Par René Gallissot
Né le 11 juin 1916 à Bordeaux (Gironde), mort le 5 juin 2006 à Porto-Vecchio (Corse du Sud) ; animateur des Jeunesses étudiantes chrétiennes ; dans la Résistance à Bourg-en-Bresse, Toulon puis Lyon, écrit dans Les Cahiers de notre jeunesse depuis 1941 puis Cahier et Courrier de Témoignage chrétien ; rédacteur en chef de Témoignage chrétien de 1944 à la fin 1945 ; chargé d’enseignement à la Faculté des lettres d’Alger de 1946 à 1956 ; membre du Comité directeur d’Alger républicain, président ou secrétaire général du Mouvement de la paix en Algérie, du Front algérien pour la démocratie et la défense des libertés ; en 1950, membre de l’Union progressiste ; quitte l’Algérie en mars 1956 pour la faculté de Strasbourg ; emprisonné 40 jours pour son soutien de l’indépendance algérienne ; retour en Algérie de 1963 à 1965.
La famille d’André Mandouze habitait quai de la Martinique dans le quartier des Chartrons, lieu de base de la fortune coloniale et marchande de Bordeaux ; si elle connut le négoce dans le passé, dans l’ascendance maternelle des Vigneau, la famille n’en était pas moins besogneuse. La mère née Marie Lesbats eut cependant des chances de rétablir les biens du ménage en obtenant sur le tard des fonctions de fondé de pouvoirs dans des maisons marchandes ; le père était employé à la comptabilité dans une maison de vins. Une sœur prit vite un emploi ; le frère plus jeune disparut pour s’illustrer dans la marine de la France libre. Bien des carrières furent fermées à André Mandouze à cause d’une très forte myopie congénitale ; mais reçu 1er au concours des Bourses, il peut poursuivre le secondaire jusqu’en Lettres supérieures et atteindre en 1937 au paradis de fraternité intellectuelle, au siège des Lumières et au milieu des relations savantes et des recours aux anciens bien en place, qu’est l’École normale supérieure au 45 rue d’Ulm à Paris. Il tint à être membre du Conseil d’administration de l’Association des anciens élèves ; le rêve qu’il poursuivit jusqu’en 1971 et dont il ne fit pas mystère, était de devenir directeur de l’École.
Famille catholique mais école laïque ; en avançant en âge, les parents pratiquèrent plus intensément leur religion. De toute façon, depuis le lycée, lycée annexe et grand lycée, auprès du père Dieuzayde, familièrement « Vieux Zèbre », ou « le jésuite rouge », aumônier de la JEC, le jeune André Mandouze, entra en action catholique, première et autre continuité de sa vie. La vraie France est celle de la Révolution française ; pour ces cathos de gauche, le combat se mena contre l’Action française qui se réclamait d’un traditionalisme théocratique, hiérarchique, corporatif et nationaliste. À la JEC, il prit goût au sport, aux randonnées et aux camps de jeunes en montagne. Surtout bien que le terme de christianisme social lui semblait insuffisant, tout en distinguant le temporel et le spirituel, il pensait que la foi était inspiratrice de la lutte pour l’égalité et la liberté humaine ; le Christ conduit au peuple, au monde des opprimés et des prolétaires. À cette date, cela le conduisit à se mettre aux côtés de la Révolution d’Espagne et à apporter sa contribution au Secours Rouge.
À l’École normale supérieure, il fut interne à la turne 37, celle du prince « tala » et de ses adjoints, représentant de ceux qui vont à la messe ; il prit place et s’activa au bureau de la JEC, au bureau des étudiants de Paris dominé par les élèves des Grandes Écoles, puis au secrétariat général-branche universitaire. Dans ses Mémoires d’outre-siècle, André Mandouze dit que l’École marqua « une cassure entre ce que j’étais avant l’École et ce que j’ai été après. ». Rupture avec « le bon élève, le très bon élève, le trop bon élève », malgré des indignations, respectueux de l’ordre établi ; ce qu’il découvrit, c’est que cet ordre était en fait « le désordre établi » ; la formule est d’Emmanuel Mounier. Privilégié par l’École, ce qu’il ne dit pas ; protestataire libéré certes, mais jurant toujours au nom de Dieu, bon Dieu.
Persistant aussi dans la voie des études classiques, adonné aux rayons des Pères de l’Église à la bibliothèque, il demanda à son maître latiniste Jean Bayet, un sujet de recherche ; celui-ci lui proposa : « Que diriez-vous d’un sujet sur la mystique et le langage mystique dans les Soliloques et les Confessions de saint Augustin ». « Moi qui n’avait rien lu de saint Augustin…, c’est ainsi que, ce jour-là, je suis entré sans m’en douter pour la vie, non tout à fait en religion, mais tout à fait en Augustin ».
En cours de latin à la Sorbonne, il rencontra Jeannette Bouissou, fille de deux professeurs de lycée et petite fille d’un instituteur, montée de Marseille pour des études tout aussi classiques. « Elle m’apparaît, cette cheftaine de guides, autrement vivante, autrement décidée, autrement directe, autrement présente, bref autrement tout, que mes bonnes vieilles camarades de la JEC féminine ». Pour des raisons pratiques, l’entrée en guerre précipita l’heure du mariage qui a lieu à Marseille le 20 janvier 1940 ; à travers les tribulations de la Résistance en France, de dix années à Alger et d’engagement pour la Résistance algérienne, ils eurent sept enfants.
Pour avoir suivi la facile préparation militaire à l’ENS, l’enrôlement militaire l’avait envoyé d’abord à l’École militaire de Saint-Maixent ; sa myopie le fit affecter à l’arrière, à Besançon, comme auxiliaire au 4e bureau chargé de répondre au courrier déclassé au nom du général ; la débâcle l’amèna jusqu’à Bourg en Bresse. Jeannette Mandouze qui avait de la famille dans le Jura, put le rejoindre. Démobilisé, brandissant son titre d’agrégé, il put glisser sur un poste d’enseignement en classe de première au lycée en tant que délégué rectoral au 1er octobre 1940. Premiers éclats de Résistance patriotique en commentant des textes de Péguy et le Polyeucte de Corneille, héroïque, en arrêtant la projection du film nazi antisémite Le Juif Süss. C’est au nom de « La France », qu’André Mandouze donna ses premiers articles à la revue Temps nouveau, « revue des chrétiens avancés », puis aux Cahiers de Notre Jeunesse ; la publication clandestine prend le nom de Cahier de Témoignage chrétien. Au sens fort, le patriotisme était affirmé en tant que témoignage chrétien ; le père Chaillet, le fondateur dominicain, ayant substitué chrétien à catholique pour faire place au protestantisme chrétien. L’éditorial du premier cahier en novembre 1941, avait pour titre : « France, prends garde de perdre ton âme. » ; le premier article d’André Mandouze, « La Vertu de patriotisme » (avril 1942).
Pour l’année scolaire 1941-1942, il obtint un poste au lycée de Toulon qui le fit enseigner à des élèves de l’École navale non sans secouer leur pétainisme. Il fut en relations avec les mouvements de Résistance de la zone sud. Son ami et maître Jean Bayet avait obtenu la création de postes d’assistants dans les Universités, ce qui marqua la continuité administrative sous Vichy ; aussi la Fac de Lyon fut proposée au thésard latiniste qui fit la rentrée dans le dernier trimestre 1942.
André Mandouze se trouva au carrefour lyonnais des courants et des organes de la Résistance intérieure, qui plus encore était le siège de la Résistance dite spirituelle des croyants formés à l’Action catholique et ouverts à l’œcuménisme, des repliés de la revue Esprit, disciples d’Emmanuel Mounier abandonnant les Chantiers de jeunesse du Maréchal au-dessus d’Uriage dans les Alpes, pour une autre Révolution nationale, celle de la France libre unissant ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas, en rivalisant d’exaltation patriotique. Dans ce foyer catholique, l’émulation était aussi entre pères jésuites et frères dominicains. Ils dénoncèrent ensemble la soumission des prélats et de la hiérarchie de l’Église au traditionalisme qui substituait travail, famille, patrie à la trilogie républicaine, liberté, égalité, fraternité ; ils firent de la classe ouvrière, une nouvelle terre de mission, en empruntant au marxisme, un attachement à la notion de travail, et en purifiant le modèle familial et la foi dans la patrie qui est la France personnifiée.
Selon la remarque de Jean-Marie Domenach, futur directeur d’Esprit, la maison familiale Mandouze était par excellence, ce carrefour de la Résistance. Le soutien pratique se porta à ceux, juifs ou apatrides, qui étaient voués aux camps, puis à ceux requis au travail obligatoire en Allemagne ; de là, la fabrication de faux-papiers, les transports et les planques, ce qui vaut des perquisitions à la maison, et le passage en clandestinité quand la maison fut vidée en 1944 par la Gestapo. André Mandouze se rendit souvent à Paris car il était devenu depuis le début de 1943, le rédacteur en chef des Cahiers de notre Jeunesse devenant Cahier de Témoignage Chrétien qu’accompagne le Courrier de Témoignage chrétien. Le dernier cahier clandestin porta en manchette « Espoir de la France » ; le maître en histoire de l’antiquité chrétienne, Henri-Irénée Marrou, ouvrit par un texte qui a pour titre « L’Amour de la France » ; l’article de Mandouze suivait : « Libération spirituelle de la France ». À la Libération de Paris, les deux journaux qui sont les premiers à paraître au grand jour furent l’Humanité et Témoignage chrétien dont André Mandouze fut le rédacteur en chef. Le titre qui barrait la page dit « Peuple te voilà libre » ; libre pour une nouvelle étape de la Révolution française, celle de l’Égalité, car « la Liberté est inséparable de la Justice et de l’Amour ».
Pour la rentrée universitaire d’octobre-novembre 1944, devenu secrétaire général de l’Éducation nationale auprès du ministre René Capitant, gaulliste d’Alger, Jean Bayet transfera l’assistant de latin André Mandouze de Lyon à la Sorbonne pour qu’il puisse pleinement se consacrer à la publication de Témoignage chrétien. André Mandouze n’était pas membre de parti et déclina l’offre de devenir député. Intellectuel, le rédacteur en chef de TC traça la voie faite de la marche conjuguée des communistes et des engagés de la libération spirituelle qui en appelaient eux aussi à la Révolution ; celle-ci reposa d’abord sur la transformation des rapports sociaux. Les articles de Mandouze étaient explicites jusque dans leur ponctuation : « La Révolution nécessaire », « Faire la révolution », « Pour un christianisme dans la rue », « Vive la Russie soviétique », « Pour une mobilisation générale de la France », « Mort aux bourgeois », « À quand la libération de la bourgeoisie ? », « Et la France ? » André Mandouze était au centre du débat d’époque : « Chrétiens et communistes » ; sa conviction acquise dans le compagnonnage de la Résistance, était que toute marche en avant n’est possible qu’ensemble ; en un sens, au front unique des socialistes et des communistes, il substituait le front uni des communistes et des croyants. Foin des réformistes tels les socialistes ; les hommes de Dieu et les communistes sont eux des révolutionnaires patriotes.
Le débat devint conflit à Témoignage chrétien ; est-ce par qu’André Mandouze conclut son article « Mort aux bourgeois » en précisant qu’il ne veut la mort de personne, mais qu’il s’agit « d’exiger un changement complet des structures économiques » ? On peut plutôt penser que pour les hommes du Pape, « le communisme reste intrinsèquement pervers » (Pie XI). Approuvé par le dominicain Chaillet, le père Fessard, jésuite, fit imprimer un Cahier de Témoignage chrétien qui répondait au premier cahier ayant pour titre : « France, prends garde de perdre ton âme. », en étant intitulé : « France prend garde de perdre ta liberté ». La menace était celle du communisme qui succédait au nazisme en devenant le danger majeur. Le rédacteur en chef ne put rien ; la société du journal venait d’être constituée en SARL ; sa voix n’avait pas de poids. Il obtint certes la mise au pilon du cahier imprimé, et refusant toute version édulcorée, décida de partir. Dans son chapitre de ses mémoires, sous le titre « Et moi aussi, je me libère », il commenta : « « Ma pratique, jour après jour et semaine après semaine, d’une constructive coexistence avec les communistes héritée de la Résistance leur était tout simplement étrangère ».
À la fin de 1945, voici André Mandouze rendu totalement à l’Université et à sa recherche sur saint Augustin ; son protecteur, Jean Bayet, pensa le faire nommer chargé d’enseignement à Caen ; le poste se déroba ; il lui offrit Alger. À cette époque, disons avec Strasbourg, la Faculté des lettres d’Alger où passent de jeunes professeurs prometteurs, était la plus belle offre académique française possible ; universitairement, l’Algérie, c’est la France. En janvier 1946, André Mandouze arriva pour préparer l’établissement familial. ; il débarqua le 19 janvier le jour où De Gaulle abandonna toutes fonctions politiques.
Ses premiers contacts furent avec les prêtres de l’Action catholique, avec l’abbé Scotto alors curé de Birmandreis, et avec les jeunes étudiants catholiques qui avaient leur propre association, l’Asso, dont il devint très vite le parrain. Il obtint du gouverneur Chataigneau et du rectorat, d’ouvrir des camps d’études à la plage d’abord près de Tipaza, puis en montagne, à Chréa et plus tard à Tikjda station de ski et neige en Kabylie. Quand Jeannette et enfants furent arrivés, toute la famille s’y mêla. Les enfants Chaulet, Pierre et Anne-Marie, y apparairuent bientôt. La maison d’Hydra devint un carrefour des jeunes, et le lieu de passage des invités de France. Une chapelle à proximité fut ouverte, bénie par l’abbé Scotto. Cette fois, marchant sur les traces de l’évêque d’Hippone et de Constantine, il perçut Augustin comme un fils de l’Algérie. Le nationalisme fait des nations, des personnes qui traversèrent les temps depuis les origines ; André Mandouze alla même jusqu’à écrire qu’Augustin est « de souche algérienne ». Il devint un savant en patristique, commentant les écrits des Pères de l’Église et rejoignant ses pairs dans des colloques à Oxford. Il fit en outre partie de l’association France-Islam inspirée par Louis Massignon.
Politiquement sa ligne de conduite demeurait ; il entra au Comité directeur d’Alger républicain confié en 1950 à Henri Alleg. Il se présenta aux élections municipales à Alger sur la liste du Front démocratique conduite par le général Tubert, ancien maire de la municipalité France combattante de 1945. Il cumula les présidences, celle du Comité d’action des intellectuels algériens pour la liberté et la démocratie, puis face au gouverneur Naegelen qui fabriquait les résultats électoraux avec outrance et multipliait les arrestations et déportations, le Comité algérien de lutte contre la répression ; le but est d’arriver à un front uni entre les nationalistes, les communistes et ceux qui sont acquis à un avenir national algérien, progressistes chrétiens et selon la formule locale, libéraux européens. Aussi André Mandouze est-il très actif au dernier front politique, défendu par les communistes jusqu’en 1951-1952, le Front algérien pour la démocratie et la défense des libertés.
Plus encore, ce qui le situe pour une part en France, il devint une figure du Mouvement de la paix. En 1948, il fut au congrès fondateur de Wroclaw en Pologne, puis à Pleyel l’année suivante. En 1950, il présenta à Paris, un rapport à la Conférence nationale de l’Union progressiste, qui entendait en tant que témoin chrétien, agir en parallèle du mouvement communiste. Le titre de sa contribution au volume Les Chrétiens et la politique : « Prendre la main tendue », par le PCF donc, vaut aussi pour soutenir les luttes des colonisés. Il collabora à la revue La Quinzaine, qui exprimait le choix des prêtres ouvriers à la Mission de France. Ce qu’il privilégiait cependant, c’est l’information et les avertissements sur la situation en Algérie, notamment par deux articles dans Esprit. Sous le faux calme, se prépare « la révolte contre les exploiteurs et les occupants ». Au congrès du Mouvement de la paix, il dit sa raison d’être : « Il y avait en France et en Europe un mot qui disait bien ce qu’il voulait dire. C’est le mot résistance. L’Algérie est en état de résistance ».
Il s’appuya sur les étudiants de l’Asso qui l’entouraient littéralement, plus largement sur les plus progressistes des militants d’Action catholique ; avec l’aide du libraire Abdelkader Mimouni qui tient la librairie En Nahda (Renaissance arabe) pour le compte du PPA-MTLD, et pour qu’il y ait une présence juive avec le concours d’André Chouraqui d’une famille de Mostaganem et alors juge à Bou Saada, et pour le marxisme, celui de François Châtelet qui enseigne à Oran, André Mandouze fit sortir une revue ronéotée, Consciences algériennes (décembre 1950- juin 1951). Le Manifeste qu’il rédige pose en premier qu’« il n’est pas de conscience algérienne possible sans une liquidation définitive du racisme et du colonialisme ». Les trois numéros publiés avaient leur bête noire, le gouverneur Naegelen* non sans illusion rétrospective sur l’action de son prédécesseur Chataigneau* et sur la valeur du statut de 1947 pour l’Algérie dont l’application était encore demandée. Le combat fut mené à la fois pour la paix et contre le colonialisme. À la différence des communistes et par attachement à l’indépendance nationale, André Mandouze se refusa à parler d’Union française ; la formule sentait trop son paternalisme impérial.
L’élargissement vint des étudiants eux-mêmes ; ceux de l’Asso catholique ouvraient les contacts avec les étudiants qui voulaient faire fonctionner leur propre association d’étudiants musulmans sans pouvoir au reste surmonter la rivalité entre affiliés du MTLD et partisans du PCA, et peut-être plus encore avec les Scouts musulmans plus cohérents en se distinguant des autres groupements scouts. Ces Scouts musulmans d’Alger mais ayant des ramifications, étaient emmenés à cette époque par le professeur d’histoire Mahfoud Kaddache ; parmi eux, émergeait le tout jeune Salah Louanchi qui fréquenta la famille Chaulet*. Il faudrait ajouter les rencontres de ciné-clubs auxquelles participaient à Alger André Mandouze depuis 1948 et tout ce qu’Alger recélait d’intellectuels progressistes, vétérans et jeunes, enseignantes et enseignants.
Ce cercle de relations rayonnait ainsi peu plus loin que les Facultés, vers des lycéens et des instituteurs qui ne viennaient pas seulement des écoles françaises de Kabylie ; il y avait aussi des élèves et des enseignants de médersas, souvent très progressistes car se situant au-delà de l’Association des Oulémas. C’était le modèle des stages universitaires pour les séances de formation et des camps de jeunes, que reprend l’Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale (AJAAS). S’ajouta l’action sociale, dans les bidonvilles en particulier avec l’assistance du Secrétariat social de l’archevéché d’Alger. André Mandouze laissa ces jeunes s’organiser eux-mêmes d’autant qu’il regrettait que par héritage anticommuniste, il manquait l’alliance avec les jeunes communistes qui se retrouvaient à l’Union démocratique des jeunes, et, pour des militantes exemplaires, avec l’Union des femmes. Peut-être est-ce un effet de prépondérance de la famille Chaulet en rupture cependant avec « les ambiguïtés démo-chrétiennes de la CFTC » d’Alexandre Chaulet ; la formule est de Mandouze.
Ce sont ces jeunes qui relancaient leur guide pour donner une suite à la revue Consciences algériennes. Grâce à plusieurs centaines d’abonnés, ce sera la revue Consciences Maghribines, avec i d’autant que le mot Maghreb est encore peu employé en version française. François Châtelet est à Tunis. Robert Barrat donna plus de 200 articles à Témoignage chrétien ; il se fit le journaliste engagé des mouvements nationaux d’Afrique du Nord, à commencer en demandant « justice pour le Maroc ». L’assassinat du syndicaliste tunisien Ferhat Hached ouvrit les années du Maghreb, à la fin de 1952, quand paraît le n° 1 de la revue. Celle-ci donna la parole aux syndicalistes, entre autres à Lakhdar Kaïdi (CGT) pour l’Algérie. Le n° 3 prit pour sujet « Les Musulmans d’Afrique du Nord et les travailleurs algériens en France ». La revue publia en effet des dossiers comme « instruments de travail et de réflexion ». L’indépendance en 1956 du Maroc et de la Tunisie laisse seule l’insurrection algérienne à sa radicalisation. Les deux dernières livraisons (numéros doubles) dans l’été 1956, saisies et reproduites par le FLN, commençaient la publication des documents de l’UGTA et du FLN qu’André Mandouze ne va cesser de réunir.
Certes dans le numéro 3 de Consciences maghribines qui parut en octobre-novembre 1954, et traitait de la misère en Algérie que révélait le tremblement de terre d’Orléansville, André Mandouze signa un éditorial intitulé : « Au secours messieurs, l’Algérie est calme », se moquant du ministre de l’intérieur François Mitterrand fort satisfait au retour d’une visiMessieursérie qu’il redisait française. André Mandouze reconnut cependant avoir été surpris par l’insurrection de novembre qui confirmait ses avertissements. Il s’employa à se faire entendre, si possible au plus haut, en se présentant pour informer. Par Georges Suffert* qui lui succéda à Témoignage chrétien, il obtint de rencontrer François Mitterrand en novembre 1954 ; celui-ci était plus inquiet d’être écouté par des micros que de l’avenir de l’Algérie ; il s’emporta quand il se vit contredit. Il rencontra avec plus d’écoute, François Mauriac. Par la suite, les espoirs se reportèrent sur Mendès-France dont en bon serviteur du Mouvement de la paix, il n’approuva pas les positions sur la défense européenne. Le gouvernement Mendès-France tomba à Paris début février 1955, dans les jours mêmes où le pape condamna la Quinzaine et le compagnonnage des partis communistes. André Mandouze persista et signa dans Le Bulletin, qui succéda à la revue.
Les choses s’aggravèrent en Algérie ; la tension monta à Alger contre l’insupportable Mandouze et autour de lui. Il est vrai qu’il avait des contacts avec les anciens centralistes devenant à partir de juin 1955, la direction du FLN à Alger (Ramdane Abane et Benyoucef Benkheda*). Les animateurs de l’AJAAS, à commencer par Pierre Chaulet*, organisaient le soutien médical et social aux soldats de l’ALN et à leurs familles. L’Association tint encore des journées à Sidi-Ferruch à l’automne 1955, invitant Frantz Fanon pour parler de la peur en Algérie. Autour des Chaulet se constitua un réseau de soutien et de secours que sont « les Amitiés algériennes ».
Alors qu’Albert Camus vint à Alger exposer l’idée de Trève civile, se faisant déjà conspuer, André Mandouze saisit l’invitation que lui fait le Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, à intervenir au meeting organisé à Paris le 27 janvier 1956, salle Wagram. Égal à lui-même se plaçant au sommet, il domina le brouhaha des manifestants messalistes (cf. à Daniel Guérin ou Yves Dechezelles), en apportant le salut de la Résistance algérienne ; tout le monde comprit le FLN. Il avait aussi fait retenir un rendez-vous avec Mendès-France qui était ministre d’État dans le gouvernement que formait Guy Mollet. Mendès l’écouta en couvrant des feuilles de notes et en lui demandant, en toutes circonstances, de l’avertir. Tous deux redoutaient que dans son déplacement à Alger, le président du conseil n’aille s’offrir à la réaction des ultras de la colonisation qui savaient monter un accueil. En fait d’intermédiaire, André Mandouze qui ne se prenait pas pour un dirigeant politique ni pour un homme de l’ombre, n’avait guère facilité qu’une rencontre informelle entre François Mauriac et Ferhat Abbas, mettant à contribution son ami Salah Louanchi qui a pris la direction de la Fédération de France du FLN.
De retour à Alger, passant pour un émissaire du FLN, et de retour à ses cours à la Faculté des lettres, André Mandouze fut aussi face à un coup monté, le 6 mars 1956, par des étudiants inconnus ou improvisés qui entendent crier à la trahison et empêcher son cours. Ce sont les étudiants algériens qui l’aidèrent à sortir. Il se vit barrer la porte de son église, la chapelle à côté de la maison, par un rassemblement de paroissiens ; à la sortie de la messe, ceux-ci le rouèrent de coups et saccagèrent sa maison. Il quitta Alger pour la Faculté de Strasbourg où il prit son enseignement le 1er avril 1956.
C’est alors en France que les choses se gâtèrent. Son maître Henri-Irénée Marrou y alla de son article dans Le Monde : « France, ma patrie » qui évoquait le pire qui se passait en Algérie au nom de la France (5 avril 1956) ; la police fit une descente chez lui pour fouiller livres et papiers. La maison de congés que possèdaient les Mandouze à Neauphle-le-Château près de Rambouillet fut barbouillée au goudron : « MENDOUZE LE TRAÎTRE. ALGERIE FRANÇAISE » ; des tracts furent distribués au nom de La Phalange française contre le Fellagha Mandouze. Le 23 mai 1956, la police vint accompagner le juge d’instruction qui mit à exécution une inculpation d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État décidée par le juge d’instruction de Blida au titre d’un témoignage ancien au procès de Ben Bella et des détenus de l’organisation spéciale en 1951. La DST fouilla la maison. Emmené menotté, André Mandouze, resta 39 jours à la prison de la Santé.
À Strasbourg, il trouva de bonnes conditions de travail universitaire et de recherche à côté de la Faculté de théologie ; sur les pères de l’Église somme toute, il était plus théologien qu’historien. Jeannette Mandouze enseigna dans une école juive. Pour parler d’Algérie, A. Mandouze fit de fréquentes navettes sur Paris retrouvant ses amis d’Esprit et du Monde. Par proximité politique, il intervint en novembre 1956 au congrès du Mouvement de libération du Peuple (MLP), mouvement qui allait se fondre ensuite dans le PSU. « Pour une politique de décolonisation », tel était l’objet de la discussion. Sa conclusion dit bien sa conviction de base d’indépendance nationale qui était la voie non seulement de libération des colonies mais de libération de la France. « Quand l’ancienne Union française sera morte, alors il pourra y avoir des amitiés possibles et des échanges possibles entre pays libre. Quand la pseudo-Union française sera morte, il y aura une chance pour la France d’exister. »
Dans l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, Anéré Mandouze vit la manipulation de la réaction coloniale et le pouvoir fascisant des militaires, cette submersion du gaullisme par le pétainisme qui remonte des colonies vers la France. Dans Témoignage chrétien (6 juin 1958), il s’adressa « À qui fut Charles De Gaulle ». Il s’éleva contre les diversions et les retards ; aussi appela-t-il comme les communistes à voter non aux referendums. Il souligna les ravages des regroupements en Algérie et la guerre plus destructrice encore sous la Ve République et qui dura. Il dénonça cette barbarie prolongée dans la préface au livre L’Algérie en prison de Jacques Charby (mars 1961, Éditions de Minuit).
Ce qui l’étonna, c’est l’ignorance des politiques sur les positions du FLN, celle même de Louis Joxe, ministre de De Gaulle et futur négociateur, qu’il rencontra par des connaissances. Aussi, ce n’est pas seulement pour le public, mais pour les militaires des ministères et pour combattre les préjugés et les peurs des hommes de gouvernement, qu’il mit à jour les textes et déclarations du FLN et de l’UGTA, puis du GPRA. Le recueil La Révolution algérienne par les textes sort chez François Maspero le 17 février 1961 ; la saisie n’intervient que le 21 février. Elle sera levée le 10 juillet 1961 à la demande de l’État-major ; les officiers gaullistes ont besoin de l’ouvrage pour leur usage d’abord. Une seconde édition sort en septembre ; chaque fois complétée, il y en aura une 3e en mai 1962.
S’il se déplaça au procès Jeanson, c’est de Strasbourg qu’il signe le Manifeste des 121 et apporta son soutien au Comité Audin. Parce qu’il est acquis à l’idée de voir des chrétiens devenir Algériens et demeurer après l’indépendance, André Mandouze qui, lui, se considèrait purement français, poussa Mgr Duval, archevèque d’Alger, et l’abbé Scotto à faire des déclarations. Pierre Chaulet* devint chargé de mission auprès du ministre de l’Information M’Hamed Yazid* pour s’adresser aux Européens d’Algérie et soutenir la place d’une minorité française en Algérie. L’OAS, - et la maison de Neauphle-le-Château fut plastiquée en décembre 1961 -, précipita l’exode des Européens. C’est en tant que révolutionnaire français, qu’André Mandouze plaça l’avenir dans une Révolution algérienne. Puisque l’indépendance paraissait acquise, il le dit avec force dans un article publié en octobre 1961 dans le n° 12 de Vérité-Liberté, ce qui le situait bien à l’extrême gauche critique du PCF. « L’Algérie sera révolutionnaire ou ne sera pas ».
L’indépendance nationale permit de résoudre le sous-développement sur la voie socialiste qui, au sens propre, opère la nationalisation par les nationalisations. Certes André Mandouze se montra moins léger que Francis Jeanson* dans son livre de fiction littéraire et philosophique par incompétence économique et inconscience politique : La Révolution algérienne (Feltrinelli, Milan, 1962) avec cependant un sous-titre : Problèmes et perspectives. Dans sa critique (revue Partisans, n° 6, 1962), André Mandouze ne relèva que les naïvetés sur l’idée européenne. Pour lui aussi, l’approche toute morale des problèmes du développement, était grosse d’illusions qui relèvèrent aussi de la passion nationale. Dans Le Monde du 15 mai 1962, en bonnes feuilles de la réédition de son recueil de textes du FLN, il donna pour titre à son article : « La Révolution algérienne à l’épreuve des faits ».
À l’heure de l’indépendance, les trois plus grands enfants Mandouze étaient déjà partis pour l’Algérie en terre de mission. Au début de 1963, André Mandouze fut appelé à la direction de l’Université d’Alger ; la maison d’Hydra redevint un foyer d’étudiants fidèles, jusqu’aux déboires et la nécessité de plier bagages après le coup d’État de Boumédienne. Partant pour la Sorbonne et après mai 1968, à Paris 4 où règna la droite classique, à ses dix ans d’Algérie, « le professeur Mandouze » ajouta « 17 ans de thème latin ». Il pratique intensément la patristique. S’il revint en Algérie en 2001, ce fut pour célébrer dans un colloque présidentiel, Augustin l’Algérien.
Par René Gallissot
ŒUVRE : Déportation, cahier de Témoignage chrétien, clandestin anonyme, 1946. — La Révolution algérienne par les textes, Maspero, 1961. — Mémoire d’outre-siècle, t.1, D’une résistance à l’autre, Viviane Hamy, 1998 ; t. 2, A gauche toute, bon Dieu !, Le Cerf, 2003.
SOURCES : Outre les publications citées, articles répertoriés dans A. Mandouze, Mémoires d’Outre-siècle. Tome I. D’une Résistance à l’Autre. Viviane Hamy, Paris, 1998, et tome II, À gauche toute, bon Dieu ! 1962-1981, Le Cerf, Paris, 2003. « La guerre d’Algérie et les intellectuels français » (dir. J-P. Rioux et J-F. Sirinelli), Cahiers de l’Institut d’histoire du temps présent, n° 10, novembre 1988, CNRS, Paris. – J. Charby, L’Algérie en prison. Minuit, Paris, 1961, et Les porteurs d’espoir. Les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, La Découverte, Paris, 2004. — « André Mandouze : A gauche toute ! », L’Histoire, septembre 2003.