Par Freddy Joris
Hodimont (aujourd’hui commune de Verviers, pr. Liège, arr. Verviers), 22 février 1841 − Verviers, 5 octobre 1909. Ouvrier textile, fondateur et animateur de la section verviétoise de la Première Internationale puis échevin socialiste de Verviers.
Fils et petit-fils d’ouvriers tisserands particulièrement pauvres et orphelin de père à six ans, Pierre Fluche entre à l’usine à l’âge de onze ans, après ses études primaires, pour devenir, à son tour, tisserand en 1853. À vingt ans, il complète sa formation professionnelle par un tour de France des villes textiles qui le mène en trois ans en Normandie, en Champagne, à Lyon, à Saint-Étienne, à Albi, à Mazamet puis à la Manufacture des Gobelins à Paris. Il rentre à Verviers en 1864.
Pierre Fluche entame son parcours militant en 1865, en assistant aux meetings, organisés dans le quartier dit des Grandes Rames, en faveur du suffrage universel par le cercle ouvrier La Réforme par l’action, animé par un ancien quarante-huitard, le poète wallon Corneil Gomzé. En novembre 1867, ce dernier fonde, avec André Larondelle, Roch Germay et Frédéric-Joseph Thiry, la Société des Francs-ouvriers, qui publie aussitôt un mensuel, Le Mirabeau. Fluche en est un des premiers adhérents puis le secrétaire lorsque les Francs-ouvriers deviennent, en avril 1868, suite à des contacts avec César De Paepe* et Eugène Hins, la section verviétoise de l’Association internationale des travailleurs (AIT).
Dès ce moment, Pierre Fluche se signale par ses talents d’orateur lors d’une série de meetings dans la région. Il prend également la parole, au nom des Verviétois, lors du troisième Congrès international de l’AIT en septembre 1868 à Bruxelles. Au début de 1869, il est l’éditeur responsable du Mirabeau lorsque est fondée la Fédération verviétoise de l’AIT qui regroupe une dizaine de sections locales de l’Internationale et autant de syndicats professionnels. La diffusion du journal ouvrier est telle qu’il peut même devenir hebdomadaire à partir de mars 1870.
Pierre Fluche prend une part active dans les nombreux conflits sociaux qui éclatent dans les diverses industries du bassin verviétois (textile et métallurgie, essentiellement) de décembre 1868 à l’été 1871, avec, en point d’orgue, l’obtention de la journée de dix heures dans la construction mécanique en août 1871. Son activité militante lui vaut, à la même époque, son premier renvoi d’une usine et un mois de prison ferme en tant qu’éditeur du Mirabeau.
Dans les querelles idéologiques et personnelles qui divisent l’Internationale entre marxistes et partisans de Mikhaïl Bakounine, Pierre Fluche penche, et, avec lui, la Fédération verviétoise ainsi que la section belge sous l’influence de cette dernière, en faveur du second. C’est ainsi qu’il ne participe guère, en 1870-1871, aux Réunions ouvrières, organisées par certains militants verviétois, pour tenter de nouer, en vain, un premier dialogue social organisé entre patrons et ouvriers. C’est sous son impulsion par contre qu’il est mis fin à cette tentative originale en décembre 1871.
Fluche est alors auréolé d’une amorce, toute provisoire, de rôle international puisqu’il est un des rares travailleurs manuels à avoir participé en septembre 1871, avec cinq autres délégués belges, à la Conférence de l’AIT à Londres. Cette dernière réunit une vingtaine de dirigeants du mouvement devant lesquels Marx et Engels s’efforcent de reprendre les rênes du mouvement. En septembre 1872, Fluche est encore un des huit délégués belges au Congrès international de l’AIT à La Haye, au cours duquel Marx obtiendra l’expulsion de Bakounine − contre l’avis de la section belge − et la scission de l’AIT l’année suivante.
La présence du leader verviétois à Londres et à La Haye (Pays-Bas) traduit le poids de la Fédération verviétoise dans la section belge de l’AIT à ce moment, puisqu’elle fournit 63 % des cotisations perçues par celle-ci, qu’elle dispose de son propre hebdomadaire, de son imprimerie, d’un local permanent de réunion, et qu’elle est chargée depuis la fin de 1873 de la direction de la section belge. À partir de ce moment toutefois et durant près de trois ans, Fluche, meurtri par la mort en bas âge de ses deux enfants, doit s’effacer devant la tendance révolutionnaire qui domine le mouvement ouvrier verviétois jusqu’en 1876, symbolisée par Émile Piette et Pierre Bastin.
Après le reflux de ce courant, Pierre Fluche revient en 1877 au premier plan du peu de ce qui subsiste du mouvement verviétois. Sans jamais renoncer complètement à certaines orientations anarchistes, il se rallie très progressivement − à l’image d’un César de Paepe* quelques années plus tôt − aux partisans d’un socialisme réformiste basé sur l’action politique et coopérative autant que sur l’organisation syndicale, un ralliement lent en raison de l’influence persistante chez lui de ses amis et correspondants, James Guillaume et Pierre Kropotkine, héritiers spirituels de Bakounine. C’est ainsi qu’en avril 1877 à Gand, dans un des derniers Congrès de la moribonde section belge de l’AIT, il s’oppose aux projets des socialistes flamands et bruxellois de créer une « Union ouvrière belge » à vocation électorale. En juin suivant, à Bruxelles où il préside un autre congrès, il combat l’affiliation au Parti socialiste que viennent de fonder des militants flamands. En septembre, il redit ses convictions révolutionnaires devant la poignée de participants au IXe et dernier Congrès de la Première Internationale qui se tient à Verviers.
La section verviétoise de l’AIT perd son local en 1879 et son journal en 1880, avant de disparaître totalement. Pierre Fluche, à présent tenancier de bistrot, devient l’âme et le moteur de toutes les tentatives de relance, de diversification et de réorientation du mouvement ouvrier verviétois : création d’un nouvel organe de presse, La Sentinelle, qui sera l’organe du Parti socialiste belge en 1883, d’un cercle politique En Avant, d’une coopérative, de nouveaux syndicats et − tournant fondamental − participation au scrutin communal de 1884. Le 5 avril 1885, il est un des rares Wallons présents au Cygne à Bruxelles pour la création du Parti ouvrier belge (POB).
Faisant déjà figure d’ancien au sein du jeune parti, Pierre Fluche est appelé régulièrement à prendre la parole dans des meetings en Wallonie. À Verviers, il doit faire face dès 1888 à une dissidence qui aboutira à la création d’un second cercle politique puis de deux fédérations socialistes dans l’arrondissement, disposant chacune de leur propre journal et de leur propre Maison du Peuple, avant que ne s’opère un lent processus de réunification à la fin du siècle. Fluche est un des protagonistes de cette querelle, tout comme, en 1893, du mouvement qui aboutit à la conquête du suffrage universel masculin. Resté sceptique sur les vertus du parlementarisme, il refuse une place sur la liste socialiste aux élections législatives de 1894, mais il conduit en revanche un cartel progressiste au scrutin communal de 1895 qui lui permet d’obtenir un mandat d’échevin de l’État civil l’année suivante dans une coalition laïque hétéroclite. Il conservera ce mandat jusqu’à sa mort.
Pierre Fluche est à l’origine de la création en 1896 de la Commission du travail, organe communal de conciliation sociale censé intervenir comme médiateur, à la demande d’une des parties, en cas de conflit. Cette institution n’empêchera pas les relations patrons-travailleurs dans le textile verviétois de rester particulièrement tendues. Échaudé par l’échec de la plupart des grèves soutenues depuis trente ans, il prône de plus en plus la conciliation plutôt que le combat jusqu’à ce qu’en 1900, Jean Roggeman lance à Verviers un syndicalisme neutre, indépendant du POB, qui recueille l’adhésion de la quasi-totalité des travailleurs du textile et de la métallurgie et oblige les industriels à se constituer à leur tour en fédération patronale.
L’agitation sociale atteint un point culminant à Verviers en 1906, avec 54 conflits et 63.000 journées de grève dont six semaines de lock-out de l’ensemble du textile verviétois en septembre et octobre. Tout au long de cette année, Pierre Fluche soutient l’activisme syndical. Il prend la parole en de nombreux endroits du pays pour collecter des fonds en faveur des grévistes durant le grand lock-out. Celui-ci aboutit à la signature de la première convention collective engageant un secteur industriel tout entier à l’échelle de tout un bassin.
Fluche continue à mettre ses talents d’orateur au service du POB lors de tous les grands meetings socialistes verviétois jusqu’au 1er mai 1909, date à laquelle il préside à la réouverture de la Maison du Peuple dont le grand lock-out avait entraîné la faillite en octobre 1906.
Après une maladie de quelques semaines, Pierre Fluche, veuf de Marie-Elisabeth Hernay et sans enfant, meurt le 5 octobre 1909. Son nom est perpétué par des descendants de son frère aîné et par une rue à Verviers. Une partie de sa correspondance avec le militant Victor Dave est conservée à l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam.
À consulter également SNEYERS H., Fluche Pierre, dit Fluse, dans Dictionnaire des anarchistes, Site Web : maitron.fr.
Par Freddy Joris
SOURCES : JORIS F., Pierre Fluche et le mouvement ouvrier verviétois sous Léopold II, Tubize-Bruxelles, 1997 − JORIS F., 1906. Une saga verviétoise, Verviers, 2006.