LONDON Artur [pseudonyme : Gérard Elberfeld] Version longue

Par Marc Giovaninetti

Né le 1er février 1915 à Ostrava (Empire austro-hongrois, République tchèque), mort le 7 novembre 1986 à Paris ; militant communiste (Tchécoslovaquie et France principalement) ; permanent de l’Internationale communiste en mission en Espagne pendant la guerre civile ; responsable des FTP-MOI en France ; résistant, déporté ; vice-ministre des Affaires étrangères en Tchécoslovaquie ; arrêté en 1951, condamné à la prison à vie au procès de Prague, relâché en 1956 ; auteur de L’Aveu.

Qui mieux qu’Artur London, immortalisé par son livre L’Aveu et son interprétation par Yves Montand dans le film que Costa-Gavras en a tiré, pourrait synthétiser le drame du militant communiste prêt à se sacrifier à sa cause et au parti qui doit la faire triompher, y consacrant toute son énergie, son courage et ses capacités, en effet prêt de succomber dans la tourmente de la Guerre d’Espagne puis de la Guerre mondiale, porté au sommet dans l’équipe dirigeante d’un des Etats d’Europe centrale censés construire la société socialiste idéalisée, et brutalement broyé sans raison apparente par ce régime qu’il a contribué à bâtir. Il a eu la chance de survivre, il a eu le talent d’expliquer les rouages de sa déchéance, il a encore eu la douleur d’être calomnié ou suspecté sur ses vieux jours et au-delà, mais au contraire de tant d’autres, victimes ou accusateurs, il n’a jamais renié son idéal de jeunesse, et sa réputation est restée sauve. Artur London, ou la personnification tragique de « la foi du XXe siècle », selon l’expression appliquée au communisme.

Artur London naquit pendant la Première Guerre mondiale dans une petite ville industrielle de l’Empire austro-hongrois finissant, alors en guerre aux côtés de l’Allemagne. Il grandit dans la toute nouvelle Tchécoslovaquie républicaine née en 1919 sur les débris de cet empire. Il était le fils, avant-dernier né de cinq enfants, d’une famille d’artisans juifs comme il y en avait tant dans toute cette Mitteleuropa, mais chez lui, on pratiquait l’allemand plus que le tchèque, et pas le yiddish, et il n’y avait aucune pratique religieuse. Ses parents étaient pauvres sans être misérables, et Artur ne put prétendre faire des études au-delà de huit ans d’école primaire et de deux années de cours du soir. Seul un de ses frères aînés, prématurément emporté par la tuberculose, put bénéficier du privilège d’études supérieures. Artur commença à quatorze ans à être vendeur stagiaire dans un grand commerce de textiles.

Le père, un tapissier qui avait vécu plusieurs années à New York où était née sa fille aînée, était converti aux idées socialistes, et fut après la guerre un des fondateurs du parti communiste dans la ville d’Ostrava, la troisième du pays, où la population ouvrière était surtout occupée aux mines de charbon. Artur, après avoir fréquenté une organisation sioniste de gauche à l’âge de treize ans, s’engagea aux Jeunesses communistes dès l’âge de quatorze, comme beaucoup de garçons de sa génération et de sa communauté d’origine. Il se lança avec détermination dans l’action militante, communiste et antimilitariste, et fut bientôt le leader des JC d’Ostrava. Il ne tarda pas à être repéré par la police, et à seize ans, il fit son premier séjour en prison, pris après la Journée internationale de lutte contre la guerre du 1er août 1931, alors qu’il était responsable du travail antimilitariste clandestin. Relaxé après quinze jours, il fut encore arrêté en février 1932, mais relâché faute de preuves, et interpellé à l’occasion de diverses grèves et manifestations. Il fut inculpé une deuxième fois en janvier 1933, mais remis en liberté provisoire après trois mois, pour les problèmes respiratoires dont il souffrait déjà, un pneumothorax dû à un début de tuberculose, et après avoir commencé une grève de la faim. Distingué comme militant de valeur, empêché de militer dans son pays où il était désormais clandestin, il fut dépêché en janvier 1934 à Moscou pour y représenter les Jeunesses tchécoslovaques auprès de l’Internationale communiste des Jeunes (le KIM, selon son acronyme russe), et y suivre les cours de l’École léniniste internationale (ELI), après avoir d’abord bénéficié d’un séjour en sanatorium. Il y apprit le russe, avant le français et l’espagnol. Il devint un de ces zélés fonctionnaires du Komintern, dont tant d’autres avaient des origines géographiques et sociologiques comparables aux siennes, et qui devaient, après la victoire sur le nazisme, fournir en cadres les nouveaux États de « démocraties populaires ». Mais dans son cas, l’amour allait infléchir son destin.

Un jour de mai 1934, au réfectoire de l’hôtel Lux où étaient logés la plupart des expatriés communistes résidents à Moscou et où il prenait ses repas tout en couchant dans une chambre collective d’un hôtel voisin, il rencontra une jeune militante française, espagnole d’origine par ses parents, Lise Ricol, qui travaillait comme dactylo parmi la nombreuse cohorte des employés subalternes du Komintern. La jeune femme était fraîchement mariée avec un jeune militant communiste de valeur, qui ne l’avait pas accompagnée, Auguste Delaune, mais ce fut à peine un frein à ce qu’elle présentait dans son livre autobiographique comme un coup de foudre, et qui amorçait en effet une liaison forte et pérenne qui débutait en février 1935. À Moscou, il était nommé Gerhard Elberfeld, et pour Lise et ses camarades, il fut toujours Gérard.

Dans cette tour de Babel du communisme qu’était l’hôtel Lux, et malgré la rigueur stalinienne qui commençait à se faire sentir sans se traduire encore en terreur, l’ambiance était chaleureuse et optimiste parmi tous ces jeunes gens convaincus de la prochaine éclosion d’un monde irénique, la société communiste de leurs rêves. Lise était bientôt rejointe par son beau-frère Raymond Guyot, déjà dirigeant en vue du parti français, porté au congrès de 1935 au secrétariat général de l’ICJ, et Fernande Guyot, la sœur de Lise, faisait aussi de longs séjours à Moscou avec le premier enfant du couple. Artur London s’entendit à merveille avec tout ce petit monde, jouant aux échecs avec son éminent beau-frère qu’il avait la courtoisie de laisser gagner. Pendant ces années à Moscou, il connut un très grand nombre de militants communistes de différents pays, dont certains, tels le Vietnamien Nguyen Ai Quoc, le futur Hô Chi Minh, lui témoignèrent de l’amitié leur vie durant.

L’idylle, qui s’était renforcée quand « Gérard » eut obtenu une chambre individuelle, s’interrompit provisoirement à la mi-septembre 1936, après la fin du contrat de deux ans de Lise. Enceinte, elle quittait Moscou, et après une halte à Ostrava pour faire connaissance de sa belle-famille, elle rejoignait d’abord le secrétariat de Giulio Cerreti alias Pierre Allard, le responsable de Section de la Main d’Œuvre immigrée (MOI) au siège du 120 rue La Fayette, puis celui d’André Marty à Albacete en Espagne, où sa connaissance rudimentaire de la langue trouvait son utilité auprès du responsable des Brigades internationales. En URSS, la chape de plomb de la Grande Terreur commençait à s’abattre ; le premier procès de Moscou venait de s’achever, bientôt les coupes sombres des arrestations nocturnes décimaient les effectifs des locataires du Lux, surtout chez les ressortissants allemands, polonais, yougoslaves. Artur London aurait hébergé quelques nuits un malheureux camarade russe qui n’avait plus où aller, mais qui disparut ensuite dans la tourmente. En plus du désir de revoir sa bien-aimée, sans doute faut-il mettre au compte de ce climat lugubre son insistance à être lui aussi envoyé pour servir la république espagnole en guerre contre l’insurrection franquiste.

Il quitta Moscou en mars 1937, parvint à Paris via le Danemark et la Belgique, y fit la connaissance de ses nouveaux beaux-parents (Lise n’avait pas encore divorcé, mais leur liaison était déjà bien établie). Après un voyage en train jusqu’à Perpignan et une course en taxi, il franchit la frontière espagnole à pied et à grand-peine, mal équipé et souffrant des poumons depuis des années. Il arriva épuisé à Valence où il retrouva sa compagne Lise qui travaillait provisoirement pour l’appareil de renseignements du Komintern, et entra dans les fonctions qui lui étaient attribuées. Lesquelles ? Lui se contentait habituellement de déclarer avoir été « volontaire des Brigades internationales ». Mais après sa mort, Karol Bartosek, un historien tchécoslovaque établi à Paris et important contributeur de la revue Communisme, après avoir exploré les archives de Prague, précisait les activités de London d’après les propres autobiographies qu’il avait été tenu de remplir. Son état de santé l’empêchant d’être affecté au front, il travailla dans les services de sécurité (ou services spéciaux) d’abord à Valence, puis à Barcelone, d’avril 1937 à janvier 1938, puis comme chef de la section balkano-slave et adjoint du commandant du SIM (Servicio de invistigacion militar) à Albacete, jusqu’à l’évacuation de la ville en avril 1938. En juin 1938, replié à Barcelone, le PC espagnol l’affecta à la commission pour les cadres étrangers, particulièrement chargé du suivi des volontaires tchécoslovaques des Brigades internationales et de la section internationale des cadres auprès du Parti socialiste unifié (communiste en fait) de Catalogne. Il était alors, encore tout jeune homme, un second des principaux responsables tchécoslovaques en Espagne, Jan Cerny et Petr Klivar.

De ces missions, confirmées par d’autres sources y compris les mémoires de Lise London, Artur London recueillit des appréciations élogieuses de ses supérieurs hiérarchiques : « très bon niveau politique, dévoué ; a des principes et une grande autorité, même sans être allé au front ». Toutefois, l’exposé de ces activités plus policières que militaires souleva un courroux prévisible de la famille London, d’autant que Bartosek se montrait encore plus précis, insidieux et critique pour la suite de la biographie du militant, en donnant à son livre un titre qui prenait à contre-pied celui qui avait fait la célébrité et établi la réputation d’intégrité de London, Les Aveux des archives. Au demeurant, London ne s’était pas caché d’avoir été un agent du Komintern, mais en mettant en avant son engagement dans les Brigades internationales il ne s’était pas appesanti sur la nature de ses missions, reconnaissant toutefois l’ « intransigeance » avec laquelle il avait « à cœur de souligner chaque ombre, chaque erreur » (L’Aveu, p. 55).

Lise devait quitter l’Espagne avant son compagnon. Enceinte, elle avait fait une fausse-couche à la fin de 1936, et en froid avec André Marty depuis la mission en Espagne de son beau-frère Raymond Guyot auprès de qui elle avait fait l’interprète, elle préféra regagner Paris quand elle attendit à nouveau un enfant. Elle accoucha de Françoise en novembre 1938. Artur London accompagna la déroute des troupes républicaines dans leur Retirada vers la frontière des Pyrénées. Il avait voulu rester jusqu’au bout fidèle à son poste malgré les propositions d’évacuation par bateau. Il quitta Barcelone le 26 janvier après avoir aidé au tri et à l’évacuation des archives du siège du PCE, accomplit d’ultimes missions auprès des derniers engagés volontaires étrangers sous le feu de l’armée italienne, essuya une dernière colère d’André Marty pour l’avoir rejoint en retard, et arriva dans cette cohorte lamentable de combattants et civils mêlés au poste frontière du Perthus, en compagnie d’Henri Tanguy, futur Rol-Tanguy. Il leur fut épargné le sort qui attendait les anonymes espagnols, les camps de misère de Gurs, du Vernet ou d’Argelès. Son beau-frère Raymond Guyot avait été prévenu et dépêché sur place pour recueillir ces militants précieux. Élu député entre-temps, après avoir effectué avec son camarade Jean Catelas une tournée d’inspection parlementaire de ces camps de réfugiés, il l’attendait avec une voiture de fonction où le fugitif fut caché au pied de la banquette arrière pour échapper au contrôle peu vigilant des gendarmes français, puis conduit à la gare de Tarascon, où les deux beaux-frères prirent le train pour Paris. Ils arrivèrent le 12 février.

Là, il put s’installer en famille avec Lise et sa fille dans l’appartement de ses beaux-parents à Ivry. La police, méfiante, s’enquit de sa présence, et Guyot, encore, le préserva en prétendant qu’il était là en transit. Puisque son intention était désormais de s’établir en France, il commença à prendre des responsabilités dans le Comité d’Aide pour les républicains espagnols et les anciens volontaires des Brigades internationales, et à la section Main d’Œuvre immigrée du PCF, particulièrement chargé du suivi des militants des pays d’Europe centrale et balkanique rescapés d’Espagne. Secondé par sa compatriote Nelly Stefka, il s’employait à faire évader les internés des camps du sud de la France, pour les faire rentrer dans leur pays en vue d’un travail politique clandestin. Puis, quand ses supérieurs hiérarchiques quittèrent la France pour l’URSS en octobre 1939, il devint responsable du bureau parisien du Parti communiste tchécoslovaque. Ses compatriotes représentaient alors, par leur nombre, la huitième nationalité établie en région parisienne.

Après la signature du Pacte germano-soviétique, la déclaration de guerre, l’interdiction du PCF et de ses organisations satellites, la famille London vécut les premiers mois de guerre avec difficulté. Lise London a décrit de longues conversations entre les deux beaux-frères London et Guyot en septembre 1939, ce dernier soutenant sans grande conviction d’après elle la nouvelle ligne de « guerre impérialiste » qu’il rapportait de Moscou avant son incorporation à l’armée, alors que « Gérard » ne pouvait se résoudre à admettre ce revirement. Toutefois, il ne fit pas état de ses doutes éventuels auprès d’autres militants, par discipline, et Bartosek rapportait qu’il aurait scrupuleusement signalé à Moscou les doutes des cadres qui critiquaient l’URSS à cette occasion. A contrario, les Tchécoslovaques en France furent encouragés à s’engager dans l’armée française, ou dans leur armée nationale qui se reconstituait en France. Cela concernait environ 12 000 hommes.

En août 1940, après que le PCF clandestin et la MOI furent un temps désorganisés par la débâcle française, London fut désigné par le PCF, avec ses aînés les Polonais Louis Gronowski et Jacques Kaminski, comme un des membres du triangle de direction de la MOI, chargé de la propagande et particulièrement des ressortissants tchécoslovaques, yougoslaves, roumains et hongrois. Nelly Stefka restait auprès de lui comme agent de liaison. Il fut envoyé à l’automne à Toulouse puis à Marseille pour récupérer des militants destinés à rejoindre comme cadres clandestins leurs pays d’origine. Il devait en retrouver plusieurs enfermés comme lui à Mauthausen en 1944.

Après l’invasion de l’URSS, la guerre prenait une autre tournure pour les militants communistes, et London dirigea à partir d’octobre 1941 avec un militant allemand et un autrichien le « travail allemand » (TA), la propagande en direction des soldats de la Wehrmacht en vue de sa désagrégation, le recueil de renseignements pour la Résistance, y compris le recrutement en son sein, avec la publication du journal Der Soldat im Westen qui leur était destiné.

Il fut arrêté le 12 août 1942 suite aux poursuites engagées contre Lise et ses camarades après sa prise de parole publique de la rue Daguerre. Comme tous ceux qui avaient monté et participé à cette action, elle fut arrêtée après quelques jours de traque et filatures, alors qu’elle allait rejoindre son compagnon dans une de leurs planques, rue Copernic. Détenue à la Petite-Roquette, elle échappa à la peine de mort requise contre elle pour une sentence de travaux forcés à perpétuité, car elle était enceinte. Une fois qu’elle eut accouché du petit Gérard junior en mars 1943, elle fut déportée à Ravensbrück, et l’enfant confié, comme l’était déjà sa sœur, aux grands-parents Ricol qui s’étaient d’abord réfugiés dans l’Yonne chez la famille de Guyot, puis à Chamarande, un village à proximité d’Étampes.

London fut interrogé avec la brutalité coutumière des « brigades spéciales antiterroristes » de Paris, mais heureusement, il avait la veille de son arrestation oublié à Chamarande son rapport sur le travail allemand, et jamais la police ne fit le lien avec la MOI et les FTP-MOI qui avaient entrepris la lutte armée contre les troupes d’Occupation. Cette faille policière lui valut la vie sauve. Il fut néanmoins condamné, le 16 juillet 1943, à la même audience du Tribunal d’Etat que Lise, à dix ans de travaux forcés et vingt ans d’interdiction de séjour, pour activité communiste et possession de faux papiers.

D’abord enfermé à Poissy, il fut transféré dans la prison de Blois, un établissement tout neuf où se retrouvaient nombre de communistes. Là, il fit la connaissance de Pierre Daix, jeune étudiant communiste qui allait devenir son ami puis son gendre. Celui-ci le décrivait alors avec admiration « grand, longiligne, le regard intense ». Son beau-frère Frédéric Ricol était aussi une des figures des communistes enfermés, avec le syndicaliste Marcel Paul. De Blois, la plupart des condamnés politiques furent déplacés au camp de Royallieu à Compiègne, pour être ensuite déportés en Allemagne, lui d’abord à Sarrebruck, au camp de Neue-Bremme.

Pierre Daix retrouva London quelques mois plus tard à Mauthausen au printemps 1944. Il y était un des dirigeants du comité international clandestin de résistance. Mais la tuberculose qui lui faisait cracher le sang le reléguait bientôt dans un des blocks de quarantaine du Revier placé sous la responsabilité des déportés politiques français. Personne ne pensait alors qu’il survivrait. D’autres communistes français, Auguste Havez, Octave Rabaté, poussaient dans le même sens que lui, à occuper des places dans le système d’administration du camp pour favoriser la survie des militants. Ainsi fut-il un temps aide-secrétaire à la compagnie disciplinaire. Sa judéité ne fut pas repérée, ce qui, en plus de la solidarité de ses camarades, lui garda la vie sauve. À la fin de la guerre, par un accord entre les autorités allemandes en déroute et la Croix rouge internationale, celle-ci put sauver un groupe de déportés du camp, auquel London fut adjoint in extremis, avec Daix. Le convoi fut conduit en camions en Suisse, et de là les rescapés arrivèrent en train à Paris fin avril 1945. Bientôt Lise revenait à son tour de Buchenwald, sa sœur Fernande Guyot de Russie où elle avait passé toute la guerre avec ses enfants, et toute la famille se trouvait réunie à Chamarande avant de regagner Paris et Ivry. La famille tchécoslovaque de London, à l’exception du père décédé juste avant la guerre et de la sœur aînée sauvée par son passeport américain, avait été décimée dans les camps nazis. Pour son action dans la Résistance française, Artur London, comme son épouse, fut décoré de la Légion d’Honneur. Le couple légalisa son union en 1946.

Artur London retrouvait un poste de secrétaire à la MOI, doublé d’une place stratégique d’intermédiaire entre les Partis communistes français et tchécoslovaques, notamment comme responsable du bureau d’informations tchécoslovaque à Paris. Il était en particulier chargé d’enquêter sur les militants communistes, en général d’anciens interbrigadistes et résistants, qui souhaitaient regagner leur pays.

Au printemps 1947, il demanda et obtint l’autorisation d’aller soigner sa tuberculose en Suisse, à Genève. Il était pris en charge par une organisation caritative américaine, dont le responsable, Noël Field, était un « sous-marin » communiste que ses activités et obédiences devaient quelques années plus tard rendre suspect des deux côtés du Rideau de fer.

London prolongea son séjour en Suisse de quelques mois, puis, lorsqu’il demanda à regagner la France, où il devait occuper une poste de conseiller à l’ambassade, son visa lui fut refusé, car la Guerre froide venait de commencer. Cette contrariété côté français, et le fait qu’en février 1948 les communistes tchécoslovaques s’emparaient de tous les pouvoirs dans leur pays, l’orientèrent vers Prague, où il s’établit en octobre avec sa famille, dans une belle villa mise à sa disposition dans un quartier résidentiel. Il était nommé au poste de vice-ministre des affaires étrangères, sous l’autorité d’hommes qu’il avait déjà côtoyés à Moscou ou lors des épisodes précédents de sa vie militante, Klement Gottwald, président de la république, ancien secrétaire du Komintern, Rudolf Slansky, secrétaire général du PCT, Bedrich Geminder, secrétaire de la section internationale du parti, Vladimir Clementis, ministre des affaires étrangères…

Au ministère, sa tâche essentielle restait le contrôle des cadres. Karel Bartosek pointa aussi son rôle dans le recrutement de quelques militants français de confiance, tel le docteur Aimé Albert, comme agents de renseignement en France – avec des résultats considérés comme peu probants. Leur réputation accueillante, la situation de Prague comme ville de transit entre Paris et Moscou et comme siège de nombreuses organisations internationales de la mouvance communiste, faisaient du foyer des London, où habitaient aussi les vieux parents Ricol et où Michel, le troisième enfant, naquit en 1950, un point de passage et de rencontre de très nombreux militants français ou étrangers. Outre les Guyot, Raymond et Fernande (cette dernière secrétaire et trésorière du Conseil mondial de la Paix et de la Fédération démocratique internationale des femmes), Annie Besse (devenue Kriegel), Jean Chaintron, Paul Thorez laissaient des témoignages de leur visite (encore enfant pour ce dernier) ; André Marty, oublieux de ses ressentiments passés, y fit aussi plusieurs haltes pour demander à London d’intervenir auprès de telle ambassade d’un pays frère pour mettre en garde contre tel militant suspect. Certains visiteurs restèrent des proches du couple lorsque leur disgrâce prit fin, à partir de 1956, Léon Feix, Charles Hilsum ou Jean Pronteau*. Raymond Aubrac, qui avait monté une entreprise pour favoriser les relations économiques et commerciales avec les pays est-européens, était aussi un interlocuteur occasionnel d’Artur London.

Cependant, dès 1949, le vice-ministre commença à sentir un climat de suspicion peser sur lui et plus généralement sur son pays. En Hongrie, le procès de Laszlo Rajk faisait disparaître la plupart des anciens interbrigadistes du pays. Lui était suivi, déchargé de la plupart de ses attributions au ministère ; à ses demandes d’explication, il ne recevait pas de réponse.

Le 28 janvier 1951, alors qu’il circulait seul en automobile, il fut coincé par une voiture de police et brutalement embarqué. C’était le début d’un emprisonnement à l’isolement absolu dans la prison de Ruzyn qui devait durer vingt-sept mois, jusqu’au procès de novembre 1952 et au-delà. Sa maison fut perquisitionnée, en la présence effarée et furieuse de Lise et sa famille qui restaient sans aucune nouvelle.

Les détails des procédés qui amenèrent London à se dépouiller de toute dignité et à signer les accusations les plus absurdes portées contre lui par ses « référents » tchécoslovaques, soutenus par des conseillers soviétiques, sont explicités dans L’Aveu. Outre la privation des soins de base, du confort le plus élémentaire, de nourriture et de boisson parfois, les brutalités physiques et les imprécations verbales, les menaces contre sa famille, le pire était la privation de sommeil, avec cette obligation de marcher sans répit dans sa cellule, de rester debout avec une lumière violente braquée sur lui pendant les interrogatoires qui se prolongeaient pendant des heures, des nuits et des jours, les juges d’instruction se relayant : « la chaîne… ce supplice infernal qui vide l’homme de toute pensée, ne faisant de lui qu’un animal dominé par son instinct de conservation. » (L’Aveu, p. 112). D’abord, on tenta de faire de lui le chef d’un réseau de conspirateurs trotskistes puis titistes ramifié parmi les anciens d’Espagne ou de déportation. Puis, après l’arrestation de Slansky et Geminder en novembre 1951, il devint un comparse dans un montage criminel et conspiratif où ceux-ci tenaient les rôles principaux. On brandissait principalement à charge contre lui ses relations avec l’Américain Noël Field, désormais enfermé en Hongrie et déjà mis en cause dans le procès Rajk, ou le Britannique Koni Zilliacus, un de ces anciens « compagnons de route » désormais accablé de toutes les vilenies, pour en faire un espion à la solde des Américains, des Français, voire de la Gestapo. 0n l’accusait de collusion avec les autorités nazies du camp de Mauthausen en se basant sur le fait qu’il avait survécu. Deux dirigeants du PCF, Jacques Duclos et Raymond Guyot, étaient aussi mis en cause pendant les premiers interrogatoires.

D’abord bien décidé à tout nier et réfuter, London, comme tous ceux qui subissaient un sort analogue, broyés par leur propre parti et leurs camarades, s’abandonna progressivement à la volonté de ses accusateurs à partir de juillet 1951, tout en protestant contre telle ou telle accusation ou formulation plus ignominieuse que d’autres, qu’il finissait pourtant par signer. On le contraignit à apprendre par cœur les dizaines de pages du procès verbal et les répliques qu’il aurait à prononcer publiquement au procès. Après qu’ils eurent été un peu requinqués au préalable, quatorze hommes résignés furent exhibés lors de cette parodie. Ses proches, Lise London, Pierre Daix, effarés, l’entendirent alors à la radio avouer tous les crimes dont on l’accusait et accabler ses coaccusés qui tous en faisaient autant. Après une semaine de débats truqués, onze furent condamnés à mort le 27 novembre 1952, pendus et incinérés trois jours après ; lui et deux autres furent condamnés à la perpétuité. La plupart avaient été présentés avec de claires allusions antisémites.

Aucune raison irréfutable n’a pu être avancée comme motif de sa survie. Le plus probable, le concernant, serait une intervention personnelle de Maurice Thorez auprès de Staline, d’après un témoignage tardif d’Auguste Lecœur. D’autres procès devaient suivre dans le pays, en 1953 et 1954, touchant d’autres cadres ou militants en position moins élevée.

Lise London avait déjà été chassée de son beau logement dès le mois de juin 1951, et de son emploi à la radio tchécoslovaque où elle animait l’émission en langue française. Elle n’avait pu trouver un travail d’ouvrière que par la grâce d’un directeur d’usine compatissant. Sa fille fut chassée de son école et obligée de suivre une formation professionnelle accélérée. Tous les anciens amis se détournaient d’eux. La foi de Lise en son mari vacilla après qu’elle eut entendu ses aveux au procès. Elle écrivit au secrétariat du PC tchécoslovaque qu’elle le reniait et souhaitait divorcer. En France, Raymond Guyot, qui s’était procuré un exemplaire de sa lettre, en lut de longs passages dans le tumulte de l’Assemblée nationale à la séance du 13 décembre, devant des députés scandalisés par la crédulité ou la duplicité des communistes.

Le destin commença à s’infléchir avec la mort de Staline, immédiatement suivie par celle de Gottwald, en mars 1953. Aux obsèques du président tchécoslovaque, Raymond Guyot, par une sorte de défi, avait été placé en tête de la délégation du PCF. Il rentra furieux de n’avoir pu rencontrer sa belle-sœur, ses beaux-parents et ses neveux et nièce à qui il avait prévu de porter des friandises et des paroles de réconfort. Lise aussi fut consternée, mais peu après, le 8 avril, elle fut autorisée à visiter son mari en prison avec ses enfants. Grâce à un stratagème mis au point avec sa fille, elle put s’entretenir avec Artur qui lui révéla la vérité en quelques phrases. Désormais, elle ne douta plus de son innocence. Mais il lui fallut encore presque une année pour faire évoluer la situation, grâce à deux nouvelles circonstances. Au cours de deux autres visites, Artur London parvint à lui glisser dans des sachets de papier à cigarettes le récit de ce qu’il avait enduré, rédigé d’une écriture minuscule sur les minces feuillets à fumer. Lorsque sa sœur Fernande vint enfin lui rendre visite et à ses parents au cours du mois de février 1954, elle fut d’abord horrifiée par les conditions de vie misérables de la famille confinée dans une maison glacée, puis elle entendit incrédule le récit qui innocentait son beau-frère. Rentrée à Paris, elle rendit compte à Guyot qui se mit alors en devoir, avec le soutien de Thorez mais dans l’ignorance du reste du PCF, de tout faire pour rapatrier en France la famille Ricol-London. Les démarches finirent par aboutir au mois d’octobre 1954. Lise put alors tout expliquer en détail à son beau-frère, en appuyant ses dires sur les minces documents qu’elle avait réussi à faire venir discrètement. Libéré de la menace de chantage contre sa famille, London, qui avait été transféré en mai à la prison-forteresse de Léopoldov en Slovaquie, se rétracta de ses aveux.

À la fin du mois de décembre 1954 survint un nouveau coup de théâtre. Noël Field, détenu au secret en Hongrie depuis cinq années, était déchargé des accusations portées contre lui, libéré et réhabilité. Plus rien ne tenait alors des accusations montées contre London et ses coaccusés à Prague, et Lise demanda officiellement la révision du procès de son mari. Réadmise comme membre du PCF, elle revint s’installer à Prague au mois de juin 1955, logée à l’hôtel par les autorités, appuyée par son beau-frère Guyot qui faisait plusieurs fois dans l’année la navette entre les deux capitales. Le 20 juillet, premier progrès, il n’était pas encore question de révision, mais London était libéré de sa prison pour être soigné en résidence surveillée dans un sanatorium. Il lui fut alors demandé de rédiger deux rapports récapitulatifs de son passé pour se réhabiliter aux yeux du PCT ; c’est une de ces lettres que Karol Bartosek devait trouver aux archives de Prague au début des années 1990. Enfin, Artur London, son verdict cassé, fut libéré le 7 février 1956, à quelques jours du 20e congrès du PCUS qui ravivait ses espoirs de réhabilitation complète, d’autant que la Hongrie prononçait peu après celle de son propre martyr Laszlo Rajk. En attendant, la famille London réunifiée se réinstallait à Prague, les deux garçons purent y poursuivre leur scolarité, Lise trouva un emploi à la Fédération syndicale mondiale. Ils purent à nouveau rencontrer des visiteurs français, parmi lesquels le journaliste communiste André Wurmser* qui rédigea un article de réhabilitation tout en ménageant le régime et ses errements passés. Au cours de l’été, les London bénéficièrent d’un long séjour de vacances et cure balnéaire en Bulgarie.

La mort de son beau-père Ricol permit à London d’obtenir grâce à Léon Feix son premier visa pour la France, trois jours, à l’occasion des obsèques, en mai 1959. Malgré les conseils de Guyot qui lui conseillait de rester, il rentra ensuite à Prague, où il avait été réadmis au PCT, et où il ne voulait pas apparaître comme un transfuge. Par l’intermédiaire d’un ami qui travaillait au ministère de l’intérieur, il put passer l’hiver à se soigner à Biot (Alpes-Maritimes), mais les années suivantes et jusqu’en 1963, la France lui refusa les visas pour d’autres séjours, et il opta pour l’Italie qui se montrait plus accueillante. Il travaillait alors à son livre sur la guerre d’Espagne, où il avait à cœur de mettre en lumière le rôle des Brigades internationales et de ses combattants tchécoslovaques, tellement malmenés aux cours des procès de l’époque stalinienne. Le livre parut en 1963 en Tchécoslovaquie, alors que lui-même et certains autres condamnés de son procès obtenaient une révision partielle.

Il put revenir en France en novembre 1963, cette fois par l’entremise de l’Amicale des Anciens de Mauthausen. Le 5 novembre, Thorez reçut le couple London à déjeuner, et au cours de l’hiver suivant, accompagné de Guyot, il alla visiter « Gérard London » à Callian, dans l’arrière-pays varois. Les relations semblaient alors au mieux entre les trois hommes, mais le PCF maintenait le silence sur les mésaventures du Tchécoslovaque, et d’après Lise, Thorez se montrait plus méfiant que pendant les années précédentes. Elle était alors rentrée à Prague, mais en 1964, la famille London s’établit pour de bon à Paris, dans un logement HLM du boulevard Soult près de la porte de Vincennes, à l’exception de Gérard junior qui terminait à Prague ses études de médecine. Pierre Daix s’entretint longuement avec son ancien compagnon de déportation au printemps 1965 à Biot, et l’année suivante, il devenait son gendre en épousant Françoise. London hésitait alors à rédiger le témoignage de son calvaire, craignant « un nouveau déchaînement de la guerre idéologique à son encontre » tant du côté du PCF que du PCT (Pierre Daix, Tout mon temps, p. 423), ou qu’on ne l’assimile à Viktor Kravchenko, le premier dissident à avoir pu passer à l’ouest après une détention en URSS, au plus fort de la Guerre froide, mais qui avait renié son passé communiste en écrivant un témoignage qui avait fait scandale.

L’arrivée au pouvoir d’Alexandre Dubcek en Tchécoslovaquie et le début du Printemps de Prague en 1968 décidèrent Artur et Lise London à se lancer dans la rédaction de l’Aveu. Le livre avait eu le temps de mûrir dans leurs pensées, ils avaient le support des documents ramenés de Prague par Lise, et la rédaction fut achevée en cinq mois. Début août, honoré par l’Ordre de la République tchécoslovaque décerné à London le 1er mai, le couple se rendait en Tchécoslovaquie pour y lancer l’édition. Ils arrivèrent la veille de l’intervention militaire soviétique du 21 août, et ils purent s’enfuir de justesse pour échapper à l’écrasement du régime dans lequel ils voyaient l’espoir de régénérescence de leur idéal communiste, le « socialisme à visage humain ». L’Aveu circula pourtant à quelques milliers exemplaires à partir d’avril 1969, confidentiellement. En France, par contre, sa sortie en novembre 1968 chez Gallimard constitua un événement éditorial et remporta un énorme succès, y compris chez un grand nombre de militants communistes, dont le parti s’abstint de toute critique désobligeante, après avoir désapprouvé l’intervention militaire en Tchécoslovaquie.

Cependant, avec la publicité qui l’entourait désormais, Artur London se retrouvait en ligne de mire, et une véritable « affaire London » commençait dans le contexte de la « normalisation » imposée en Tchécoslovaquie par Leonid Brejnev par l’intermédiaire de Gustav Husak, et l’étouffement de la « désapprobation » décidée au PCF par l’équipe de Georges Marchais*. Après la sortie en 1970 du film que Constantin Costa-Gavras tirait du livre, avec les deux acteurs-cultes et anciens compagnons de route du PCF Yves Montand* et Simone Signoret* dans les rôles d’Artur et Lise London, l’impact de l’œuvre fut décuplé et sonnait comme une charge accablante contre le passé stalinien du PCF. La photo de Montand la corde au cou, revêtu des terribles lunettes noires pendant les interrogatoires, s’affichait dans les rues, puis dans les librairies en couverture de la version livre de poche, comme le symbole des régimes répressifs d’Europe de l’Est.

En France, rejoint par de nombreux intellectuels communistes ou non, London fondait et présidait un Comité de défense des libertés en Tchécoslovaquie, qui soulevait chez Marchais une irritation qu’il manifestait parfois en imprécations. En septembre 1970, le bureau politique « s’[efforçait] d’obtenir que London continue à refuser de participer à certaines manifestations organisées par des éléments qui agissent contre notre parti et le mouvement communiste international ».

Dans son pays d’origine, il était non seulement exclu à nouveau de son parti en avril 1970, mais déchu de sa nationalité en août. En réaction, la France de Georges Pompidou et Jacques Chaban-Delmas lui accordait la naturalisation en février 1971. En Tchécoslovaquie encore, une insidieuse campagne de presse ranimait contre London certaines des accusations proférées lors du procès, et le PCF, en la personne de son beau-frère Guyot, alors responsable de la section internationale de son parti, s’en trouvait éclaboussé, à tel point qu’il fut chargé d’expliquer en détail les dissensions entre les deux « partis-frères » devant le CC réuni en octobre 1970. Les tensions s’apaisèrent un peu, y compris au congrès de mai 1971, du PC tchécoslovaque où l’apparatchik français fut envoyé pour conduire la délégation du PCF, prononcer une déclaration parfaitement édulcorée, et avaler à son retour des couleuvres émanant des bords les plus opposés. Entre les deux beaux-frères et leurs familles, les relations restaient affectueuses, mais un peu plus distantes dans ce climat tendu et incertain.

En décembre 1976, London reparut à la une de l’actualité avec la projection du film à la télévision dans la célèbre émission Les Dossiers de l’écran. Il était invité au débat qui suivait la projection du film, avec Jiri Pelikan, son ami dissident tchèque qui partageait ses idées, et quelques autres, mais le producteur insistait pour la présence d’un représentant du PCF, ce que Lise répercuta à Guyot jusqu’à ce que Jean Kanapa, son successeur à la section internationale et le plus proche conseiller de Georges Marchais fut dépêché pour ce délicat exercice. Il s’en sortit en admettant la véracité du film et du témoignage, mais en plaidant sa propre ignorance et celle de ses camarades de l’époque quant à la mise en œuvre de ces monstrueux procédés. Des déclarations qui soulevèrent encore bien des controverses sur la nature des régimes se réclamant du socialisme et sur la sincérité des militants communistes, mais pour les London, la partie était gagnée, d’autant qu’ils ne manquaient pas de rappeler leur fidélité aux idéaux qui avaient motivé leur engagement de jeunesse.

Une nouvelle polémique, qui se conclut sur le terrain judiciaire, s’éleva en 1986 lors du décès de Raymond Guyot. L’historien Philippe Robrieux* prétendait dans l’article nécrologique publié par Le Monde que le jeune Gérard, neuf ans à l’époque du procès, avait été utilisé pour témoigner contre son père. Artur London était alors trop malade pour réagir, mais son fils répondit, suscitant un dépôt de plainte de l’historien qui demandait que le journal lui ouvrît encore ses colonnes. Le tribunal vit s’affronter témoins et historiens avant de donner raison à la famille London. Quelques mois après son beau-frère, Artur London s’éteignit à son domicile du 12e arrondissement parisien en octobre de la même année, non pas des suites de la tuberculose qui l’avait handicapé dans le passé, mais d’une maladie neurologique due aux sévices subis, qui l’avait rendu progressivement invalide en affectant sa vue et sa motricité. Jusqu’au bout, il avait pensé que le communisme serait réformable. L’Humanité publia un article lors du décès, avec la lettre d’hommage que Marchais adressait à Lise, dans une tonalité élogieuse comparable à celle des autres journaux.

Une nouvelle controverse devait encore s’élever post mortem contre cette personnalité emblématique lorsque Karel Bartosek pouvait après la chute du régime communiste accéder aux archives de son pays d’origine. L’historien tchèque installé en France exhuma les documents concernant London, sur lesquels il basa son livre publié en 1996. Il écrivait avoir éprouvé de l’estime pour London jusque là, mais l’accusait désormais d’avoir sciemment menti sur certains épisodes de sa carrière de serviteur du système communiste, ou de les avoir tus ou édulcorés. Il soutenait que le militant avait été victime de procédés qu’il avait lui-même efficacement contribué à mettre en place, et il insinuait que son rapport de 1955 avait été rédigé au profit des autorités soviétiques khrouchtchéviennes, et que son livre L’Aveu, compte tenu de la promptitude de sa rédaction et des circonstances de sa sortie, avait pu être commandité par le parti communiste. Jacques Amalric reprenait sa thèse dans un article du quotidien Libération. Un âpre débat s’ensuivit, où Alexandre Adler, notamment, prenait position dans Le Monde en faveur des London, « symboles indestructibles de l’authentique passion communiste », en soulignant que « c’est la marque des grandes œuvres, et le signe de la renommée méritée par leurs auteurs, que de susciter de longues polémiques ». Furieuse contre Bartosek et Amalric, Lise London obtenait des excuses du journaliste, un débat avec l’historien et son confrère Stéphane Courtois, et publiait en réaction, sous le nom de feu son mari, un petit ouvrage justificatif qu’elle intitulait Aux sources de « l’Aveu », avec l’intégralité et des photos du texte qu’il lui avait glissé en 1954 sur sept feuilles de papier à cigarette.

Une dernière œuvre rendait hommage aux London en 2004, un documentaire télévisé intitulé Lise et Artur, un couple en Résistance(s), qui recueillait d’excellentes critiques. Jusqu’à un âge avancé, Lise London, qui avait réadhéré un temps au PCF, continuait à intervenir avec passion par ses témoignages. À propos d’Artur, elle aimait à répéter la phrase attribuée à Chris Marker dans la bande annonce du film L’Aveu : « C’est le drame d’un communiste pris au piège de sa fidélité, qui a su dénoncer le piège sans renier sa fidélité ». Sa mort en mars 2012 ravivait encore quelques bribes de ces polémiques passées. Elle fut inhumée au cimetière d’Ivry, dans la tombe où reposaient déjà ses parents et le compagnon de sa vie et de ses combats.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article140465, notice LONDON Artur [pseudonyme : Gérard Elberfeld] Version longue par Marc Giovaninetti, version mise en ligne le 3 mai 2012, dernière modification le 20 avril 2021.

Par Marc Giovaninetti

ŒUVRE : L’Aveu. Dans l’engrenage du procès de Prague, Gallimard, Paris, 1969 (plusieurs autres éditions ; en livre de poche chez Folio). — Aux sources de L’Aveu, Gallimard, 1997. — Espagne…, Tribord, 2003 (éd. française, préface d’Artur London, 1977, postface de Pierre Daix, 2003, première édition en tchèque, 1963).

SOURCES : RGASPI (Moscou), 495/272/3157, dossier personnel d’Artur London. — Archives nationales (Fontainebleau), 19820605-20-84/10 sous-dossier Artur London dans le dossier Raymond Guyot ; (CARAN) fonds Maurice Thorez, 626 AP 227 et 229, agenda et journal. — Archives du PCF : BP du 17 septembre 1970 ; CC d’octobre 1970 ; fonds Raymond Guyot, 283 J 31, Tchécoslovaquie, 283 J 71, suites de l’intervention soviétique ; fonds Francis Cohen, boîte 218, articles et courriers sur la controverse de 1996. — Notes de Daniel Grason sur la section de Paris du Tribunal d’Etat, juillet 1943, aux Archives de la Préfecture de Police. — France nouvelle, n° 364, 6 décembre 1952, « Les crimes de la bande Slansky, Clémentis et Cie » (3 pages). — Démocratie nouvelle, juillet 1956, André Wurmser, « Devant nos camarades réhabilités ». — Combat, 1er septembre 1970, révélations d’Auguste Lecœur. — Le Monde, 2 septembre 1970, idem ; Artur London, Alexandre Adler, Antoine Spire, « La liberté vaincra », 6 janvier 1983 ; 19 avril 1986, Philippe Robrieux, « La mort de Raymond Guyot », 30 avril, réponse de Gérard London, 11 juillet, épilogue judiciaire ; 9-10 novembre 1986, article nécrologique ; 21 novembre 1986, Ivo Fleischmann (traducteur en tchèque de L’Aveu), « London, héros et victime » ; Alexandre Adler, « L’histoire à l’estomac », 15 novembre 1996. — Le Figaro, 16 décembre 1976, Raymond Aron « L’aveu et le mensonge », et entretien avec Yves Montand ; 7 novembre 1996, interview de Robert Hue par Josseline Abonneau, « Les suites de l’“affaire des archives” ». — L’Humanité, 10 novembre 1986, article nécrologique et lettre de condoléances de Georges Marchais ; 7 novembre 1996, « Artur et Lise London : des agents de Moscou ? », 16 novembre 1996, « Les bévues de Karel Bartosek ». — Libération, 6 novembre 1996, Jacques Amalric, « L’Aveu de London, c’était du roman, d’après Karel Bartosek ». — Regards, n° 23, avril 1997, « Aux sources de la mémoire », entretien de Myriam Barbera avec Lise, Gérard et Michel London. — Vladimir Claude Fisera, notice biographique de L’Encyclopaedia universalis. — Nathalie Viet-Depaule, notice « Lise London » dans le CDrom Dictionnaire biographique des kominterniens, Editions de l’Atelier, 2010. — Eugen Löbl, Procès à Prague. Un survivant du procès Slansky parle…, Stock, 1969. — Pierre Daix, J’ai cru au matin, Robert Laffont, 1976 ; Tout mon temps, révisions de ma mémoire, Fayard, 2001. — Louis Gronowski-Brunot, Le dernier grand soir, Seuil, 1980. — Paul Thorez, Les Enfants modèles, Lieu commun, 1982. — Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Robert Laffont, 1991. — Jean Chaintron, Le vent soufflait devant ma porte, Seuil, 1993. — Lise London, La Mégère de la rue Daguerre. Souvenirs de Résistance, Seuil, 1995 ; Le Printemps des camarades, Seuil, 1996. — Annie Kriegel, Les grands procès dans les systèmes communistes, Gallimard, 1972. — Karel Kaplan, Dans les archives du comité central. 30 ans de secrets du Bloc soviétique, Albin Michel, 1978 ; Procès politiques à Prague, Éd. Complexe, 1980. – Stéphane Courtois, Denis Peschanski, Adam Rayski, Le Sang de l’étranger. Les Immigrés de la MOI dans la Résistance, Fayard, 1989. — Karel Bartosek, Les Aveux des archives. Prague-Paris-Prague, 1948-1958, Seuil, 1996. — Rémi Skoutelsky, L’espoir guidait leurs pas. Les volontaires français dans les Brigades internationales, 1936-1939, Grasset, 1998. — Les Dossiers de l’écran, film et débat télévisé, Antenne 2, 14 décembre 1976. — Laurent Chollet et Serge Le Péron, Lise et Artur, un couple en Résistance, documentaire télévisé, France 2, 2004. — Entretiens avec Fred Bicocchi (journaliste à Prague en 1955-1956), 2006, avec Fernande Guyot, 2001-2006, avec Lise London, 2001-2007.

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