MANDROU Robert, Louis, René

Par Jean Lecuir

Né le 31 janvier 1921 à Paris (XXe arr.), mort le 25 mars 1984 à Paris (XIVe arr.) ; professeur agrégé d’histoire, secrétaire de rédaction des Annales (1954-1962), directeur d’études à l’EPHE puis à l’EHESS, professeur à l’université Paris-X-Nanterre ; adhérent du SNESup (FEN), de la Ligue des droits de l’Homme, membre du club Jean-Moulin.

Robert Mandrou
Robert Mandrou

Fils d’un cheminot CGT, qui fut de la « Résistance Fer », et d’une mère couturière, Robert Mandrou était fier de ses origines populaires et fidèle au Front populaire qui marqua son adolescence. Boursier à Saint-Étienne, il entra en khâgne à Lyon, qu’il dut quitter fin 1942 pour les Chantiers de Jeunesse, d’où il fut envoyé au STO dans une usine du Brunswick fabriquant des bombes. Repéré pour sa résistance passive, il fut transféré comme bûcheron dans un camp de la forêt du Harz. La défaite, l’abandon de ses études, le « travail contraint en pays ennemi » le marquèrent durablement : pratique intime de la langue et de la culture allemande, attachement à l’Europe centrale, commentaires passionnés de L’étrange défaite de Marc Bloch, respect de cet homme de gauche pour le général de Gaulle.

À son retour en mai 1945, il reprit ses études tout en étant maître d’internat, puis adjoint d’enseignement. Après son succès à l’agrégation d’histoire en 1950 (3e derrière Maurice Agulhon et Pierre Jeannin et devant Jacques Le Goff et Alain Touraine), il fut affecté au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, puis au lycée Voltaire à Paris. Une attaque de tuberculose en 1955 l’obligea à arrêter son enseignement pendant un an. Il noua des relations amicales avec Lucien Febvre, qui lui confia le secrétariat de rédaction des Annales.

Au décès de son maître, Robert Mandrou devint directeur d’études à l’EHESS. Il y milita pour une histoire des sensibilités et des mentalités, en rédigeant à titre de manifeste, son Introduction à la France Moderne. Essai de psychologie historique (1961) qui aurait dû être cosigné Febvre-Mandrou. Ce livre entraîna son éviction des Annales par Fernand Braudel et le condamna à une relative solitude. Il y défendit une histoire qui explique comment les sociétés transforment leurs sensibilités collectives, leurs systèmes de mythes et de valeurs, leurs conceptions du monde, et donc leur psychologie. Ses deux thèses illustrent cette préoccupation méthodologique : l’analyse des comportements socio-économiques des Fugger en tant que propriétaires fonciers de Souabe (1560-1618) ; la description du changement radical de la jurisprudence à l’égard de la sorcellerie dans Magistrats et sorciers, manifestation du « développement d’une mentalité rationaliste nouvelle ». La maladie l’empêcha de mener à bien l’exploration de deux autres mutations mentales : l’élaboration des mythologies nationales au XVIIe siècle et « Port-Royal : la logique ou l’art de penser ». Ce « fils spirituel » de Lucien Febvre ne le dissociait jamais de Marc Bloch, quand il évoquait les Annales « première manière ».

Comme eux, il partageait le souci d’ancrer la recherche historique dans le rapport au présent. Son intérêt pour les procès de sorcellerie du XVIIe siècle était en résonance avec les procès staliniens ou le maccarthysme. Parce que l’histoire est aussi un moyen de réfléchir sur le présent, Robert Mandrou voulait que la culture historique soit partagée par le plus grand nombre sans jargon, ni pédantisme. D’où son exigence d’une écriture dans une langue compréhensible de tous ; d’où ce livre qu’il signa avec Georges Duby en 1958, l’Histoire de la civilisation française, classique, constamment réédité et actualisé, en France et à l’étranger ; d’où son intérêt précoce pour des outils de communication de masse comme le livre de poche, le cinéma ou la télévision. Universitaire, il conserva toujours des liens avec les autres ordres d’enseignement pour réfléchir à l’enseignement de l’histoire, trouvant le temps de participer à la réflexion du groupe « Enseignement 70 ». Il fut une des chevilles ouvrières du colloque de Sèvres, en décembre 1968, sur les « finalités de l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de l’instruction civique dans l’enseignement secondaire ». Militant d’une Clio novatrice, il initia la reconstitution de la sensibilité et des comportements des « gens privés d’histoire », pour donner la parole au « Peuple » au sens où l’entendait Michelet. Ce dévoreur d’archives utilisa pour cela des sources nouvelles comme la Bibliothèque bleue de Troyes, les procédures judiciaires, les statistiques de consommation ou les révoltes populaires du XVIIe siècle.

Bon connaisseur de Marx, de Gramsci, de Lucien Goldmann, Robert Mandrou, a préfacé des classiques du marxisme dans la collection « 10 -18 », et publié à Florence un Classes et luttes de classes en France au début du XVIIe siècle. Il n’était pas marxiste, mais il tenait à dialoguer avec une pensée qui dominait son temps. Attentif à préciser l’usage des concepts et à saisir les prises de conscience au sein des événements, il mettait en valeur la complexité des conflits sociaux, les variations d’intensité des consciences de classe ou encore les échanges culturels entre groupes sociaux.

Lui-même s’inséra dans les combats de son temps. Homme de gauche et laïque convaincu, il n’était pas sectaire, comme en témoigne, entre autres, sa collaboration avec Philippe Ariès, homme d’un autre univers idéologique. Solidaire du mouvement de décolonisation, il milita à la FEN et au SNESup, à la Ligue des droits de l’Homme, à la Fédération des groupements unis de la nouvelle gauche en 1955, et à « Démocratie et université », mouvement associé au parti socialiste. Au Club Jean-Moulin (1961-1969), il anima un groupe de travail sur la réforme du système éducatif français. Il en rendit publiques les conclusions, sous le pseudonyme de Jacques-Jean Robert : Un plan pour l’Université. Du primaire au supérieur.

1968 est l’année où s’exprime le mieux la richesse de la personnalité de Robert Mandrou. Il avait immédiatement perçu l’importance du « printemps de Prague » et l’espoir d’un « socialisme à visage humain ». Il vibra à l’unisson de ses amis historiens pragois devant l’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du pacte de Varsovie et assura la publication en France de la « première documentation complète, de l’entrée des troupes aux accords de Moscou » sous le titre Les sept jours à Prague. Lorsque surgit la contestation étudiante de mai 1968, il l’accueillit comme un événement social qu’un historien devait vivre à fond. Comprendre ce présent permettait de mieux saisir par analogie et différence le passé auquel il se consacrait. Mais, plus encore, il avait le souci d’assurer une présence et un dialogue avec les étudiants : il ne fut pas de ceux qui désertèrent. Dans les commissions et assemblées générales, à l’EPHESS, ou à la Sorbonne, il n’hésitait pas à intervenir, même à contre-courant, voulant conduire ses auditeurs à prendre en compte l’ensemble de la société française, les hésitations de l’opinion, l’ampleur inégalée et l’autonomie du mouvement de grève salariale, comme le contexte international. Il chercha aussi à éviter les dérapages dangereux en aidant les étudiants à faire évacuer la Sorbonne par les « Katangais ». Historien, il rassembla au jour le jour tracts, journaux, fiches, aujourd’hui dans ses archives. En septembre, il convia à Cerisy-la-Salle les participants de son séminaire à appliquer la méthode historique pour mieux lire les voies de l’histoire immédiate, en réfléchissant ensemble sur le mouvement social, ses mécanismes, les prises de conscience et les illusions, les suites possibles. 1968 est aussi l’année de sa soutenance de thèse, reportée du printemps à l’automne.

Peu auparavant, Robert Mandrou avait décidé d’entrer à l’Université, d’ « aller au feu », vers ces auditoires plus vastes que celui de son séminaire, ces foules étudiantes passionnées. Il choisit la récente université de Paris X-Nanterre, d’où était parti le « mouvement de Mai », pour apporter sa pierre à la mutation de l’Université française. Or les années 1968-1976 y furent agitées. Au moindre incident, les heurts violents devenaient réalité : Robert Mandrou était toujours rapidement sur les lieux pour s’interposer et essayer de ramener à la raison. Il montrait courage physique et capacité de dialogue avec des étudiants et avait acquis rapidement une réelle autorité morale auprès des étudiants et des assistants et maîtres assistants. Il assuma les responsabilités de gestion de l’université, au conseil de l’UER, dans les commissions, ou au conseil scientifique de l’université. Il était l’un des vice-présidents mandatés pour prendre les décisions de maintien de l’ordre en cas de crise. Chargé de la recherche, il refusait que Paris-X soit une université de seconde zone. Lorsqu’en 1976 une partie des juristes voulurent faire « sécession » pour aller à Paris V, c’est lui qui réussit à préserver la pluridisciplinarité de l’université. Robert Mandrou voulait donner aux étudiants des repères sur une culture européenne, dont il déplorait les défaillances dans l’Université française. Le Français était en lui indissociable de l’Européen largement ouvert à l’est du continent, faisant réfléchir ses étudiants au rôle des intellectuels dans une société, à leur fonction de recherche de vérité. Toujours soucieux de méthode et de précision dans l’expression, agacé par les marxismes qui circulaient alors, il inaugura, dès 1970, un enseignement de « méthodologie historique », associé à des séances de travaux pratiques portant sur des textes significatifs de l’historiographie, les concepts utilisés par les historiens et les rapports de l’histoire avec les autres disciplines.

Il poursuivait parallèlement son séminaire hebdomadaire à l’EHESS. L’année se clôturait par un séminaire de quelques jours d’abord au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, ensuite à Azay-le-Rideau et à Troyes.

Universitaire reconnu, il a parcouru le monde, nouant des relations régulières avec le Québec et l’Europe centrale. Se sachant malade, il se consacra à son dernier engagement : créer une Mission historique française en Allemagne, pour développer la recherche française sur la civilisation germanique et tisser des liens entre chercheurs des deux pays, dans la perspective d’ « une interprétation globale du devenir européen ». Il mit en place cette Mission auprès de l’Institut Max-Planck, à Göttingen, en octobre 1977, dernière réalisation, avant de prendre une retraite anticipée en octobre 1981.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article140503, notice MANDROU Robert, Louis, René par Jean Lecuir, version mise en ligne le 6 mai 2012, dernière modification le 29 avril 2021.

Par Jean Lecuir

Robert Mandrou
Robert Mandrou

ŒUVRE : Histoire de la civilisation française (avec Georges Duby), Paris, 1958 (nombreuses rééditions) ; Introduction à la France Moderne, Paris, 1961 (rééditions) ; édition de la traduction française de B. Porchnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris, 1963 ; De la culture populaire en France aux XVIIe et XVIIIe siècle, Paris, 1964 ; Classes et luttes de classes en France au début du XVIIe siècle, Florence, 1965 ; La France des XVIIe et XVIIIe siècles, « Nouvelle Clio », Paris, 1967 (rééditions) ; Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Paris, 1968 ; Les Fugger, propriétaires fonciers en Souabe à la fin du XVIe siècle, Paris, 1969 ; Les sept jours de Prague, 21-27 août 1968. Première documentation complète de l’entrée des troupes aux accords de Moscou, Paris, 1969 ; « Histoire : 1. Statut scientifique de l’histoire ; 5. L’histoire des mentalités. », Encyclopaedia Universalis, t. 8, 1970, p. 424-429 et p. 436-438. ; Louis XIV en son temps, « Peuples et civilisations », Paris, 1973 ; Des humanistes aux hommes de science (XVIe et XVIIe siècles), Paris, 1973 ; L’Europe absolutiste. Raison et raison d’État, Paris, 1978 (publié d’abord en allemand en 1976) ; Chronique discontinue de la fronde, 1648-1652, Abraham de Wicquefort. Choix de textes, Paris, 1978 ; Possession et sorcellerie au XVIIe siècle : textes inédits, Paris, 1979. Directeur, avec Philippe Ariès, de la Collection « Civilisations et mentalités » et pilote des publications historiques de poche « 10 -18 » chez Plon.

SOURCES : Arch. EHESS, dossier personnel 103 EHE 18. — Arch. Nat., Fonds Robert Mandrou (A.N. AB XIX 4420-4478) ; l’inventaire comprend une présentation de Brigitte Mazon, Philippe Joutard, Jean Lecuir, « Robert Mandrou. L’itinéraire d’un historien européen du XXe siècle » (p. 9-20) et, « Bibliographie » établie par Françoise Parent-Lardeur (p. 21-31), dans Mélanges Robert Mandrou. Histoire sociale, sensibilités collectives et mentalités, Paris, 1985, 580 p. – Hervé Kempf, « Robert Mandrou » (p.585-586), dans 1985 Universalia. Les événements, les hommes et les problèmes en 1984 de l’Encyclopaedia Universalis. — « En hommage à Robert Mandrou », N° 18-19 des Cahiers du centre de recherches historiques, avril-octobre 1997, 219 p. – Jean Lecuir, « Robert Mandrou : Genèse de l’Introduction à la France Moderne » (p. 421-468) et « Documents autour de l’Introduction à la France moderne » (p. 546-640) dans le dossier « Postface » à la réédition de 1998 de Robert Mandrou, Introduction à la France moderne, Paris, Albin Michel, 1998, 650 p.

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