MASPERO François

Par Julien Hage

Né le 19 janvier 1932 à Paris, mort le 11 avril 2015 à Paris (XIe arr.) ; libraire à Paris à L’Escalier (1955-1957) puis à La Joie de Lire (1957-1974) ; éditeur, directeur des éditions François Maspero (1959-1982) ; directeur de publication des revues Partisans (1961-1972), de l’édition française de Tricontinental (1969-1971) et de L’Alternative (1979-1985) ; traducteur, journaliste et écrivain ; membre du Parti communiste (1955-1956). « Porteur de valises » durant la guerre d’Algérie au sein des réseaux Jeanson puis Curiel, notamment au sein du groupe de La Voie Communiste, en charge des évasions ; militant anticolonialiste ; membre de la Ligue communiste (1969-1973) ; membre du Tribunal Russell pour la Palestine (2009).

François Maspero est issu d’une grande lignée d’intellectuels français. Son grand père, Gaston Maspero (1846-1916), était l’un des plus grands égyptologues, remarié en secondes noces en 1880 avec Louise Balluet d’Estournelles de Constant de Rebecques (1858-1952), petite nièce de Benjamin Constant, dont le frère Paul (1852-1924) fut sénateur de la Sarthe sous la IIIe République. Il est le fils d’Henri Maspero (1883-1945), sinologue, membre de l’École française d’Extrême Orient (ÉFEO), professeur au Collège de France, président de l’Académie des Belles Lettres et Inscriptions en 1944, et d’Hélène Clerc, fille d’Antonin Clerc, professeur de cardiologie à Outreau (Pas de Calais). Son oncle, Georges Maspero (1872-1942), sinologue lui aussi, fut gouverneur intérimaire de Cochinchine (1918-1920), puis Résident supérieur au Cambodge, président du Conseil de la Banque industrielle de Chine à partir de 1921 et membre du Conseil impérial.

La famille de François Maspero, engagée dans la Résistance, paya un lourd tribut à la Seconde Guerre mondiale. Son père, membre du réseau Buckmeister du Musée de l’Homme, arrêté en juin 1944, fut déporté avec son épouse le mois suivant dans le dernier convoi à quitter Paris. Il disparut à Buchenwald en mars 1945. Prénommé Jean en hommage à son oncle (1885-1915), spécialiste de l’Égypte byzantine disparu lors de la bataille de l’Argonne, son frère aîné, né en 1925, fut dirigeant des étudiants de classes préparatoires de la Rive gauche de Paris, membre des Francs tireurs partisans. Replié à Angers après trois attentats contre des officiers allemands, Jean Maspero devint après le Débarquement traducteur au sein de la 3e Armée américaine, avant d’être tué en Moselle en 1944. Recueilli à Montpellier, François Maspero retrouva sa mère à son retour de déportation du camp de Ravensbrück. Liée à Geneviève de Gaulle*, Hélène Maspero-Clerc, membre de L’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR), participa en 1950 aux réunions de la Commission internationale contre le régime concentrationnaire dirigée par David Rousset et aux travaux de mémoire sur le quotidien des femmes dans les camps (Les Françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965), avant de reprendre des études d’histoire de la Révolution française, qui retinrent l’attention d’Albert Soboul qui publia en 1974 son travail sur le journaliste contre-révolutionnaire Jean-Gabriel Peltier.

À la Libération, François Maspero s’inscrivit en classe préparatoire à l’École normale supérieure au lycée Henri IV, après avoir réussi à passer son bac au bout de quatre échecs. ¬Il suivit enfin une licence d’ethnologie au Musée de l’Homme, tout en étant assidu à son cinéclub, où il rencontra de nombreux étudiants d’Afrique noire. Après quelques stages chez des libraires et des éditeurs, François Maspero acquit en 1955 à vingt-trois ans la librairie L’Escalier, rue Monsieur-le-Prince, où il se lia avec les intellectuels issus des colonies françaises, d’Aimé Césaire à Amilcar Cabral, et distribua l’année suivante le rapport Khrouchtchev. En 1957, il reprit la librairie La Joie de Lire, rue Saint-Séverin, qui devint vite sous son impulsion, avec l’aide de sa première épouse Marie-Thérèse Maugis, de Jeanne Mercier et de Georges Dupré, l’une des librairies généralistes les plus modernes et dynamiques de Paris, avant de constituer au cours des années 1968, avec l’acquisition d’une seconde enseigne en face de la première, le rendez-vous des intellectuels, militants de gauche et révolutionnaires de la terre entière.

François Maspero adhéra au Parti communiste français en 1955 dans une cellule du VIe arrondissement liée à la section du Cherche Midi, où il rencontra quelques-uns de ses futurs auteurs, de Jean Baby* à Maurice Rué (alias Pierre Jalée). Le jeune homme prit contact avec Victor Leduc et L’Étincelle, et les animateurs de La Voie communiste Denis Berger et Gérard Spitzer*, autour desquels gravitaient Jeanine Habel, Ania Francos et Michèle Firk. Militant de base, il quitta le PCF en 1956, avant de s’éloigner définitivement en 1958.

Durant la guerre d’Algérie, au relais de Jérôme Lindon*, François Maspero engagea sa fragile entreprise dans le combat contre la « guerre qui ne dit pas son nom », en cohérence avec son engagement dans les réseaux de porteurs de valises. Protégée par une poignée d’étudiants, dont les normaliens de La Ligne générale, sa librairie fut plastiquée lors des « nuits bleues » de l’Organisation de l’Armée Secrète. À l’issue du conflit, François Maspero était l’éditeur le plus saisi avec Minuit, et perdit son distributeur, L’Intercontinentale du Livre, liée à Seghers, en raison de son engagement. Jusqu’en 1971 et leur intégration à la SODIS de Gallimard, les éditions Maspero se distribuèrent par elles-mêmes, grâce à un système conçu par Jean-Philippe Talbo-Bernigaud. Après un premier livre, La Guerre d’Espagne de Pietro Nenni en 1959, Maspero publia entre autres la réédition d’Aden Arabie de Paul Nizan (1960), préfacé par Jean-Paul Sartre*, Les Damnés de la terre de Frantz Fanon (1961), Défense politique de Jacques Vergès (1961) et La Guerre de guérilla de Che Guevara (1962). En 1961, Maspero dirigea les ultimes livraisons de Vérités Pour, l’organe du réseau Jeanson. Avec ses compagnons de la « génération algérienne », selon lui contrainte de se « débrouiller seule » par la carence des partis de gauche, il lança en 1961 Partisans, revue placée sous la triple égide de l’expérience algérienne, de l’engagement anti-impérialiste et de l’héritage de la Résistance, d’après l’éditorial de Vercors*. Maspero y dénçace avec virulence la répression du 17 Octobre 1961 dans une tribune, « Des Chiens et des hommes », qui amèna la saisie de la revue. Ses premières initiatives le lièrent également à l’édition antifranquiste en exil Ruedo Iberico de José Martinez, avec lequel il entretint d’étroites relations.

À la pointe du mouvement anti-impérialiste français, François Maspero s’engagea pour la révolution cubaine, découverte en 1961 lors d’un voyage dans l’île destiné à fournir la matière du premier numéro de Partisans. Sympathisant de la révolution cubaine jusqu’au début des années 1970, François Maspero suivit en 1966 la création de l’Organisation de Solidarité des peuples d’Afrique d’Asie et d’Amérique latine (OSPAAAL), avant de participer en 1967 au congrès de l’Organisation de solidarité latino-américaine (OLAS). Il publia le Journal de Bolivie au lendemain de la mort de Guevara ; l’édition Maspero est la seule au monde à ne pas présenter sur sa couverture l’icône du visage du Che. L’éditeur se rendit deux fois en Bolivie pour défendre Régis Debray, où il rédigea des reportages de voyage, publiés dans le Nouvel Observateur, une pratique qu’il prisa et avec laquelle il renoua bien des années plus tard, accompagné des photographes Anaïk Frantz dans la banlieue parisienne (Les Passagers du Roissy Express) et Klavdij Sluban dans les Balkans au lendemain de la guerre de Yougoslavie (Balkans Transit).

À l’instar de Minuit, qui accueillait alors de riches collections de sciences humaines et sociales, le catalogue des éditions Maspero présenta au sortir de la guerre d’Algérie une interaction forte entre le témoignage, le savoir et l’intervention. Elles lancèrent en 1959 une collection de documents et de témoignages, « Cahiers Libres », suivie par « Textes à l’appui » en 1960, dédiée aux sciences humaines et sociales, et par « une collection de retour aux sources de la pensée et de l’histoire du socialisme », intitulée « Bibliothèque socialiste » en 1963, initiée par François Maspero avec le concours de Robert Paris, puis dirigée par Georges Haupt jusqu’à sa mort, associées à une collection d’économie politique, « Économie et Socialisme », fondée par l’économiste Charles Bettelheim avec la collaboration de Jacques Charrière en 1964. L’année suivante, « Théorie », fut lancée sous la direction du philosophe marxiste de l’École Normale de la rue d’Ulm Louis Althusser avec la publication en forme de manifeste du recueil d’articles Pour Marx, depuis tiré à lui seul à 45 000 exemplaires en quelques quinze éditions, avec de multiples traductions. En 1967, une collection de poche s’y ajouta, la « Petite collection maspero », inspirée de la collection allemande « edition suhrkamp », qui ne tarda pas à devenir la « bibliothèque portative du parfait gauchiste » (Dominique Lecourt). Maspero brisait les frontières des genres et des lignes idéologiques d’une édition jusque-là traditionnelle : il publia à la fois Togliatti et Mao, des traités de philosophie et des études militantes. Ses éditions s’éloignaient du profil de Minuit pour se lancer dans une croissance qui traduisait le projet d’éducation populaire propre à Maspero, en écho aux démarches de l’association Peuple et culture, et manifestait la volonté de l’éditeur de peser davantage dans le combat idéologique dans un contexte où « le fond de l’air était rouge » d’après le film du cinéaste Chris Marker, ami de François Maspero. Malgré l’échec d’une littérature néoréaliste esquissée par Georges Pérec en 1960-1961 dans Partisans, la littérature trouva bientôt sa place, notamment au sein des collections, « Voix », dirigée par sa compagne Fanchita Gonzalez-Batlle, et « Domaine Maghrébin », dirigée par Albert Memmi*. Au milieu des années 1970, l’éditeur lança de nouvelles collections destinées à promouvoir les paralittératures ouvrières et populaires, à la suite de la collection « Centre d’histoire du syndicalisme » (1972-1982) dirigée par Jacques Droz et Jean Maitron. « Actes et mémoires du peuple », qu’il dirigea personnellement sous le pseudonyme de Louis Constant, accueillit notamment Les Mémoires de Louise Michel ou Les Cahiers de Louis Barthas. « La Découverte », une collection de textes de voyage en livre de poche, croisa et confronta les regards sur les sociétés pour échapper à tout ethnocentrisme.

En Mai 68, François Maspero offrit une tribune éditoriale aux mouvements étudiants émergents en publiant de multiples brochures, et engagea de nombreux militants de toutes les organisations à La Joie de Lire. De son côté, Partisans accueillit l’une des premières expressions du mouvement féministe français (Libération des femmes, année zéro, n°54/55, 1970). Maspero fut notamment l’éditeur de la Ligue communiste, à laquelle il adhéra « à titre personnel » pour y militer quelques années avant de s’en éloigner ; il ne resta dans la nouvelle organisation créée après la dissolution de 1973. Les affrontements étaient parfois vifs dans son catalogue entre les trotskystes et les maoïstes.

Au lendemain de Mai 68, l’éditeur se heurta à une censure encore plus vive que sous la guerre d’Algérie : le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin le désigna explicitement comme cible du « retour à l’ordre » et stigmatisa le danger que représentaient les écrits révolutionnaires latino-américains. L’édition française de Tricontinental, organe de l’OSPAAAL, fut impitoyablement condamnée à la suite de la revue cubaine, tout comme les livres dénonçant la « Françafrique », avec les livres de Cléophas Kamitatu, La grande mystification du Congo Kinshasa : les crimes de Mobutu (1971), et de Mongo Béti, Main basse sur le Cameroun (1972), ainsi que le livre de Jules Chomé, l’avocat chargé de la défense de ce dernier (1974). Le ministère public employa alors l’article 14 de la loi sur la presse de 1881, modifié en 1939, relatif aux publications d’origine étrangère : il put ainsi interdire des publications sans avoir recours à des procès et frapper impitoyablement l’éditeur de saisies et d’amendes. Après avoir dénoncé les entraves à la liberté d’expression et protesté contre l’iniquité de la mesure jusqu’en Conseil d’État, François Maspero fut finalement contraint de s’incliner. L’association des Amis de François Maspero, animée notamment par le géographe Yves Lacoste et le psychanalyste Alain Manier, joua un grand rôle dans la relance militante des éditions à partir de 1972, même si l’éditeur fut contraint de vendre la Joie de Lire, victime d’une croissance mal maîtrisée et du « vol révolutionnaire » ; la librairie, reprise par Claude Nedjar et Bernard Lallement, ne tarda pas à fermer. En 1978, alors que la maison est aux prises avec une nouvelle crise, l’Association participa une nouvelle fois au redressement.

En 1979, avec le concours de sa troisième épouse Eva Bérard, François Maspero lança L’Alternative, une revue dédiée aux dissidences des pays de l’Est, en écho au livre de l’Allemand de l’Est Rudolf Bahro. Financée par les droits d’auteurs de Victor Serge* et indépendante des éditions, la revue donnait voix aux opposants dans toute leur diversité, des communistes alternatifs jusqu’aux nationalistes chrétiens, et constitua un observatoire privilégié des évolutions des sociétés derrière le Rideau de fer.
En 1982, lorsqu’il mit un terme à son activité éditoriale et passa le relais à François Gèze à la tête des éditions La Découverte, Maspero laissait derrière lui un catalogue qui faisait de lui l’un des plus grands éditeurs de sciences humaines et sociales de l’après-guerre, fort de 10 millions d’ouvrages publiés au bas mot, dont quelque 3,5 millions en livres de poche. Viscéralement attaché au métier d’éditeur et à la typographie, à laquelle il avait été initié par Guy Lévis Mano et l’éditeur belge de Lyon Armand Henneuse, François Maspero fut jusqu’au terme de son activité éditoriale l’artisan des couvertures de ses éditions et demeure un défenseur intransigeant de la librairie et de l’édition indépendante. Il n’est pas exagéré de voir en lui l’un des réalisateurs en matière culturelle de l’héritage de la Résistance, « précédé d’aucun testament » (René Char). L’éditeur a par ailleurs lancé des réflexions pionnières sur le thème des travailleurs immigrés, des peuples en diaspora, ou encore de l’amiante dans le courant des années 1970.

François Maspero se tourna alors vers la radio et travailla quelques années à France Culture où il réalisa de grands reportages, notamment en Chine en 1986. Il approfondit une œuvre de traducteur absolument considérable, initiée dans sa maison d’édition d’une manière anonyme ou sous le pseudonyme de Louis Constant, sous lequel il a publié le récit de John Reed, Le Mexique insurgé (1975). Parmi plus de 80 textes, il a notamment traduit les œuvres de Luis Sepulveda, de Francesco Biamonti, de Cesar Vallejo ou de Joseph Conrad.

En 1984, François Maspero ouvrit sa carrière d’écrivain par son roman Le Sourire du chat, bientôt suivi du Figuier et des Abeilles et la guêpe, sans cesser d’arpenter les chemins de l’histoire : L’Honneur de Saint Arnaud montre les exactions de la première pacification en Algérie d’après les états de service et les écrits du général Saint Arnaud. Toute l’œuvre de François Maspero manifeste ainsi une profonde réflexion sur l’histoire, l’écriture et le sens du témoignage. Jean Pierre Vernant* ne s’y est pas trompé, soulignant dans La Traversée des frontières (2004) combien il était nécessaire « que les historiens se penchent sur ces pages. Ils y verront à l’œuvre un travail exemplaire -modeste, honnête, rigoureux- pour faire surgir des brumes de la mémoire le socle solide des événements d’autrefois ». François Maspero a reçu pour son œuvre d’écrivain le prix Edouard Glissant en 2006 et le prix Roger Caillois de Littérature française en 2010. En 2009, François Maspero était l’un des organisateurs du nouveau tribunal Russell pour la Palestine.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article141189, notice MASPERO François par Julien Hage, version mise en ligne le 16 juillet 2012, dernière modification le 4 juillet 2022.

Par Julien Hage

François Maspero dans les années 1970.

ŒUVRE (une sélection) : Le Sourire du chat, Paris, Le Seuil, 1984. — Le Figuier, Paris, Le Seuil, 1988. — Les Passagers du Roissy-Express, Paris, Le Seuil, 1990. — Avec Anaïk Frantz, Paris bout du monde, Paris, Manya, 1992. — L’Honneur de Saint-Arnaud, Paris, Le Seuil, 1993. — Le Temps des Italiens, Paris, Le Seuil, 1994. — La Plage noire, Paris, Le Seuil, 1995. — Balkans-Transit, photographies de Klavdij Sluban, Paris, Le Seuil, 1997. — Che Guevara, introduction aux photographies de René Burri, Paris, Nathan, 1997. — Les Abeilles et la Guêpe, Paris, Le Seuil, 2003. — Transit & Cie, Paris, La Quinzaine / Louis Vuitton, 2004. — Le Vol de la mésange, Paris, Le Seuil, 2006. — L’Ombre d’une photographe, Gerda Taro, Paris,
Le Seuil, 2006. — Des Saisons au bord de la mer, Paris, Le Seuil, 2009.

SOURCES : Archives privées François Maspero. — Entretiens vidéo inédits. Chris Marker, « Les Mots ont un sens : François Maspero », in Chris Marker, Le Fonds de l’air est rouge. On vous parle de Paris, 1970. — Julien Hage, Feltrinelli, Maspero, Wagenbach : une nouvelle génération d’éditeurs politiques d’extrême gauche, histoire comparée, histoire croisée, 1955-1982, doctorat d’histoire sous la direction de Jean-Yves Mollier, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 2010. — Bruno Guichard, Julien Hage et Alain Léger, François Maspero et les paysages humains, Lyon, À plus d’un titre / La Fosse aux ours, 2009.

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