Par René Gallissot
Né le 10 juin 1920 à Azzouza, village de crête du massif du Djurdjura en Grande Kabylie, commune mixte de Fort-National (Larbaa Nath Iraten), assassiné dans un coup monté au Maroc par les dirigeants militaro-politiques du FLN de l’extérieur à la fin décembre 1957 ; formé dans le mouvement nationaliste messaliste, longuement emprisonné ; coordinateur du FLN à Alger, organisateur du congrès de la Soummam en 1956 et de la résistance urbaine, notamment à travers la « bataille d’Alger » en 1957.
L’usage devenu général en suivant la prononciation est d’écrire le patronyme Abane avec deux b. Lors de l’établissement de l’état civil par les administrateurs coloniaux, ceux-ci donnèrent systématiquement des noms commençant par AB (Aba, Ababou, etc.) aux familles d’un groupe tribal berbérophone se nommant initialement Ferhat, déplacées de la vallée de l’Acif vers la crête de montagnes. Installée dans une forte maison sur le piton qui domine le village, la famille Abane, qui a conservé quelques propriétés après le séquestre de 1871, se trouve enregistrée sous l’orthographe Abane, à la naissance en 1883 de M’hamed qui sera le père de Ramdane ; l’état civil de Fort-National et toutes les fiches de police écrivent donc Ramdane Abane. La fiche anthropométrique établie lors de son emprisonnement en 1951, lui donne une taille d’un mètre soixante-huit ; pour un corps d’assez petite taille, Ramdane Abane paraît avoir une tête imposante. La fiche se termine par la mention marquée en italiques : « Très dangereux ».
M’hamed Ben Ferhat avait épousé en 1908, Fatima Mezadi d’une autre famille notable du village. Très affectée par la disparition violente de son fils Ramdane, celle-ci mourra un an après lui en 1958. A sa naissance en 1920, Ramdane a déjà un frère, Amar, de onze ans son aîné (né en 1909), une sœur Ayni, plus vieille de sept ans (née en 1913, elle meurt en 1946) ; il aura deux frères plus jeunes, Sâid (né en 1923, il meurt en 1934) et Mouloud né en 1925, qui gagnera le maquis pendant la guerre de libération. A la maison vit la famille de son oncle, et Ramdane aura pour copain d’enfance son cousin Mohand. Cet oncle sera l’associé en affaires du père, M’hamed Abane. Celui-ci, après avoir ouvert un commerce au village, installe une maison de commercialisation des tapis à Fort-National ; les deux frères gèrent également un dépôt de matériaux de construction revendu en 1954. De bonnes relations sont entretenues tant avec les autorités coloniales qu’avec les notables élus locaux. Alors que sa femme n’a jamais quitté le village, c’est M’hamed qui court le monde pour assurer l’approvisionnement et la vente des tapis ; il passe en Europe (Italie, Espagne notamment), en Asie, en Australie, en Amérique (Brésil et États-Unis). De là l’espacement des naissances ; il est à Los Angeles lors de celle du fils aîné Amar. Outre une connaissance certaine du berbère, de l’arabe et du français, il possède des éléments d’anglais, espagnol, italien, portugais. Son frère paraît très croyant, il a effectué le pèlerinage de La Mecque et se fait appeler Hadj Raban. Alors qu’il a fait plusieurs fois escale en Arabie, M’hamed Abane ne s’est pas soucié d’accomplir le double pèlerinage, pas plus qu’il ne semble avoir manifesté d intérêt religieux ni pour lui, ni pour sa famille. L’oncle Hadj Rabah meurt en 1932.
Le fils aîné Amar est destiné aux affaires et il est très tôt chargé de faire prospérer l’entreprise commerciale en France que le père connaît peu. Installé tout jeune à Marseille, Amar Ramdane développe les activités de commerce de tapis qui ne sont pas spécifiquement tissés en Kabylie ; il restera à la tête de l’entreprise familiale en France jusqu’en 1960. Ce partage de l’activité commerciale a permis le retour du père après 1930 à Azzouza et à Fort-National. En relation avec l’administration coloniale et les notables locaux, M’hamed Abane semble avoir tenu rigueur à son fils Ramdane de ses engagements nationalistes revendiqués comme « révolutionnaires » au nom de la Révolution nationale, et fiches comme tels sous la catégorie policière d’« activités anti-françaises ». Cependant lors de la guerre de libération au moment du passage à la répression dite « collective » par les autorités françaises sous le Gouverneur J. Soustelle, M’hamed Ramdane connaîtra lui aussi la prison Barberousse d’Alger en 1957 ; la mesure visait ses fils en clandestinité. Ce chef de famille ne perd pas le sens des affaires ; après l’indépendance, vit essentiellement à Alger et s’occupe de la comptabilité de l’hôtel acheté avec son fils Amar reste à Marseille ; il meurt à quatre-vingt-dix-sept ans en 1980.
Comme la combinaison des commerces et l’investissement dans l’hôtellerie, c’est tout autant un choix de placement que de faire faire des études au fils second pour qu’il entre dans la fonction publique coloniale. Bon élève de l’école française, Ramdane Abane devient en 1933 interne au Collège colonial de Blida. Par son internat, au-delà de la Mitidja et des montagnes voisines, cet établissement accueille des élèves de Grande et de Petite Kabylie, et de plus loin encore venant de l’est ou du sud algérien. Ce collège de Blida a formé Lamine Debaghine, grande figure écartée du mouvement messaliste, et comprend, dans les promotions qui précédent d’une ou deux années, Ahmed Boumendjel qui passera du parti de Ferhat Abbas au FLN. II formera aussi le milieu des jeunes lycéens qui suivent dans sa radicalité nationaliste, Messali, de l’Étoile nord-africaine à la création du PPA en 1937 : Ben Youssef Ben Khedda* en premier, Mabrouk Belhocine*, Saad Dahlab, Omar Oussedik*, M’hamed Yazid*, tous futurs responsables du FLN.
Ces jeunes adhérents aux espoirs de la période de Front populaire et s’engagent avec passion dans le débat entre messalistes et communistes sur la priorité de l’indépendance qui secoue le Congrès musulman (1936-1937). L’échec du projet d’élargissement, fort limité, de la citoyenneté française, le projet Blum-Viollette, qui ne fut pas voté par le Parlement français après avoir soulevé des manifestations monstres de colons, signale l’inanité des réformes et des demi-mesures. Plus que les socialistes, les communistes d’Algérie qui annoncent la formalisation en octobre 1936 d’un Parti communiste algérien, déplacent la perspective d’une nation algérienne indépendante vers un amalgame de nation en formation (voir aux noms de Maurice Thorez et de Laurent Casanova*), par-delà. la coupure entre société coloniale et colonisés, en croyant au « mélange des races », et a la fusion des « Européens » et des « Indigènes », que la colonisation tient à part sous statut musulman. Dans Faction antifasciste, l’union avec la France vient avant l’indépendance. Même pour les élèves européens, Ramdane Abane passe pour un anticommuniste farouche ». Les débats et les oppositions de ce moment de formation sont probablement déterminants, comme les liens de camaraderie qui se sont noués.
Après avoir obtenu le baccalauréat, Ramdane Abane quitte le collège de Blida en juin 1941 pour s’abriter à la maison familiale d’Azzouza jusqu’en décembre 1942. En effet, la répression coloniale en Algérie sous le régime de Vichy, appliquant aussi les « lois raciales » contre les Juifs, met dans les mêmes prisons communistes et messalistes, ce qui crée des rapprochements, d’autant que le PCA, comme l’ensemble du mouvement communiste international, reprend le mot d’ordre d’indépendance, ce qu’exprime, quelles qu’aient été les limites de sa diffusion, l’« Appel au Peuple algérien » publié par La Lutte sociale en novembre 1940. La coupure entre nationalistes et communistes réapparaît après le débarquement allié, principalement américain, du 8 novembre 1942 ; elle s’accentue en 1943 par l’engagement communiste dans le mouvement de « La France combattante » qui, en parlant de Front national et de libération, ne parle que de libération de la France. La fracture sera ouverte en mai 1945 quand des militants communistes seront victimes des manifestations qui réclament l’indépendance de l’Algérie. En 1946, après une hésitation d’entrer à l’UDMA derrière Ferhat Abbas, Ramdane Abane donne son adhésion au PPA, radicalement attaché à une nation algérienne par rupture d’avec la colonisation.
En décembre 1942, il avait répondu à l’appel de la mobilisation française pour former l’armée d’Afrique du Nord qui devait participer au débarquement allié en Italie ; il rejoint la caserne de Maison Carrée. Comme d’autres nationalistes (Ben Youssef Ben Khedda*, Lamine Debaghine), il sera emprisonné pour avoir quitté son régiment. Il est libéré en octobre 1943 pour retrouver le milieu familial. Poussé par sa famille, il se porte candidat à une fonction de secrétaire de commune mixte ; il devient en 1947 secrétaire adjoint de mairie de la commune de Châteaudun du Rummel (Chelgoum El Aid). Tout en accomplissant son travail de secrétariat, il participe à l’implantation du PPA dans la région. Kabyle d’école française, il se perfectionne en arabe en suivant les cours à la medersa, tant auprès du Cheikh Hocine El Mili que de l’enseignant bilingue Taieb Talbi qui deviennent ses amis. Alors qu’il était menace d’être muté dans l’Ouest, à Relizane, pour non-respect de l’obligation de réserve, il démissionne en mars 1948. Il devient alors un permanent du PPA-MTLD à la tête de la daira (circonscription) de Sétif, puis de Bougie, et de la wilaya (région) de Sétif. Suivant les directives du Congrès de 1947, il pousse en avant l’organisation des scouts musulmans, des lycéens et étudiants, des associations sportives et des syndicalistes qui à l’époque sont à la CGT. Lors de la crise dite « berbériste » du MTLD qui se traduit par des exclusions et des départs, il semble privilégier la continuité de l’action du parti dans sa préparation de l’indépendance. Aussi prend-il une grande part à la réorganisation du parti dans la vallée de la Soummam et en Kabylie, en bonne intelligence avec Hocine Aït Ahmed*, qui suit l’organisation clandestine insurrectionnelle qu’est l’OS. Il est coopté au Comité central du MTLD en décembre 1949.
Recherché lors de la vague d’arrestations qui démantèle l’OS, il est arrêté en Oranie en mai 1950 et condamné ensuite à cinq ans d’emprisonnement sous l’inculpation commune d’atteinte à la sûreté de L’État. De la prison de Bougie, il est transféré en février 1951 à celle de Bône puis à Barberousse, la prison au-dessus de la Casbah d’Alger. Considéré comme « très dangereux », comme le souligne sa fiche anthropométrique citée, et pratiquant la grève de la faim, il est éloigné dans une prison d’Alsace, à Ensisheim (Haut Rhin) où il reprendra à plusieurs reprises des grèves de la faim, malgré un ulcère de l’estomac qui le fait souffrir. Il se trouve ainsi en dehors de la crise du mouvement messaliste de 1952-1954. Réputé « centraliste » en considérant ses amitiés, il semble plus proche des « neutres » qui vont donner leur soutien au CRUA et prennent fait et cause pour l’insurrection du 1er Novembre 1954. À la fin octobre, il est transféré à l’infirmerie de la prison de Fresnes au sud de Paris, puis à la prison d’Albi (Tarn), et enfin en décembre 1954, il retourne à la prison de Maison carrée (El Harrach) dans la perspective de son élargissement, car le gouvernement français doit appliquer une mesure générale de remise de peine de six mois. Si Ramdane Abane est libéré le 10 janvier 1955, il reste assigné à résidence à Azzouza. Les années de prison ont aggravé son ulcère ; de caractère déjà autoritaire et même expéditif, il devient extrêmement irritable, ce qui lui aliène des sympathies, jusqu’à se retrouver sans soutien dans l’action clandestine qu’il reprend, en ne se rendant pas à son rendez-vous mensuel à la gendarmerie de Fort-National le 18 février 1955.
En relation avec le commandement de l’ALN de Kabylie et Krim Belkacem au maquis, à l’heure des derniers contacts avec les représentants du MNA créé par Messali, il passe à Alger. C’est dans cette vie clandestine qu’il prend pour femme sa secrétaire, Isa Benzekri, le 12 avril 1956 ; leur fils Hacène sera recueilli par Slimane Dehylès (colonel Si Saddek) quand celui-ci épousera cette militante très solide devenue veuve. Abane va faire d’Alger la base politique du FLN ; il est chargé de l’information et de la propagande. Après I arrestation de Rabah Bitat en mars 1955, il devient responsable de la zone d’Alger, et autant dire le coordinateur entre zones à échelle nationale. Par-delà les combattants de l’ALN et les militaires et chefs d’appareils de l’extérieur, il manifeste la fonction politique et dirigeante du Front de libération. Le tract du 1er avril 1955 tiré à la Casbah est une nouvelle proclamation du FLN. À chaque prise de position, c’est au nom du FLN qu’il parle, le FLN « seul parti qui peut rassembler toutes les couches du peuple algérien », le FLN « seul parti du peuple ». Aussi, comme on disait à l’époque par reprise du vocabulaire communiste, le FLN se doit de « liquider » le MNA. Dans une lettre à la Délégation du FLN au Caire du 12 avril 1955, Ramdane Abane annonce : « Nous sommes résolus à abattre tous les chefs messalistes ». Le mot d’ordre sera par la suite appliqué à l’immigration en France.
Parallèlement à ce combat contre les fidèles de Messali*, Ramdane Abane conduit le rassemblement des engagements politiques au FLN. Parmi les anciens partisans du Comité central du MTLD, dits centralistes, une bonne part, généralement instruite, s’était déjà mise à la disposition du FLN depuis le 1er novembre 1954 ; en mai 1955 interviennent les derniers ralliements importants. En juin 1955, Ferhat Abbas a ses derniers contacts avec les autorités françaises et prolonge ses ouvertures au FLN ; c’est depuis Le Caire qu’il annoncera en avril 1956 son adhésion au FLN. La conséquence sera l’interdiction de son parti, l’UDMA.
Le rejet du messalisme hors du FLN laissait le champ libre aux doctrinaires arabo-musulmans de l’Association des Oulémas ; celle-ci, qui prétend ne pas avoir de caractère politique mais qui exerçait son magistère sur « le peuple musulman d’Algérie », ne sera jamais dissoute par une sorte de ménagement de ces notables de la part de l’administration coloniale. En janvier 1956, l’association des Oulémas se décide enfin à demander à la France une déclaration solennelle sur « le principe d’une Algérie indépendante », et appelle le gouvernement français à ouvrir des négociations avec l’ALN en vue d’une trêve préludant à une consultation populaire aboutissant à la formation d’un gouvernement algérien. Les élections en France viennent de donner la majorité au Front Républicain qui supporte la formation du gouvernement dirigé par le socialiste Guy Mollet. Jusqu’à l’été 1956, l’idée de négociations est évoquée ; en fait les approches qu’approuve Ramdane Abane, s’arrêtent à des rencontres de délégués de partis, FLN donc et SFIO.
La question du devenir de ceux que l’on continue à appeler les « Européens » se trouve posée ; mais elle est bloquée par les manifestations coloniales de défense de « l’Algérie française » après le 6 février 1956. Parce qu’il refuse de considérer l’avenir en termes de nationalité pour ne pas reconnaître le fait national algérien, le sentimentalisme communautaire parmi les Français d’Algérie s’emploie à conjurer « l’approfondissement du fossé entre les communautés » (voir à Albert Camus pour l’appel à une trêve civile). Par référence au Peuple algérien, Ramdane Abane maintient la formulation spécifique d’une nation algérienne ; mais cette conception route politique qui ne s’absorbe pas dans un communautarisme musulman, va être perdante ou entrer en déperdition du fait de la guerre même. Le militantisme nationaliste avait été jusque-là forme à l’école du populisme activiste du mouvement messaliste. Dans son retournement contre Messali, le FLN n’a plus de doctrine ; les Oulemas vont alors lui apporter leur idéologie fondée sur la notion communautaire d’une nation arabo-musulmane. Par le Parti unique et l’exercice étatique du monopole du nationalisme après l’indépendance, le FLN en fera l’idéologie exclusive de l’État algérien.
De février à mai 1956, c’est un autre FLN que R. Abane tente d’imposer politiquement. Devant les réactions d’exaltation de l’Algérie française, il ne fait confiance qu’aux Français qui reconnaissent le patriotisme algérien et soutiennent le mouvement national représenté par le FLN, comme André Mandouze* qui publie Consciences maghrébines, et la famille Chaulet* qui s’appuie sur une petite minorité de catholiques. Désespérant de l’évolution de la société coloniale et pensant que la libération se gagne par les armes, R. Abane veut faire du FLN la tête politique, le Parti dirigeant exclusif qui impulse, sur le modèle dit du centralisme démocratique, les organisations de masse ; leur mission est d encadrer les Algériens musulmans, puisque la discrimination coloniale et la résistance les ont faits tels, en les constituant en peuple. Ainsi au début de l’année 1956, la décision est prise de créer trois centrales syndicales, sur le mode des syndicats nationalistes qui se veulent des rassemblements non fondés sur la lutte de classes. Elles se nommeront des unions et non pas des confédérations de syndicats professionnels : outre l’Union des travailleurs, une Union générale pour les paysans, qui ne pourra pas trouver ses bases, une Union générale des commerçants algériens (UGCA). Sans parler de pressions politiques par épisodes et de clientélisme, celle-ci aura une grande importance par son soutien financier, et en doublant les grèves de travailleurs de celles des commerçants ; la grève des souks est caractéristique de Faction nationaliste populiste.
Déjà en contact avec Idir Aissat* et d’autres membres de l’ancienne Commission syndicale du MTLD, Ramdane Abane sollicite l’instituteur syndicaliste Mouloud Gaid* pour avoir le concours de Ferhat Abbas et de l’UDMA, en cours de ralliement au FLN ; la rencontre a lieu le 24 janvier 1956 dans la grande demeure à Belcourt de Cheikh Ibrahimi, haute figure de l’Association des Oulemas. C’est bien marquer que le projet syndical national, qui avait Cant tarde à se réaliser, appartient à cet effort de faire du FLN un front politique. La création, le 16 février 1956, de l’Union Syndicale des Travailleurs Algériens par les fidèles de Messali* au nom du MNA, va précipiter la déclaration de I’UGTA. La résolution finale est prise dès le surlendemain dans une réunion clandestine dans la maison de la famille Bourouiba*, Saint-Eugène (Bologhine) a l’Ouest d’Alger, entre trois personnel : Ramdane Abane qui décide au nom du FLN, Boualem Bourouiba* qui fait le rapport sur l’état des forces et Idir Aissat* que l’on est allé chercher en urgence et qui doit devenir non pas le Secrétaire général mais le Coordinateur de I’UGTA. Rappelons que Ramdane Abane porte lui aussi, mais titre politique, cette appellation de coordinateur qui sous-entend que la direction est collégiale.
L’annonce de la création et de la mise en place d’un Secrétariat collégial, c’est-à-dire la formalisation et la manifestation publique, se passe le 24 février lors de ce qui est l’assemblée constitutive de I’UGTA, dans les locaux de l’UDMA, place Lavigerie au pied de la Casbah. La mise en place des bureaux et représentations corporatives, a commencer par les Services et la fonction publique, fait sortir de l’UGSA-CGT le plus grand nombre des syndicalistes algériens musulmans ». Le premier numéro de L’Ouvrier algérien est publié le 6 avril. Comme l’UGTT et l’UMT, les centrales de Tunisie et du Maroc, l’UGTA demande son adhésion à la CISL. C’est à la fois une habileté stratégique, mais aussi la traduction de la rivalité avec le communisme d’obédience soviétique qui guide la CGT, fut-elle autonomisée en UGSA, qui est membre de la FSM.
Pour enlever un motif de répression coloniale, vainement bien sûr, l’UGTA se prétend-elle aussi autonome ; mais ce sont les orientations données par Ramdane Abane au nom du FLN qui sont répercutées, comme on les retrouve parallèlement dans L’Ouvrier algérien, dans El Moudjahid, dont le premier numéro est ronéoté à la Casbah en juin 1956. Plus encore, les critiques de la CGT et la primauté du peuple sur la classe sont exposées dans la Plateforme de la Soummam. À l’issue du congrès qui a réuni pendant une vingtaine de jours dans un lieu isolé au flanc de cette vallée, des représentants de zones FLN de l’intérieur (seize responsables), le programme qui trace la mission de la Révolution algérienne — largement préparé par Amar Ouzegane*, ancien secrétaire général du PCA - est revu par Ramdane Abane le 5 septembre 1956. Parlant de l’UGTA, le texte de la Plate-forme affirme se démarquer de la prépondérance cégétiste en allant vers la masse algérienne : « La colonne vertébrale est constituée, non par une aristocratie ouvrière (fonctionnaires et cheminots), mais par les couches les plus nombreuses et les plus exploitées (dockers, mineurs, ouvriers agricoles), véritables parias jusqu’ici abandonnés honteusement à la merci des seigneurs de la vigne.>< La Révolution algérienne est l’œuvre de tous les Algériens : « paysans, ouvriers, intellectuels, femmes, jeunes... ». L’inversion est entre paysans et ouvriers dans cette reprise de la formulation des couches sociales à organiser que met en avant le mouvement ouvrier.
La répudiation du communisme est du même ordre que le rejet du messalisme qui devient fratricide. Le PCA a été dissous par Jacques Soustelle, Gouverneur de l’Algérie, le 12 septembre 1955 ; Le Travailleur algérien, organe de l’UGSA-CGT, est interdit en juillet 1956 ; L’Ouvrier algérien survivra malgré des saisies jusqu’en janvier 1957. Mais pour Ramdane Abane, les militants communistes et syndicalistes - d’autant que « les Européens » abandonnent en nombre la CGT sinon le PC — constituent une réserve d’un engagement actif et aussi une réserve intellectuelle. Pour Ramdane Abane, la conduite des relations ne change pas ; le FLN reçoit les engagements individuels, mais ne reconnaît ni courant ni existence d’une autre organisation partisane. C’est l’objet de dures négociations qui se tiennent en mai-juin 1956 au domicile des Gautheron*, enseignants communistes, au centre d’Alger entre Bachir Hadj Ali* et Sadek Hadjerès* pour le PCA et Ben Youssef Ben Khedda* et Ramdane Abane pour le FLN. Alors que le PCF vote au parlement français les « pouvoirs spéciaux » pour l’armée coloniale en Algérie, le PCA verse à l’ALN, par dissolution, les Combattants de la libération. Ces maquisards communistes seront le plus souvent éliminés ou marginalisés. Le Parti communiste conservera des noyaux de fidélité et un réseau dans l’ombre qui bénéficie de refuges en Europe de l’Est, à Prague notamment. Pour tourner le MNA et la syndicalisation par l’USTA, centrale messaliste, en France, renonçant à transférer l’UGTA, une solution originale sera trouvée, celle de la double appartenance à travers la mise en place, à partir de février 1957, de l’Amicale Générale de Travailleurs Algériens (AGTA) qui permet aux syndicalistes algériens de rester dans les syndicats français, et en nombre à la CGT, tout en suivant le FLN.
Les combattants des maquis et la population algérienne dans les Aurès, comme notamment dans le Constantinois, subissent les assauts de l’armée coloniale et perdent leurs chefs, surtout après la déferlante accompagnée de massacres du 20 août 1955. Ramdane Abane pense mettre à profit la mobilisation par les grèves en ville (la grève générale du 5 juillet 1956 fut un succès) qui s’affirme à l’été et à l’automne 1956 ; il se fonde sur la capacité élargie d’agir au centre même de la puissance coloniale à Alger. Les maquis et les zones intérieures sont les renforts de cette action politique centrale qui déplace le lieu de la violence des armes. L’idée, largement illusoire, de gagner en frappant au centre est mise en avant par Larbi Ben M’Hidi* qui organise la résistance armée de la zone d’Alger. Contre le terrorisme colonial qui s’est manifesté par l’explosion d’une bombe faisant des dizaines de victimes rue de Thèbes à la Casbah dans la nuit du 10 août 1956, l’action par les armes oppose des attentats choisis et des attaques devant monter en puissance. La préparation s’accélère après le détournement, le 22 octobre, de l’avion des leaders de l’extérieur et leur emprisonnement en France. Pour Ramdane Abane, la guerre se gagne à Alger.
Ce qui sera appelé la Bataille d’Alger commence en janvier 1957 par la grève de huit jours. La force armée et policière coloniale, généralisant la torture et les internements dans les camps, finira par quadriller Alger et renvoyer la résistance vers les montagnes. Le schéma prévu par Abane Ramdane se renverse, mais nul n’avait prévu la fusion nouvelle de l’armée française et du peuplement colonial, ni le 13 mai 1958 et l’appel au général de Gaulle, ni le renversement de République. La guerre dite d’Algérie durera plus longtemps sous la Ve République et fera plus de ravages que sous la IVe, mais le cours en sera changé à travers la succession des soubresauts coloniaux et l’isolement, mais aussi par la persistance de la résistance intérieure. Parler d’échec n’a pas grand sens en histoire, mais la perte de la Bataille d’Alger sera certes portée à la charge de Larbi Ben M’hidi*, que les militaires français font disparaître dans l’horreur, et retombera sur celui qui est partout appelé Abane Ramdane.
Le congres de la Soummam avait affirmé la primauté du politique sur le militaire et l’importance centrale de la lutte intérieure en mettant en place des organes circonscrits de décision et de délibération très centralisés. La réunion du Conseil National de la Révolution Algérienne qui se tient au Caire le 27 août 1957 adopte le rapport d’activités que présence Abane Ramdane, mais renverse son œuvre. Le Conseil proclame que « tous ceux qui participent à la lutte libératrice avec ou sans uniforme sont égaux ». Ceux qui ont les armes risquent fort d’être plus égaux que les autres, d’autant qu’il n’y a pas de primauté du politique sur le militaire ni de différence entre l’intérieur et extérieur ». Les instances centrales sont élargies mais le noyau central de pouvoir appartient au triumvirat qui contrôle les armes, et chaque chef sa clientèle armée : Krim Belkacem pour une part des réseaux kabyles, Lakhdar Ben Tobbal qui a des répondants dans l’Est algérien, et Abdelhafid Boussouf qui avait le commandement de la zone oranaise aux confins marocains, avant d’être charge de l’armement, des communications et de devenir le maitre des services de renseignement. La montée en force de l’État-major général est encore à venir. Cinq colonels s’accordent pour attirer Abane Ramdane dans un guet-apens au Maroc sous prétexte de régler des problèmes avec le roi ; trois décident l’élimination : Abdelhafid Boussouf, Mahmoud Cherif et Krim Belkacem le font étrangler dans une ferme près de Tetouan entre le 22 et le 27 décembre 1957. Ceux qui marchent d’abord à la rivalité de pouvoir, éliminent une tête politique dont la volonté nationale était primordiale et faisait une place au syndicalisme, fut-elle subordonnée. La réalité du crime et plus encore la complicité dans la décision mettront très longtemps à se faire jour ; la dissimulation se donnait pour patriotique quand El Moudjahid du 29 mai 1958 titrait : « ABBANE RAMDAN EST MORT AU CHAMP D’HONNEUR ».
Par René Gallissot
SOURCES : Témoignages d’Amar Abane et de Belaid Abane recueillis par Kader Ammour et cités dans K. Ammour et B. Stora, « Abbane Ramdane », Les grands révolutionnaires, Martinsard, Paris, 1984. —M. Harbi, Le FLN, Mirage et Réalité, éditions J.A., Paris, 1980, idem, Les Archives de la Révolution algérienne, Jeune Afrique, Paris, 1981, idem, Une vie debout, Mémoires politiques, t. 1 : 1945-1962, La Découverte, Paris, 2001. — R. Gallissot, « Syndicalisme et nationalisme : la fondation de (’Union générale des Travailleurs Algériens », Le Mouvement social, n° 66, janvier-mars 1969 ; et pour revenir sur mon erreur à croire l’autonomie du syndicalisme, pour les réunions décisives en présence d’Abane Ramdane : B. Bourouiba, Les syndicalistes algériens, op. cit. — D. D. Amrane-Minne, Des femmes dans la guerre d’Algérie, Karthala, Paris, 1994.