débâcle » en 1940 puis revint dans la Marne où il obtint son baccalauréat à Châlons (série philosophie) en 1941. Il entra ensuite en khâgne au lycée Henri IV à Paris en octobre. Il y eut comme professeurs Maurice Lacroix et André Alba* et comme « ancien », Robert Trellu*, avec qui il entretint par la suite une longue amitié. Avec ce dernier et quelques camarades de son lycée et du lycée voisin Louis-le-Grand, il participa à la fondation du groupe lycéen de résistance « Les Volontaires de la liberté », animé par Pierre Cochery à Henri IV et par un lycéen aveugle, Jacques Lusseyran, à Louis-le-Grand. Ils rédigeaient des tracts et distribuaient différents journaux clandestins à Paris et dans leur province. Faisaient également partie du groupe, Roger Fressoz, futur directeur du Canard enchaîné et Pierre Durand, futur rédacteur de l’Humanité. Selon son camarade Trellu, il était déjà adepte des idées trotskistes. Il eut l’occasion d’accueillir en khâgne à Henri IV en octobre 1943, Pierre Broué, avec lequel il eut un parcours militant commun. Mais il ne « cuba » pas et poursuivit des études d’histoire à la Sorbonne où il termina sa licence en novembre 1944.
Après la Libération, Louis-Paul Letonturier fut répétiteur au collège de Châlons-sur-Marne, de 1944 à 1946, année où il présenta son diplôme d’études supérieures puis il obtint une délégation ministérielle de professeur au même collège. En 1948, devenu certifié, il enseigna à l’École normale d’institutrices de Châlons. Reçu à l’agrégation d’histoire en 1949 (20e sur 21), il devint alors professeur au lycée de la même ville.
C’est à Châlons qu’il rencontra Robert Chéramy qui y fut nommé juste après la Libération, autre rencontre importante. Comme un grand nombre d’étudiants et d’enseignants, Letonturier avait été membre du Front national universitaire à la fin de la guerre puis il entra au Parti communiste internationaliste en 1945 ; il était membre du comité central en 1946. Militant en même temps chez les « Amis de l’École émancipée », il en défendit les idées dans le SNES à Châlons, qui faisait alors partie de la grande académie de Paris. Secrétaire de la section locale (S1), il eut l’occasion en 1947-1948 de s’opposer aux communistes Louis Guilbert et Marcel Bonin qui dirigeaient respectivement la section académique (S2) du SNES et le SERP (Syndicat de l’enseignement de la région parisienne).
Dans le débat consécutif à la scission de la CGT en 1948, il développa une position originale dans un texte contresigné par Chéramy, Charles Cordier et Louis Bocquet, paru dans L’Université syndicaliste (n° 43 du 25 février 1948). Il y affirmait nettement l’existence d’une tendance constituée au congrès du S2 de Paris autour du texte de son S1, « débarrassée des contingences jouhauxites ou frachoniennes », rendant le courant « Force ouvrière » responsable de la scission, tout en condamnant l’orientation des dirigeants de la CGT. Pour que l’unité de la confédération soit sauvegardée, il fallait, selon eux, que « l’organisation syndicale apporte aux salariés des garanties certaines de démocratie et des résultats positifs pour leurs conditions de vie », ce qui nécessitait la convocation urgente d’un « congrès extraordinaire démocratique de la CGT ». Comme ses camarades, il se rallia cependant à l’autonomie provisoire de la Fédération de l’Éducation nationale et à la majorité autonome du nouveau SNES (classique et moderne) en 1949. Mais dès le mois de mars de cette année, il contresigna avec Chéramy un article paru dans L’US « Contre la scission, contre le repli et l’isolement. Pour une franche application de la motion de congrès FEN de Pâques 1948 ». Il devint secrétaire départemental (S2) de la Marne du SNES en 1949 et fut candidat, non élu, sur la liste A aux élections à la commission administrative nationale en 1951. Mais en raison de désaccords avec l’orientation jugée trop corporatiste de la majorité (Albert-Claude Bay et Alexandre Kreisler), il conduisit avec Chéramy et Cordier une liste « École émancipée » dans le SNES en 1952 et 1953, sans être élu. Il noua à cette époque des liens durables de camaraderie militante avec Louis Astre, membre du bureau et ancien délégué des MI-SE.
Son militantisme trotskiste était connu à cette époque. À son retour d’un chantier en Yougoslavie au cours de l’été 1950, il reçut au mois d’octobre une lettre du comité de section du Parti communiste français de Châlons condamnant très violemment son intention d’organiser une réunion pour faire un compte-rendu de son voyage : « Jamais la classe ouvrière de Châlons ne permettra à un agent trotskyste de faire l’apologie de la clique titiste qui emprisonne, assassine et bâillonne le vaillant peuple yougoslave ». En 1952, il fut exclu du PCI officiel avec la majorité lambertiste (où il prit le pseudonyme de Vani).
Louis-Paul Letonturier épousa à Châlons, le 7 novembre 1953, Yveline Besnard, professeur d’anglais, dont il divorça, sans enfant, le 22 mars 1971. Il obtint sa mutation à la rentrée 1953 au lycée du Raincy (Seine-et-Oise, Seine-Saint-Denis), annexe du lycée Charlemagne, puis au lycée Buffon à Paris en 1955. Après avoir été secrétaire adjoint de la section académique (S3) de Paris, à partir de 1953 au côté de Ghouti Benmérah, avec qui il noua une solide et durable amitié, il en devint le secrétaire général de 1955 à 1967. En même temps, il était membre de la CA nationale du SNES de 1960 à 1967 sur la liste A, et membre suppléant de la CA nationale de la FEN (en 1954 au titre de la section de Paris mais encore au titre de l’ÉÉ), faisant partie des commissions corporatives et d’éducation sociale.
Il fut durant toute cette période 1954-1967 un des plus importants dirigeants de la majorité autonome issus de la tendance ÉÉ, lui à la tête du plus important S3, Cordier comme secrétaire de catégorie des adjoints d’enseignement et Chéramy à des postes-clés de la direction nationale (S4) à partir de 1960. Pierre Broué qui les rejoignit au S4 à la fin des années 1950, s’en sépara pourtant en 1963 en présentant à nouveau une liste ÉÉ dans le SNES, ce qui correspondait à des orientations politiques différentes entre militants trotskistes du groupe de Lambert. Letonturier avait en effet milité au Parti socialiste autonome puis passa en 1960 au Parti socialiste unifié ainsi que Chéramy et Cordier. Broué tenta en vain de les dissuader de poursuivre leur engagement dans ce parti au motif que Mendès France* y avait été admis ; ils auraient donc été exclus par Lambert en 1960 d’après Vincent Présumey, mais selon Jean-Jacques Marie, qui adhéra au parti de Lambert en décembre 1959, Letonturier n’y était déjà plus (au cours d’une conversation, il l’avait trouvé « très opportuniste »).
Au cours de cette période, les motions du S3 de Paris, ronéotées et distribuées dans les congrès nationaux, servaient souvent de base aux débats. Letonturier jouait un rôle d’animateur dans la majorité du SNES. Il soutint le PUMSUD (Pour un mouvement uni du syndicalisme unitaire démocratique) à la fin des années 1950. Il fut toujours rapporteur des motions sur l’Algérie dans les congrès nationaux, en ayant le souci de rassembler, au-delà de ses propres convictions. Il prit cependant personnellement nettement position en 1956 dans une lettre ouverte signée par un groupe de syndicalistes (Ruff, Chéramy, Broué), mais aussi de la liste B non-communistes (Edouard Patard, Lucien Brunelle et André Drubay), lettre adressée à Guy Mollet, publiée dans La Vérité (n° 400 du 30 mars 1956), sous le titre « Halte à la sale Guerre ! » se terminant par « N’exécutez pas les condamnés à mort ! Libérez tous les détenus politiques ! Libérez Messali Hadj ! » Une telle position le conduisit à rapporter des motions du SNES s’opposant à celles présentées par les militants de la liste B, Guilbert en 1955 (« reconnaissance du fait national algérien »), puis Guilbert-Jean Petite* en 1957 (« négociation d’un cessez-le feu avec ceux qui se battent »). Mais il fit en sorte que le SNES s’oppose formellement dès le début à l’envoi du contingent en Algérie, soutienne les jeunes qui ne voulaient pas faire cette guerre et condamne le recours à la torture ; il combattit, avec le soutien de Benmérah, au congrès national de 1957, les positions du S3 d’Alger (dont le secrétaire était Nicolas Staropoli) distinguant un « fait national musulman en Algérie » et le « fait national français en Algérie ». Il prit aussi ses distances avec la position de la majorité du Syndicat national des instituteurs et de la FEN à la fin des années 1950, en faisant voter une motion unanime présentée par la CA de février 1958 se prononçant pour « l’autodétermination des populations algériennes ».
Pourtant, dans le S3 de Paris, malgré son autorité personnelle, la liste A perdit la majorité absolue en 1960, face à la minorité de la liste B. Letonturier préféra alors s’engager dans la « cogestion » de la section académique avec comme adjoint Victor Leduc, militant communiste, et au bureau, Maurice Loi – également communiste – et André Drubay. Il réussit ainsi à préserver la direction du S3 tout en profitant des désaccords entre militants de la liste B, communistes (Leduc-Loi-puis Gérard Alaphilippe) et non-communistes (Drubay). Il s’opposa aussi de plus en plus souvent à Ruff qui avait reconstitué une tendance en 1962. Il se plaignit en 1965 auprès de Georges Lauré (secrétaire général de la FEN) que Chéramy voulait torpiller la cogestion, alors que c’était le seul moyen selon lui d’empêcher le progrès du courant « Unité et Action » dans le S3. D’autant que les militants B (Unité et Action) étaient en désaccord sur la fin de la grève administrative (Leduc voulait la poursuivre tandis qu’Alaphilippe voulait y mettre un terme, d’accord sur ce point avec Letonturier et Chéramy.)
Au cours de cette période de cogestion qu’il fit fonctionner avec pour adjointe Raymonde Lamizet-Orliange, secrétaire administrative, il porta beaucoup d’attention aux problèmes des jeunes : les surveillants (MI-SE), les auxiliaires (avec la parution d’un livre blanc du S3 de Paris en 1961), les étudiants des IPES et stagiaires de CPR (centres pédagogiques régionaux). Selon le témoignage de son jeune cousin, Claude Dupont, il était considéré au début des années 1960, comme une sorte de « sage charismatique » par tout un ensemble de jeunes comme lui, étudiants du PSU et de l’UNEF ou non-organisés (Jacques Guyard, Georges Frèche, Alain Geismar, Evelyne Burguière…) qui ne trouvaient pas de réponses satisfaisantes dans les formations politiques de l’époque à leur désir d’engagement. Letonturier les rencontrait souvent, notamment au restaurant Le Polidor, rue Monsieur le Prince, à deux pas du siège du S3 : « il nous retenait d’aller chez les staliniens ou de sombrer dans des actions irresponsables comme l’aide directe au FLN ». Certains de ces jeunes devinrent des militants syndicalistes au SNESup (Alain Geismar et Georges Frêche) ou au SNES : ainsi Claude Dupont entra au bureau national du SNES, tout comme avant lui Jacques Guyard qui confirmait l’influence de « Tontu » auprès des jeunes dont certains militèrent au Parti socialiste après le congrès d’Epinay de 1971.
Letonturier perdit les premières élections au collège unique du nouveau SNES (classique, moderne, technique) dans le S3 de Paris en mars 1967 au bénéfice de la liste U-A (Alaphilippe, François Blanchard), et refusa avec Dominique Siciliano (co-secrétaire issu du SNET) la poursuite de la cogestion. Il reçut une lettre de James Marangé, secrétaire général de la FEN, l’assurant que la majorité fédérale lui apporterait tout son soutien pour reprendre la direction du S3. Mais il ne joua pas un rôle de premier plan dans la nouvelle tendance « Indépendance et Démocratie » baptisée ensuite « Unité, Indépendance et Démocratie », devenue également minoritaire au plan national et conduite pas Louis Astre.
Tout en continuant à siéger comme suppléant à la CA de la FEN en 1969 et à figurer sur les listes UID aux élections à la CA du SNES jusqu’en 1975, mais tout à fait à la fin cette année-là, il fit le choix de s’investir plutôt dans le combat politique et dans sa nouvelle activité professionnelle, tandis que sa vie personnelle connut un tour nouveau. Il épousa en effet en 1973 à Paris (Ve arr.), Françoise Plaisantin, professeure de lettres à Antony, qui militait depuis plusieurs années au S3 de Paris, et eut avec elle un fils, Jean-Louis, né en 1974.
En 1967, Letonturier avait cessé l’enseignement et était passé à l’OFRATEME (Office français des techniques modernes d’éducation) qui reprit le nom de CNDP (Centre national de documentation pédagogique) en 1976, et il termina sa carrière comme directeur du CDDP (Centre départemental de documentation pédagogique) de Versailles où il prit sa retraite en 1990. Il joua ainsi un rôle dans la naissance des technologies éducatives, films, émissions de télévision, permettant l’ouverture à des sujets nouveaux (étude des civilisations, condition féminine…) et apporta sa contribution dans les activités de l’association des professeurs d’Histoire-Géographie.
En mai-juin 1968, il ne s’associa pas publiquement aux prises de position de ses camarades devenus minoritaires dans le bureau national du SNES quand ils en démissionnèrent le 9 juin. Quelques jours plus tôt, le 31 mai, il avait soumis à l’AG des personnels de la Radio-télévision scolaire un « appel aux partis et syndicats » pour « la formation d’un gouvernement de la gauche unie ouvrant la voie au socialisme en s’appuyant sur ce mouvement populaire sans précédent » et demandant aux « partis de gauche et aux syndicats de se concerter pour mettre au point un programme commun et de candidature unique dès le premier tour ».
Letonturier avait en effet rejoint le Comité Jean Vilar créé par Jean Poperen pour réaliser l’union de la gauche après le second tour des élections présidentielles de 1965, comité transformé en Mouvement national pour l’union des gauches. Il milita ensuite avec Poperen et Colette Audry à l’Union des gauches et des clubs socialistes et ils adhérèrent ensemble au parti socialiste d’Alain Savary. Il intervint ainsi à plusieurs reprises au congrès d’Épinay des 20 et 21 juin 1970 au nom de la fédération de Paris sur la question du relais entre action syndicale et action politique ; il demanda que le parti n’abandonne pas la lutte des classes et qu’aucune alliance ne puisse se faire à tous les niveaux, en dehors du plan d’action que se donnerait le parti. Il poursuivit son militantisme au PS après le congrès de 1971 où il avait été un des signataires de la motion Poperen.
Il fut présenté aux élections législatives des 4 et 11 mars 1973 contre Jean Tibéri dans la 3e circonscription de Paris ; il devança le candidat communiste au 1er tour (5 239 voix, 15,34 % des exprimés, contre 5 048 voix, 14,7 %) et représenta la gauche unie autour du Programme commun au 2e tour (14 437 voix contre 19 051 à Tibéri). Ce fut un événement à Paris, même si le PS n’eut alors pas d’élus dans la capitale. Au cours de cette campagne, la Franco-ancienne, toujours animée par Lacroix, son ancien professeur de khâgne, ancien militant du PSU et alors du PS, interrogea les deux candidats sur le sujet du latin en 6e : Letonturier souscrit aux propositions de la Franco-ancienne, les trouvant « parfaitement légitimes et applicables », Tibéri fit d’ailleurs de même. Mais il ne fut pas représenté aux élections partielles de 1976 ; c’est Pierre Guidoni qui porta les couleurs du PS. Il fut cependant candidat aux élections sénatoriales de 1977.
Il militait alors toujours à la section départementale de la FEN de Paris aux côtés de Camille Sandrin* jusqu’à la fin des années 1970.
Forte personnalité, d’une grande culture historique et politique, habile débatteur doué d’une voix forte, « Tontu » marqua incontestablement la vie syndicale du SNES et de la FEN durant plusieurs décennies.
Par Alain Dalançon
ŒUVRE :
En collaboration avec Jean Poperen, Des Trois glorieuses au printemps des peuples (1830- 1848), Paris, Martinsart, collection l’Humanité en marche, 1972 ; L’école publique : une maison pour tous. Essai. Préface de James Marangé, Paris, Fernand Nathan, Education, 1982.
SOURCES : Arch. IRHSES. — Arch. familiales. — Bulletin socialiste, supplément au n° 92, septembre 1972. — Revue de la Franco-Ancienne, n° 179, juillet 1973, p. 50. — Articles nécrologiques dans Le Monde et dans Historiens géographes (J. Guyard et R. Regrain) en 1997. — Vincent Présumey, biographie de Pierre Lambert. — Témoignages de Robert Trellu, Claude Dupont, Jean-Jacques Marie (par l’intermédiaire de Loïc Le Bars), Louis Astre. — Renseignements fournis par sa seconde épouse. — Notes de Jacques Girault et de Gilles Morin.