Par Frédéric Thomas
Né le 6 mai 1938 à Sao Paulo (Brésil) ; chargé de cours à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) et membre du Centre d’Études Interdisciplinaires des Faits Religieux ; directeur de recherches au CNRS ; fait partie du comité de rédaction des revues Archives de sciences sociales des religions, Actuel Marx, ContreTemps et Écologie et Politique ; membre du Groupe surréaliste de Paris depuis 1975 ; militant du PSU (1961-1964), de la LCR puis du NPA .
Né à Sao Paulo de parents immigrés juifs autrichiens, Michael Löwy vécut au Brésil jusqu’en 1961. Son père, Kurt Löwy, était ingénieur chimiste et avait travaillé deux ans comme technicien étranger en URSS (1931-1933), alors que sa mère était institutrice. Politiquement, ils se définissaient comme sionistes et sociaux-démocrates. Vers 1954, à l’âge de seize ans, Michael Löwy découvrit les écrits de Karl Marx et de Rosa Luxemburg, et participa, l’année suivante, à la fondation de la Ligue socialiste indépendante (LSI), petite organisation d’inspiration luxemburgiste, dont le nom était emprunté au parti américain Independent socialist league, dirigé par Max Schachtman. La LSI s’opposa au stalinisme, au nationalisme et au populisme bourgeois, et avança un programme de révolution socialiste pour le Brésil. Le principal désaccord avec les trotskystes portait sur la nature de l’URSS, qualifiée de « capitalisme d’État » par la LSI. En 1960, Michael Löwy obtint une licence en sciences sociales à l’université de Sao Paulo et enseigna la sociologie pendant une année à l’université de Sâo José do Rio Prêto (État de Sao Paulo). La même année, avec une poignée de camarades de la LSI, il participa à la fondation de l’Organisation marxiste révolutionnaire « Politique ouvrière » (connue au Brésil comme POLOP : « Politica operaria »). Le nom s’inspirait de la revue du courant communiste dissident allemand de Heinrich Brandler, dont était issu Erich Sachs, un des fondateurs de la POLOP. Il s’agissait d’une tentative de dépassement des petits groupes et de regroupement de la gauche marxiste, avec une stratégie d’appui à la révolution cubaine et de critique du stalinisme et du nationalisme et réformisme du Parti communiste brésilien (PCB). Contrairement à la LSI, la POLOP était une organisation relativement importante, la première au Brésil à concurrencer effectivement le Parti Communiste sur sa gauche. Son « Programme socialiste pour le Brésil » eut une influence significative. Durant ses années d’études et d’enseignement, de 1958 à 1961, Michael Löwy était par ailleurs le représentant étudiant auprès du Pacte d’unité syndicale, qui constituait une sorte de centrale syndicale, sous l’hégémonie des communistes.
En 1961, il reçut une bourse d’études afin de préparer un doctorat en France. Il se rendit à Paris et devint l’élève de Lucien Goldmann (1913-1970), qui fut également le directeur de sa thèse, soutenue à l’EHESS en 1964 et reçue avec la plus haute mention, Révolution communiste et auto-émancipation du prolétariat dans l’œuvre du jeune Marx. Elle fut publiée en 1970 chez Maspero sous le titre La Théorie de la Révolution chez le jeune Marx. À Paris, de 1961 à 1964, il milita au sein du PSU, d’abord dans la tendance « Socialiste révolutionnaire » (SR) - tendance dirigée entre autre par Michel Lequenne (1921) - et participa aux activités de La Voie Communiste.
Il se rendit ensuite en Israël où il vécut de 1964 à 1968. Il apprit l’hébreu, travailla dans les universités de Haïfa et de Jérusalem avant d’enseigner à l’université de Tel-Aviv. Mis sous pression en raison de son engagement politique, il quitta Tel-Aviv pour l’université de Manchester où il fut pendant un an l’assistant du sociologue anglais Peter Worsley. C’est à cette période, durant l’automne 1968, après une discussion avec des membres brésiliens du Parti ouvrier communiste (POC), une scission de la POLOP, désireux de se rapprocher du courant trotskyste, qu’il adhéra à la Quatrième Internationale. Durant son séjour à Manchester, il milita avec Tariq Ali et ses camarades au sein de l’International marxist group, la section anglaise de la Quatrième Internationale. Il participe au IXe Congrès de la Quatrième Internationale, en 1969, comme délégué du POC.
En 1969, de retour en France, il travailla comme assistant de Nicos Poulantzas (1936-1979) à l’université de Paris 8 (Vincennes-Saint Denis). À partir de cette date, il s’établit définitivement en France. La même année, il adhéra à la Ligue Communiste (LC) – qui devint la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) –, section française de la Quatrième Internationale. Sous la direction de Louis-Vincent Thomas, il commença un doctorat d’État, L’évolution politique de Lukács 1909-1929 : contribution à une sociologie de l’intelligentsia révolutionnaire. Présentée en 1975 à l’Université de Paris V, elle obtint la mention “très honorable” avec les félicitations du jury à l’unanimité. Elle fut publiée l’année suivante aux Presses Universitaires de France, sous le titre Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires : l’évolution politique de Lukács 1909-1929. Il devint peu après chercheur au CNRS et, enfin, directeur de recherches. Il commence à enseigner à l’EHESS, en 1981. Il reçoit la médaille d’argent du CNRS pour son travail en 1994.
Durant ces années, Löwy continue à publier des livres, traduits dans de nombreuses langues, et participe à des séminaires et conférences partout dans le monde. Il poursuit par ailleurs son militantisme. Ainsi, pendant un an (1974-1975), il est membre du Comité central de la LCR. Il est d’ailleurs chargé de missions pour la Quatrième Internationale au Portugal, en 1974-1975, et, sous le pseudonyme de Carlos Rossi, collabore avec Daniel Bensaïd et Charles-André Udry à l’ouvrage Portugal : la révolution en marche. Au sein de la LCR, il fut actif dans les commissions internationales et la commission Amérique latine où il se rendit à plusieurs reprises, au cours de la décennie 1970 et plus spécifiquement au Brésil, à partir des années 1980. Malgré son installation en France depuis des années, son engagement dans les combats politiques de ce continent, en général, et du Brésil, en particulier, ne s’est jamais démenti. Cet engagement se manifesta également par une réflexion théorique – essais sur Che Guevara (seul ou en collaboration avec Olivier Besancenot), la théologie de la libération ou le marxisme latino-américain –, par sa collaboration, au Brésil, avec l’aile gauche du Parti des travailleurs (PT) jusqu’en 2003 et, depuis cette date, par sa coopération avec le Mouvement des paysans sans terre (MST) et le nouveau Parti du socialisme et de la liberté (PSOL).
Il avait de plus régulièrement été chargé des tâches de formation, que ce soit au sein de la LCR et, plus encore, au sein de l’Institut de Recherche et de Formation d’Amsterdam, lié à la Quatrième Internationale. Depuis le début des années 2000, il fut actif au sein de la commission écologie de la LCR puis du NPA, et fut en charge de la préparation du rapport sur « Écologie et Révolution Socialiste » au Congrès mondial de la Quatrième Internationale en 2005.
Au sein de la Quatrième Internationale, Michael Löwy a généralement adhéré au courant majoritaire d’Ernest Mandel. Au niveau français, si, pendant plusieurs années, il a fait partie du courant majoritaire, il a le plus souvent appartenu à des courants minoritaires de la LCR, puis du NPA. Ainsi, il a longuement adhéré à la « Tendance 3 » dirigée par Michel Lequenne à la LCR et participé à la Tendance B, ou « Gauche Anticapitaliste », du NPA.
En 1975, il entra en contact avec Vincent Bounoure, le principal animateur du groupe surréaliste de Paris, au sujet d’une campagne pour la libération de Paulo-Antonio Paranagua, trotskyste et surréaliste, ami de Löwy, arrêté en Argentine. Depuis lors, il est actif au sein du groupe et participe, à l’occasion de voyages, aux activités des groupes à Athènes, Chicago, Sao Paulo et Buenos Aires.
Marié à deux reprises – une première fois avec l’historienne des sciences, Ilana Löwy, et la seconde (en 1981) avec la politiste Eleni Varikas –, Michael Löwy est père de deux enfants.
Du marxisme au surréalisme, en passant par la religion et la culture, l’apport théorique et militant de Michael Löwy est aussi varié que considérable. Et ce d’autant plus qu’il se développe en plusieurs langues, au prisme d’un internationalisme revendiqué. La richesse et l’originalité de ses analyses – dont témoigne le colloque en son honneur réalisé en 2009 à Paris et publié en 2011 sous le titre Cartographies de l’utopie. L’œuvre indisciplinée de Michael Löwy, (dir.) E. et V. Descombes, Paris, édition du Sandre – peuvent être synthétisées autour de trois concepts qu’il a développés et/ou systématisés : celui d’affinités électives, de romantisme (Dianteill) et d’écosocialisme.
C’est dans son livre de 1988, Rédemption et Utopie, qu’est élaboré et mis en avant le nouvel outil conceptuel de « l’affinité élective », à savoir « un type très particulier de rapport dialectique qui s’établit entre deux configurations sociales ou culturelles, qui n’est pas réductible à la détermination causale directe ou à certaine analogie structurelle, d’un mouvement de convergence, d’attirance réciproque, de confluence active, de combinaison pouvant aller jusqu’à la fusion » . Affirmant que l’étude des affinités électives ouvre la possibilité d’une meilleure compréhension d’« un certain type de conjonction entre phénomènes apparemment disparates, au sein d’un même champ culturel (religion, philosophie, littérature) ou entre sphères sociales distinctes : religion et économie, mystique et politique, etc. » .
Depuis la fin des années 1970, il utilisa le concept de romantisme, mais c’est dans son livre en collaboration avec Robert Sayre, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, en 1992, qu’il en dégagea toute la complexité. Le romantisme y est entendu comme « vision du monde [qui] se constitue en tant que forme spécifique de critique de la « modernité » [c’est-à-dire « la civilisation moderne engendrée par la révolution industrielle et la généralisation de l’économie de marché »] au nom de valeurs et d’idéaux pré-capitalistes, pré-modernes ». L’importance d’un tel concept est de permettre d’éclairer le paradoxe de courants très critiques envers le capitalisme, mais entièrement tournés vers le passé pour ce qui est des solutions proposées. Selon Löwy et Sayre, à la société moderne, le romantisme oppose un ensemble de valeurs qualitatives qui s’articule autour de deux pôles opposés : « la subjectivité de l’individu, le développement de la richesse du moi » et « l’unité ou la totalité. Unité du moi avec deux totalités englobantes : d’une part avec l’univers entier, ou Nature, d’autre part avec l’univers humain, avec la collectivité humaine ». Dès lors, la critique romantique condamne essentiellement cinq dimensions - étroitement liées entre elles - de la modernité capitaliste : le désenchantement, la mécanisation et la quantification du monde, l’abstraction rationnelle et la dissolution de tous les liens sociaux. Si la vision romantique est surtout conservatrice, passéiste et nostalgique, il existe cependant un romantisme « révolutionnaire et/ou utopique » qui « va au-delà des types déjà évoqués pour « investir » la nostalgie du passé précapitaliste dans l’espoir d’un avenir radicalement nouveau ». Ce courant traverse non seulement le socialisme utopique, l’anarchisme, mais aussi Marx et le marxisme.
L’écosocialisme est un courant politique fondé sur la volonté d’associer la critique marxiste du capital et le projet d’une société alternative avec la critique écologique du productivisme, visant « à créer un nouveau paradigme de civilisation, en rupture avec les fondements de la civilisation capitaliste/industrielle occidentale moderne ».
L’intérêt cumulé, convergent de ces trois outils conceptuels est de proposer une relecture non seulement du marxisme, mais plus largement aussi de courants révolutionnaires et de champs sociaux. Ainsi, se développe une compréhension plus complexe et plus organique des liens entre religion et politique, grâce à ses études sur la notion de rédemption au sein du judaïsme, sur la théologie de la libération en Amérique latine ou sur la pensée et le parcours d’intellectuels comme Walter Benjamin, Martin Buber, etc. De même, ils éclairent les liens entre surréalisme et marxisme ou anarchisme de manière plus dialectique et dynamique, en mettant en avant les correspondances, les points de jonction. Par rapport à Marx et au marxisme, l’apport de Löwy est double. Il a décloisonné une lecture par trop étroite, en montrant les éléments d’une réflexion certes minoritaire, souterraine et hétérodoxe, mais qui dessine un courant important, dépassant d’ailleurs le marxisme. Il a dès lors offert une approche renouvelée des œuvres du premier Lukacs, de Rosa Luxembourg, Walter Benjamin, Henri Lefebvre, Jose Carlos, Mariategui... tout en mettant en évidence leurs liens et la filiation alternative, libertaire et romantique, dans laquelle ils se retrouvent partiellement ou non.
Par Frédéric Thomas
OEUVRE : La Pensée de « Che » Guevara, Paris, Maspero, 1970 (2e édition, Paris, Éditions Syllepse, 1997). — La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Maspero, 1970 (thèse de doctorat du 3e cycle ; réédité aux Éditions sociales en 1997). — La révolution permanente en Amérique latine, Maspero, 1972 (sous le pseudonyme de Carlos Rossi). — Lucien Goldmann ou la dialectique de la totalité, Seghers, 1973 (avec Sami Nair). — Dialectique et Révolution. Essais de sociologie et d’histoire du marxisme, Éditions Anthropos, 1974. — Portugal : la révolution en marche, Christian Bourgeois, 1975 (sous le pseudonyme de Carlos Rossi et avec Daniel Bensaïd et Charles-André Udry). — Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. L’évolution politique de György Lukacs 1909-1929, Presses universitaires de France, Collection "Sociologie d’aujourd’hui", 1976 (thèse de doctorat d’État). — Marxisme et romantisme révolutionnaire : essai sur Lukács et Rosa Luxemburg, Paris, Sycomore, 1979 (traduit en espagnol et en grec). — The politics of uneven and combined development. The theory of permanent revolution, Londres, Verso Books, 1981. — Paysages de la vérité. Introduction à une sociologie critique de la connaissance, Paris, Anthropos, 1985. — Ideologias e Ciencia Social, S.Paulo (Brésil), Editôra Cortez, 1985. — Rédemption et Utopie. Le Judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective, Presses universitaires de France, Collection "Sociologie d’aujourd’hui", 1988 (réédité en 2009, Paris, Sandre). Marxisme et théologie de la libération, Amsterdam, Institut International de Recherche et de Formation, 1988. — Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Payot, 1992 (avec Robert Sayre). — L’insurrection des "Misérables". Révolution et romantisme en juin 1832, Paris, Minard, 1992 (avec Robert Sayre). — Romantismo e Politica, S. Paulo, Paz e Terra, 1993 (avec Robert Sayre). — On Changing the World. Essays in Political Philosophy, from Karl Marx to Walter Benjamin, New Jersey/London, Humanities Press, 1993. — Patries ou Planète ? Nationalismes et internationalismes de Marx à nos jours, Lausanne, Éditions Page 2, 1997. — La guerre des Dieux : religion et politique en Amérique latine, Paris, éditions du Félin, 1998 (Prix « Sergio Buarque de Hollanda » du Ministère de la Culture du Brésil pour le meilleur essai de l’année 2000). — L’Étoile du matin. Surréalisme et marxisme, Paris, Syllepse, 2000. — Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », Presses universitaires de France, Collection “Pratiques Théoriques”, 2001. — Franz Kafka, rêveur insoumis, Éditions Stock, 2004. — Sociologies et religion. Approches dissidentes, Presses universitaires de France, Collection “Sociologie aujourd’hui”, 2005 (avec Erwan Dianteill). — Messagers de la tempête. André Breton et la révolution de janvier 1946 en Haïti, Paris, Le Temps des cerises, 2007 (avec Gerald Bloncourt). — Che Guevara, une braise qui brûle encore, Paris, Mille et une nuits, 2007 (avec Olivier Besancenot). — Sociologies et religion. Approches insolites, Presses Universitaires de France, Collection “Sociologie aujourd’hui”, 2009 (avec Erwan Dianteill). — Les 100 mots du marxisme, PUF, Collection « Que sais-je ? », 2009 (avec Gérard Duménil et Emmanuel Laurent). — Lire Marx, Collection « Quadrige », 2009 (avec Gérard Duménil et Emmanuel Laurent). — Écologie critique de la pub, Paris, Éditions Syllepse, Collection « Écologie & Politique », 2010 (coord. avec Estienne Rodary). — Esprits de feu. Figures du romantisme anti-capitaliste, Paris, Sandre, 2010 (avec Robert Sayre). — Juifs hétérodoxes, Paris, éditions de l’éclat, 2010.
SOURCES : Ronald H. Chilcote, Influências trotskistas sobre a teoria do desenvolvimento da América latina, in Revista de Ciências Sociais, pages 73-98, volume 40, n° 1, 2009, Universidade Federal do Ceará, Brasil - http://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/document.php?id=373 - http://www.rcs.ufc.br/edicoes/v40n1/rcs_v40n1a6.pdf - Passa palavra, Extrema-esquerda e desenvolvimentismo : http://passapalavra.info/?p=44467 - Lubist TrotskyanaNet http://www.trotskyana.net/Trotskyists/Bio-Bibliographies/bio-bibl_loewy.pdf. — Entretien avec Michael Löwy. — Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, Presses Universitaires de Rennes, 2005. — L’Humanité, "Michael Löwy, L’écosocialisme, c’est l’horizon capable d’intégrer cette diversité", 2 pages d’entretien, p. 16-17, 14-15-16 mars 2014.