BERNARD Pierre, Raymond (FO)

Par Eric Panthou

Né le 20 janvier 1903 à Saint-Claude (Jura), mort le 8 mars 1986 à Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais) ; ingénieur ; salarié Michelin ; membre du PSOP ; condamné politique d’octobre 1939 à octobre 1941 ; résistant dans le groupe L’Insurgé ; déporté à Dachau ; syndicaliste CGT puis Force ouvrière (FO) parmi les ingénieurs et cadres de la métallurgie.

Fils d’Amédée, Marcel, négociant, et de Marcelline Poux, femme au foyer. Pierre Bernard s’était marié une première fois le 22 mai 1924 à Paris (XIII° arr.) avec Marguerite Manse, artiste-peintre, dessinatrice avec laquelle il eut un fils et une fille, puis le 17 décembre 1932 à Magny-les-Hameaux (Seine-et-Oise) avec Berthe, Hélène Lheureux. Le couple eut une fille, née en 1934.
Claude Bernard devint ingénieur. Salarié chez Michelin à Clermont-Ferrand, il fonda lors des grèves de l’été 1936 le syndicat des techniciens et employés d’industrie (Région du Centre). Les membres du syndicat présents dans les différentes entreprises furent directement affiliés à la fédération des techniciens CGT. Chez Michelin, ils créa une section mais refusa de rejoindre le syndicat d’industrie constitué de la section ouvrière et de la section des agents de maîtrise, technique et dessinateurs.
Influencés par les militants trotskystes, pivertistes et syndicalistes révolutionnaires, les dirigeants nationaux et locaux de la fédération des techniciens entretenaient des relations tendues avec la fraction de la CGT contrôlée par l’appareil du PCF, comme c’est le cas chez Michelin. Pierre Bernard était pivertiste, bientôt membre du Parti Socialiste Ouvrier et Paysan, fondé en 1938.

Il fut un témoin privilégié des bouleversements survenus en 1936 chez Michelin avec les premières grèves depuis 1920, les occupations et l’émergence d’une CGT jusque là clandestine qui passe en quelques mois de 200 à 7000 adhérents. De la création du syndicat jusqu’à ce qu’il soit arrêté en octobre 1939, Pierre Bernard déploie une activité militante importante. Il signa très régulièrement les communiqués du syndicat des techniciens. Il œuvra aussi à faire reconnaître son syndicat afin qu’il participe aux discussions avec le patronat sur la convention collective.

Pierre Bernard joua un rôle actif au sein de la direction de l’UD CGT jusqu’en 1939. Il participa au congrès confédéral de Nantes en novembre 1938. À la suite de la grève générale du 30 novembre 1938, qui fut pourtant un succès à Clermont-Ferrand grâce aux piquets de grève et à la discipline ouvrière, il émit des critiques sur l’opportunité de cette grève lancée par la direction nationale, jugeant que la base n’était pas prête, reprenant la position de Belin.
Dès 1936 et de façon de plus en plus nette jusqu’à la déclaration de guerre, de vives polémiques émaillèrent les relations entre Pierre Bernard et la section ouvrière CGT Michelin et le syndicat des produits chimique, ces derniers dénonçant les techniciens CGT et en particulier Bernard comme des aventuriers.

Selon Bernard, une dénonciation faite "anonymement", par un "militant stalinien" selon Bernard, lors d’une réunion de l’Union locale CGT serait à l’origine de la perquisition du local du syndicat des techniciens le 4 octobre 1939 puis à l’arrestation et l’incarcération de Pierre Bernard, deux jours plus tard. Dans une correspondance avec Albert Paraz en 1951 précise à ce propos : "Je ne suis plus chez Michelin depuis le 6 octobre 1939, date à laquelle mon bon patron, aidé de stalinos-flics, m’a fait foutre dedans et m’a vertueusement foutu dehors en même temps."
Il fut inculpé pour "reconstitution d’organisme de la IIIe Internationale" et incarcéré. À l’issue du procès, le 17 mai 1940, devant l’inanité évidente de l’accusation, le tribunal militaire le condamna à trois ans de prison parce que la brochure La Guerre menace, trouvée au local syndical, surestimait la puissance allemande et devait avoir pour but de saper le moral français.

Il fut incarcéré quelques mois à la prison de Clermont-Ferrand puis fut évacué en juin 1940 sur la vieille et “dégoûtante” prison municipale de Riom. Peu de temps après, il fut transféré à la Centrale de Riom. Il dénonça la mainmise des militants communistes sur les postes clés qui leur confèrent des avantages qui atténuaient la dureté des conditions d’emprisonnement. Il critiqua aussi leur absence de solidarité avec les emprisonnés non communistes et dénonce leurs "oscillements" suite au Pacte germano-soviétique.

Il travailla à un atelier de l’hiver 1940 au printemps 1941, la période la plus dure de son incarcération où il souffrit terriblement de malnutrition et du froid, passant de 98 à 48 kilos. Au printemps 1941, il réussit enfin à se faire admettre à l’infirmerie, pouvant se reposer, se réchauffer et lire, tout en continuant à côtoyer la mort autour de lui. Il revint avec une santé altérée.

Grâce à l’intervention d’amis à l’extérieur, il fut mis en liberté conditionnelle deux ans jours pour jour après son arrestation.

Dès son retour à Clermont-Ferrand le soir même, il reprit contact avec Raymond Perrier, secrétaire de l’UD CGT du Puy-de-Dôme qui, suivant les consignes de Jouhaux, avait maintenu l’activité de l’UD jusqu’à la mise en application de la Charte du Travail et ce tout en participant dès l’été 1941 à l’essor du réseau résistant Libération sud.
Il retrouva du travail en travaillant dans une radio à Clermont-Ferrand.
Pierre Bernard parvint à regrouper quelques anciens syndicalistes Michelin autour de lui, et c’est par hasard qu’il rencontra et bientôt sympathisa avec Gilles Martinet*, le futur secrétaire national du PSU et du PS, alors jeune journaliste ayant quitté le PCF en 1938. Ils constata qu’ils partageaient la même opinion sur le régime de Vichy mais aussi le même rejet de la soumission totale des dirigeants du PCF au Pacte germano-soviétique. Ensemble, sans doute courant 1942, ils décidèrent de publier un bulletin ronéotypé, le Bulletin ouvrier, diffusé dans le Puy-de-Dôme, l’Allier, la Haute-Loire et la Loire. Fin 1942, Martinet fut mis en relation avec un représentant du groupe l’Insurgé créé à Lyon par d’anciens du PSOP. Dès 1943, le groupe clermontois rejoignit le groupe, Pierre Bernard et plus encore Martinet devenant deux des principaux collaborateurs de l’Insurgé, son journal. Celui-ci se prononça pour une révolution prolétarienne, dénonçant ainsi ceux qui comme la direction du PCF, rejetaient ce mot d’ordre au nom du fait que selon eux la révolution ne pourrait se faire sans les classes moyennes et la paysannerie.
Ses membres attachaient une grande importance au travail syndical, diffusaient des tracts dans les usines et appelaient à la grève contre le STO. Plusieurs actions de résistance survenus dans la région de Clermont-Ferrand furent ainsi évoqués dans l’Insurgé et Le Peuple Syndicaliste fondé par les militants CGT et dans lequel Pierre Bernard écrivit plusieurs articles. Selon Gilles Martinet, l’Insurgé était diffusé à 600 exemplaires sur Clermont-Ferrand par le biais de trois groupes : celui de Bulletin ouvrier, les membres de Franc-Tireur et ceux du Mouvement Ouvrier Français, contactés par Pierre Bernard.

Outre son action au sein de l’Insurgé, Pierre Bernard déclara dans son dossier pour obtenir le titre de déporté avoir été membre du réseau de renseignement "Alibi" depuis juillet 1943. Et c’est pour son action au sein de ce groupe qu’il fut arrêté par la police allemande le 15 mai 1944 dans les locaux des Laboratoires Radioélectriques où il travaillait depuis sa sortie de prison. 17 autres employés et le patron Mario Nikis furent également arrêtés après avoir été dénoncés pour avoir fournis depuis 1943 les premiers postes émetteurs aux Mouvements Unis de la Résistance (MUR).

Pierre Bernard fut transféré le 15 juin au camp de Compiègne puis déporté le 2 juillet à Dachau. Il fut libéré le 30 avril 1945 puis rapatrié le 13 mai 1945 par Strasbourg.
Le 15 mai, il reprit son travail à la radio à Clermont-Ferrand afin de rejoindre Paris où il travailla dans la même entreprise. Il était ingénieur de recherches à l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (l’ONERA) en 1951.

Après-guerre, il écrit à Paraz qu’il avait trouvé les conditions d’internement plus dures à Riom qu’à Dachau, précisant : "Je me suis élevé, et je continue, contre les couillonnades visant à établir la culpabilité collective du peuple allemand. J’ai “résisté” non pas aux allemands, mais aux nazis, et je ne m’en suis jamais caché."

Après son arrivée à Paris, il devint le principal dirigeant, avec René Richard, du Syndicat national des ingénieurs et cadres de la Métallurgie – SNICM-CGT. Ce dernier opta très majoritairement, le 4 janvier 1948, en faveur de l’adhésion à FO. En tant que secrétaire du Syndicat, il est l’un des principaux initiateurs du congrès fondateur de la Confédération générale du Travail Force Ouvrière des 12 et 13 avril 1948. Il semble alors plutôt proche de l’Union des cercles d’études syndicalistes (UCES), l’un des 4 courants fondateurs de FO. L’UCES avait été impulsée par des cadres issus de la fédération des Ingénieurs et Techniciens, dissoute par la CGT en mars 1945. Ce courant se réclamant du syndicalisme révolutionnaire - Pierre Bernard écrivit dans La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte -, prôna la cogestion tout en manifestant son hostilité au courant dirigé par le PCF au sein de la CGT.
Pierre Bernard fut le premier secrétaire général de la FNIC-FO (Fédération nationale des ingénieurs et cadres supérieurs) dont le congrès constitutif eut lieu le 21 mars 1948. Mais il ne resta que peu de temps en fonction et ce fut René Richard qui lui succéda.

A cette période, il fit paraître plusieurs articles, pour la plupart consacrés à ses souvenirs, mais dans l’un d’entre eux, il exposa sa vision de l’organisation des grèves. Il y défendit le principe du vote à bulletin secret pour décider de leur déclenchement. Concernant l’utilité des grèves et occupations, il défendit aussi “l’occupation gestionnaire” c’est-à-dire la poursuite du travail mais au service de la population, citant l’exemple d’une grève du métro, ouvert à tous gratuitement.
En 1975, il habitait Aire-sur-La-Lys (Pas-de-Calais). Il échangea alors par écrit avec Robert Marchadier, l’ancien secrétaire de la section ouvrière CGT Michelin en 1936, à propos du syndicat des Techniciens Michelin que dirigeait alors Pierre Bernard. Ce dernier se dit prêt à livrer ses souvenirs, mais comme il compte évoquer des noms, il demande un engagement écrit à Robert Marchadier que cette correspondance restera strictement privée. Il justifie cette demande non par défiance à l’égard de Marchadier mais par précaution juridique, précisant qu’il avait été journaliste auparavant et savait à quoi s’en tenir de ce point de vue.
C’est dans cette commune qu’il décéda le 8 mars 1986 à Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article140575, notice BERNARD Pierre, Raymond (FO) par Eric Panthou, version mise en ligne le 20 mai 2012, dernière modification le 28 janvier 2021.

Par Eric Panthou

SOURCES : Pierre Bernard, “La Cagoule clermontoise”, L’Action Sociale, Organe de l’Union des Cercles d’Études du 4 décembre 1948, n°44 ; Pierre Bernard, “Techniques de Grève”, L’Action Sociale .— Pierre Bernard, “Le Pain, La paix, la Liberté. Trois prisons”, La Révolution prolétarienne, n°328, juin 1949. — Pierre Broué et Nicole Dorey, “Critiques de gauche et opposition révolutionnaire au front populaire (1936-1938) ; Le Mouvement social, n°54, janvier-mars 1966, p. 132. — Louis Botella, “Bernard Pierre (FO)”, Notice du dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, [en ligne], consultée le 11 juillet 2015. — Guillaume Davranche, “1948 : Les anarchistes rejoignent à regret la CGT-FO”, Alternative libertaire, n°172, 2008. — Célian Faure, Les socialistes rhodaniens sous l’occupation (1940-1944), mémoire de fin d’études de l’Institut d’Études Politiques de Lyon, 2003 57 p. [en ligne], consulté le 17 juillet 2015. — Histoire de la radio en Auvergne [en ligne], consulté le 24 octobre 2015. http://100ansderadio.free.fr/HistoiredelaRadio/_Auvergne/1944.html. — Jean-Paul Joubert, Révolutionnaires de la S.F.I.O. Marceau Pivert et le pivertisme, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, p. 228-233. — Jacques Kergoat, Marceau Pivert : socialiste de gauche, Paris, La Découverte, 1994, p. 194-195. — Lady Henderson”. Notice nécrologique de l’épouse de Mario Nikis, publiée dans la version en ligne du journal The Telegraph [en ligne] consulté le 24 octobre 2015. http://www.telegraph.co.uk/education/3337188/Lady-Henderson.html. — Gilles Lévy, Francis Cordet, A nous Auvergne !, Paris, Presses de la Cité, 1981, p. 184. — Livre Mémorial. Fondation pour la mémoire de la déportation. [en ligne] consulté le 1er septembre 2015. http://www.bddm.org/liv/recherche.php. — Correspondance Pierre Bernard, Albert Paraz, 1951. Citée sur Les pacifistes de plomb : https://tinpacifists.wordpress.com/2014/06/11/204/ .— Gilles Martinet, “Le groupe de l’Insurgé à Clermont-Ferrand”, in Mémorial de l’Insurgé, témoignages et documents rassemblés par Marie-Gabriel Fugère, Lyon, Imprimerie nouvelle lyonnaise, 1968, p. 57-58. — Gilles Martinet, L’observateur engagé, Paris, éd. J.-C. Lattès, 2004, 269 p. ; quotidien La Montagne, 1938 et 1939. — Eric Panthou, “La CGT chez Michelin sous le Front populaire à la lumière des archives de Robert Marchadier et d’Henri Verde”, in Vincent Flauraud et Nathalie Ponsard, sous la direction de, Histoire et mémoire des mouvements syndicaux au XX° siècle : Enjeux et héritages, Nancy, éditions Arbre bleu, 2013, p. 161-182. — Eric Panthou, “Des militants syndicaux dans les années noires”, in Nathalie Ponsard, sous la dir. de, Le syndicalisme dans le Puy-de-Dôme de 1864 à 2011, Clermont-Ferrand, Conseil général du Puy-de-Dôme, 2011, p. 45-54. — ; Eric Panthou, L’année 1936 dans le Puy-de-Dôme, Paris, Centre d’Histoire sociale, de recherches, de formation et de documentation de la Fédération de l’Éducation Nationale, 1995, 381 p. ; Eric Panthou, Du syndicalisme révolutionnaire chez Michelin à la tête du syndicat FO des ingénieurs. Biographie de Pierre Bernard, 2016, 12 p. [en ligne] sur H.A.L.
Fonds Henri Verde, conservé au local de la CGT Michelin de Clermont-Ferrand. — Centre d’Histoire de Science Po, Fonds Gilles Martinet, Carton MR 1 : dossier 2 : historique du groupe de Clermont-Ferrand de l’Insurgé [ce document est la reprise de l’étude parue dans l’ouvrage Mémorial de l’Insurgé]. — Dossier de Pierre Bernard pour l’obtention du titre de "déporté résistant", Division des archives des victimes des conflits contemporains (Caen) . — Lettre d’Albert Paraz à Paul Rassinier, 21 mars 1951, Archives Paul Rassinier, copie aimablement transmise par Dominique Abalain. — Extrait de l’acte de naissance de Pierre Bernard. Service état civil commune de Saint-Claude (Jura) .— Force Ouvrière, hebdomadaire de la CGT-FO, 4 janvier et 26 mars 1948. — Compte rendu du congrès confédéral FO de 1948. — Les métallos en leur siècle sous la direction de Bernard Vivier et d’Antoine Laval, Publications Maine-Vergniaud et Pléiades Éditions de l’Air, Paris 1996 .— Lettre de Pierre R. Bernard à Robert Marchadier, 20 mai 1975 (archives privées Robert Marchadier). — Généanet. — État-civil Saint-Claude (en ligne).

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