Par Philippe Bourrinet
Né en 1889 à Tchistopol [Kazan] (Empire russe), fusillé par un peloton d’exécution du NKGB le 18 novembre 1945, dans une prison de Moscou (URSS) ; ouvrier ajusteur, membre du parti bolchevik, joua un rôle de premier rang dans l’Oural, avant et après la Révolution russe, puis dans les instances de ce parti de 1918 à 1921 ; resté dans l’histoire comme l’instigateur du meurtre du grand-duc Michel Romanov, en juillet 1918 ; en opposition ouverte à Lénine, fut expulsé du Parti communiste en 1922, et créa en 1923 le groupe clandestin « Rabotchaïa gruppa » ; en détention jusqu’en 1928, s’enfuit en Perse et Turquie ; emprisonné, réussit à contacter Trotsky, dont il restait un adversaire ; réfugié en France en 1930, mena une activité de théoricien et d’écrivain, en restant un ouvrier ; fut le compagnon de route aussi bien de la Révolution prolétarienne, que de tendances « gauchistes », groupées autour de Prudhommeaux, Treint, Ciliga, Ruth Fischer et Maslow ; en France, sous l’Occupation, connut de nouveau la prison ; ayant obtenu un visa de retour en URSS en décembre 1944, fut arrêté en janvier 1945, interrogé longuement par le NKGB, puis jugé et fusillé.
Gavril Ilitch Miasnikov est né en 1889 à Tchistopol (non loin de Kazan), en république tatare, sur la Kama, dans une famille nombreuse et pauvre. Il fréquenta une école professionnelle. En 1905, il s’installa à Motovilikha (dans l’Oural), Perm, et travailla comme ouvrier ajusteur dans une célèbre poudrerie, qui regroupait 10.000 ouvriers. Il adhéra quelques mois au parti des socialistes-révolutionnaires, mais devint vite un membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), dont il rejoignit la fraction bolchevik. Il participa à l’insurrection de décembre 1905 et aux expropriations armées. Il fut arrêté dès la fin décembre 1905, pour avoir tiré sur les cosaques. A partir de là, ce fut une suite d’arrestations et d’évasions. Revenant travailleur à son usine, il devint vite le leader ouvrier de Motovilikha, où les ouvriers lui donnèrent le sobriquet de Gan’ka. Il initia un travail politique dans le comité de Perm du parti bolchevik, jusqu’en 1917. Il fut en contact avec des chefs du parti, comme Preobrajenskij et Sverdlov. A partir de 1909, les prisons furent son université. Il fut un remarquable autodidacte, animé d’une grande passion d’écrire, à la plume très vivante. Il étudia tout le marxisme, y compris le Capital de Marx. Il suivit avec attention la polémique Lénine-Bogdanov après 1909. Influencé par le monisme du physicien Mach, Bogdanov définissait la « révolution prolétarienne » comme la science de l’organisation du travail, et le prolétariat comme la « classe de l’organisation ». Il avait de remarquables connaissances historiques et même littéraires, en particulier de Shakespeare, Tolstoï et Dostoievski. Et dans la vie de Miasnikov, il y a incontestablement un aspect romanesque et héroïque dans une nature « volcanique ».
De 1913 à mars 1917, il fut enfermé à la prison d’Orlov. La révolution l’en fit sortir. Il avait passé huit années dans les geôles tsaristes. Il retourna à Motovilikha, la « forteresse bolchevik dans l’Oural », où il occupa des responsabilités dans le parti bolchevik et les soviets.
Dans la nuit du 12 au 13 juillet 1918, il fit assassiner par quatre membres du parti de Motovilikha -et peut-être sur l’ordre de Lénine et Sverdlov- le grand-duc Michel, et son secrétaire anglais Johnson. Quatre jours plus tard, dans l’Oural, le tsar et sa famille étaient exécutés sur ordre de Lénine. On lui demanda de travailler pour la Tchékha, mais selon lui, il n’y fit qu’une semaine de « présence ». Certains affirmèrent qu’il avait fait exécuter un évêque de Perm’. Après la prise de cette ville par les Blancs, en décembre 1918, il se trouva sur le front en tant que commissaire de division. En 1920, il fut nommé membre du comité central du parti et président du comité régional de Perm. Il fut délégué au VIIIe congrès panrusse des soviets à la fin de 1920. Dans un article de la Petrogradskaya Pravda (« Neresennij vopros », 19 novembre 1920), il soutenait la nécessité de former des syndicats de paysans pour défendre les masses pauvres non seulement contre les koulaks mais aussi contre la bureaucratie de l’État « socialiste ».
Il retourna à Perm en avril 1921, et entra en opposition ouverte avec le parti, peut-être à la suite de l’écrasement de l’insurrection de Kronstadt. Sur la question des syndicats, il défendit la nécessité de leur indépendance d’avec l’État. En juillet 1921, dans un article (« Bol’nye voprosy » [questions brûlantes]), il demanda la démocratie dans le parti et surtout la liberté d’expression pour tous « des monarchistes aux anarchistes ». Cela lui vaudra de vives attaques de la part de Lénine. Ce dernier soutint qu’une telle liberté favoriserait le retour au pouvoir de la bourgeoisie internationale, et qu’une « telle médecine provoquerait une mort sûre » du parti communiste. Le 22 août, le Bureau d’organisation lui interdit de défendre ses positions dans les assemblées. L’organisation du parti à Motovilikha publia une résolution contre cette décision. Le 23 août, dans une lettre à Lénine, Miasnikov laissait entendre que « la Tchéka pourrait l’« évader » (exécuter), comme moi « j’ai évadé » Michel Romanov, comme « on a évadé » Luxemburg, Liebknecht ». Miasnikov publia sa correspondance avec Lénine. En décembre 1921, une lettre de lui demandant « l’intensification de l’activité illégale de sabotage de la ligne du parti » fut interceptée par la police.
Le 20 février 1922, Miasnikov était exclu du parti. Molotov se chargea de la procédure d’exclusion. Miasnikov échappa néanmoins à la prison. Sous condition de « repentance », il pouvait demander au bout d’un an sa réadmission dans le parti. Six jours à peine après son exclusion, il signait la Déclaration des 22, avec Alexandra Kollontaï et Chliapnikov de l’Opposition ouvrière, qui en appelait à l’Exécutif du Komintern, pour mettre fin à un régime de bâillonnement dans le Parti et de mise à mort de toute « démocratie ouvrière ». Une commission, où on retrouvait Marcel Cachin, le chef du PCF, soupçonné d’avoir financé Mussolini en 1915 pour faire de l’Italie l’alliée militaire de la France, déclara de telles plaintes non recevables. Le comité ouvrier de Motovilikha soutint totalement les positions de Miasnikov contre la « bureaucratie dirigeante ».
Le 27 mars 1922, au 11e congrès du parti communiste, tous, de Lénine à Molotov et Trotsky parlèrent contre l’exclu. Trotsky l’accusa d’avoir « aidé l’ennemi » et d’être soutenu par le gouvernement polonais, les Cadets et les mencheviks. Molotov appela à une purge du parti. A la suite du congrès fut expulsé Kuznetsov, de l’Opposition ouvrière, qui rejoignit alors le groupe ouvrier de Miasnikov en 1923.
À Moscou, où il avait été contraint de venir pour ne pas continuer son action à Motovilikha, Miasnikov écrivit (en février 1923) un Manifeste du Groupe ouvrier du parti communiste (bolchevik), qui devint celui du « Bureau central d’organisation » du Groupe ouvrier. En faisaient partie : Nikolaj Kuznetzov (1882-1937), Sergej Tiunov (1894-1956 ?) et Moiseev. Il est probable que le marxologue Riazanov participa aussi à l’élaboration du Manifeste, mais de façon anonyme. Quelques opposants clandestins le firent circuler discrètement au XIIe congrès du parti bolchevik d’avril 1923.
Le Manifeste était plus un exercice littéraire d’affirmation internationale de l’opposition de Miasnikov qu’une véritable réflexion théorique. S’adressant aux « camarades communistes de tous les pays », il se livrait à une critique de la politique de front unique avec les socialistes préconisée par le Komintern. Mais surtout il accusait Lénine de n’être plus rien d’autre qu’un chef d’un parti, qui n’avait de « prolétarien » que le nom : « La très grande découverte faite par le camarade Lénine est que nous n’avons plus de prolétariat. Nous nous réjouissons avec toi, camarade Lénine ! Tu es donc le chef d’un prolétariat qui n’existe même pas ! Tu es le chef du gouvernement d’une dictature prolétarienne sans prolétariat ! Tu es le chef du parti communiste mais non du prolétariat ». La NEP de Lénine n’était selon lui rien d’autre qu’une Nouvelle Exploitation du Prolétariat.
Maintenu en étroite surveillance par le Guépéou, Miasnikov fut arrêté à la fin mai 1923. Cela n’empêcha pas son groupe de continuer son activité et de se doter d’un Bureau d’organisation à Moscou, dont l’un des buts était de maintenir des contacts, voire de fédérer, les anciennes oppositions, comme celles de l’Opposition ouvrière (Kollontai, Chliapnikov, Medvedev et Yu. Kh. Lutovinov et E.N. Ignatov). Avec ces deux derniers, les résultats furent positifs, bien qu’ils insistassent sur une propagande menée à l’intérieur du parti, et non en dehors. Mais il n’y eut finalement aucun résultat, et le Groupe ouvrier de Miasnikov se retrouva seul. Il proposa de créer -pour sortir de l’isolement- un Bureau à l’étranger, auxquels auraient dû adhérer Alexandra Kollontaj et Arkadij Maslow. Ce fut un échec.
Malgré les arrestations ou les expulsions de militants sympathisants, le Groupe ouvrier semble avoir eu rien qu’à Moscou 200 adhérents. Ceux-ci étaient indistinctement membres du PC russe, expulsés du parti et sans parti, auxquels il était demandé d’entrer dans le parti. Il joua un rôle non négligeable à l’été 1923, lorsqu’explosèrent des grèves sauvages de mécontentement ouvrier contre le pouvoir dans tout le pays (environ 400.000 grévistes). Avec une surveillance étroite et une nuée d’agents provocateurs, le GPU réussit à ébranler sérieusement le Groupe ouvrier, avant qu’il n’appelle à une manifestation de masse contre le régime. Kuznetzov fut arrêté ainsi que Tiunov en septembre 1923. Fin septembre, le comité central fit une obligation de dénoncer au GPU tous ceux qui dans le parti tentaient de créer des fractions. Zinoviev le 11 décembre fit une attaque en règle contre Miasnikov et son groupe qui « commençait à trouver une adhésion dans certaines couches inférieures et hésitantes de notre parti ». Zinoviev lança un véritable appel à l’écrasement : « la tendance de Miasnikov est essentiellement contre-révolutionnaire, parce que, comme le menchevisme, elle oppose la classe ouvrière à notre État révolutionnaire ».
Entre-temps, pour neutraliser Miasnikov et le tenir loin de cette agitation ouvrière, l’État russe après l’avoir relâché, l’exila le 15 juin 1923 à Berlin, en qualité de représentant commercial. Ce fut pour Miasnikov l’occasion de tisser des liens avec l’opposition de gauche du KPD (Arkadij Maslow et Ruth Fischer, Arthur Rosenberg, et surtout Karl Korsch) et avec le KAPD, scission « gauchiste » du parti communiste allemand en 1920. Le Manifeste du Groupe ouvrier russe fut aussitôt traduit et édité en allemand par la « tendance d’Essen » du KAPD, une tendance qui défendait la position du théoricien hollandais Herman Gorter de fonder une Internationale communiste-ouvrière (KAI). Officiellement, le groupe ouvrier de Miasnikov adhéra à cette micro-internationale, dont il constitua la « section russe ».
Par l’intermédiaire de Krestinski, ambassadeur à Berlin, le pouvoir fit tout pour « rapatrier » Miasnikov, en lui promettant qu’il ne serait pas arrêté. Le 19 novembre 1923, dès qu’il eut posé le pied sur l’aéroport de Moscou, il fut conduit par la Guépéou à la prison de Moscou. Felix Dzerjinsky, le fondateur de la Tchékha, se chargea personnellement de son arrestation et lui rendit même personnellement « visite ». Il ne devait plus quitter les prisons et la relégation jusqu’à son passage clandestin en Perse fin 1928.
En 1924, Miasnikov était emprisonné à Tomsk, où il se lança dans une grève de la faim. Il exigeait d’être libéré immédiatement, s’il ne pouvait être jugé publiquement. Enfin, il demandait que l’Exécutif du Komintern soit mis au courant de la persécution contre lui. Le Guépéou le mena à une maison de fous. Ce qui était (déjà) une méthode, utilisée par la suite dans les années 60 et 70, de « psychiatriser » la dissidence. Sa femme et ses trois enfants en bas âge furent contraints au bannissement en Sibérie. Pendant ce temps, le groupe continuait son activité sous l’autorité de Kuznetsov et surtout de Sergueï Tiunov, le principal rédacteur du journal clandestin Rabotchij put’ k vlasti (« La Voie ouvrière vers le pouvoir »), jusqu’à son arrestation à la fin de 1928. C’est par ce dernier que le chef communiste croate Ante Ciliga, l’auteur du livre fameux Au pays du grand mensonge (1938), et futur ami de Miasnikov à Paris, connut les positions du Groupe ouvrier.
La même année 1928, Miasnikov qui pouvait maintenir des liens avec son groupe, était en relégation en Arménie, à Erevan. Mais le 7 novembre de cette année (jour anniversaire de la Révolution), avec l’approbation de son groupe, il passa clandestinement en Iran. Il fut emprisonné à Téhéran. Il envoya un télégramme à Trotsky à Istanbul et au président du Reichstag allemand pour les informer qu’il était prisonnier. Pour fuir la police iranienne, il se rendit au consulat russe, et fit croire qu’il était prêt à rentrer en URSS. Il s’enfuit en fait du consulat par une sortie secondaire. Il s’enfuit ensuite vers la Turquie, grâce à l’aide d’un député iranien précédemment emprisonné par le Shah. Il rejoignit la Turquie kémaliste en juin 1929, s’installa à Erzerum et Asmaya. La police turque lui fit signer un papier où il s’engageait à s’abstenir de toute activité politique sur son territoire. Il demanda l’aide de ses amis allemands et de Trotsky, surtout. Il réussit en le demandant à un officier de police turc à obtenir l’adresse de Trotsky, chez lequel il se rendit. Les divergences se firent jour immédiatement, et si Trotsky et son fils Sedov accordèrent quelque aide financière à Miasnikov (en tout 30 dollars), la rupture politique fut rapide.
En Allemagne, un comité Miasnikov fut formé pour lui venir en aide. Ce comité était dirigé par le philosophe marxiste Karl Korsch, du groupe « Kommunistische Politik », une scission de gauche du KPD. Ne pouvant s’installer en Allemagne, où il était persona non grata (peut-être sous la pression du gouvernement russe), ce fut finalement en France que Miasnikov obtint un visa ; grâce à l’intervention de Louis Sellier (voir ce nom), dirigeant de la fédération CGT du bâtiment. Il débarqua à Marseille le 8 mai 1930 et se rendit à Paris. Il collabora avec l’anarchiste russe immigré, Jigulev-Irinin, qui publiait le journal Put’truda (« La Voie du travail »), et qui possédait une entreprise de lavage de vitres, où il travailla. Celui-ci, qui était en fait un ancien agent soviétique, lui proposa de rencontrer le célèbre garde-blanc Vladimir Burtsev qui publiait la revue Obchtchee Delo (« La Cause commune ») ; ce qu’il refusa. Il fut en fait l’objet d’une vive campagne menée contre lui dès septembre 1930 par cette presse des Blancs parisiens (Obchtchee Delo et Vozrozhdenie [« Résurrection »]) pour l’assassinat du grand-duc Michel, frère du tsar. Il dut se cacher pendant plusieurs mois, avant de réapparaître et de trouver un travail d’ouvrier mécanicien.
Il trouva une forte solidarité dans les milieux « ultragauches » et libertaires de Paris, en particulier auprès du groupe L’Ouvrier communiste, dirigé par André Prudhommeaux (voir ce nom), qui publia plusieurs de ses articles critiques à l’égard de Léon Trotsky et du trotskysme. Dans ce petit milieu, il rencontra le jeune (et futur historien) Henri Dubief qui se souvenait que « l’on se moquait un peu de lui parce qu’il parlait tout le temps de son héroïsme », « ayant franchi tous les fleuves de Russie -et Dieu sait s’ils sont larges- avec ses thèses sur la tête pour qu’elles ne soient pas mouillées ». Miasnikov se mit à parler parfaitement le français, et se mit en ménage avec une Française, bien que sa femme Dar’ya Grigorievna soit en vie.
En 1931, parut son opus magnum, en russe : Otcherednoï obman (« la dernière supercherie »), qu’il avait en fait écrit à Erevan en 1928 et qu’il publia à ses frais, tiré à 1.000 exemplaires. Dans ce livre, diffusé en France, Belgique, Allemagne, mais aussi aux Etats-Unis (par les syndicalistes révolutionnaires des IWW), traduit partiellement en néerlandais, il affirmait que la bureaucratie soviétique était devenue une nouvelle classe, qui par ses intérêts propres, s’opposait à la classe ouvrière. La Russie n’était plus un État ouvrier, mais une forme de capitalisme d’État dirigé par la bureaucratie. Néanmoins, à la différence de son camarade Tiunov, compagnon de geôle de Ciliga à l’isolateur de Verkhne-Ural’sk, il estimait que le capitalisme d’État constituait non une « phase régressive » mais une étape historiquement « progressive ». Il semblait considérer aussi que la bureaucratie était la forme moderne de l’intelligentsia. Miasnikov semble avoir été dominé toute sa vie durant par un fort ouvriérisme, qui faisait écho aux analyses du Polonais Jan Machajski sur les « intellectuels » comme nouvelle classe bureaucratique. Néanmoins, la seule issue était d’ordre politique, par la formation d’un « gouvernement de plusieurs partis » assurant « tous les droits et libertés » aux « prolétaires, paysans et ouvriers ». Pour cela le système capitaliste d’État et de parti unique devait être détruit, pour permettre l’éclosion d’une véritable démocratie ouvrière.
Les positions de Miasnikov, qui s’était éloigné du groupe de Prudhommeaux, l’amenèrent à nouer des liens avec les oppositionnels français, en particulier Albert Treint, ancien secrétaire général du PCF, mais aussi ancien dirigeant de la Ligue communiste trotskyste, qui défendait des positions similaires. Tous deux souhaitaient la création d’une nouvelle internationale ouvrière, devant regrouper toutes les oppositions au Komintern. Treint traduisit du russe en français la plate-forme et les statuts que Miasnikov avait rédigés au temps de son séjour en Turquie. La brochure fut tirée et diffusée (1934) dans plusieurs pays, mais sans résultat politique.
Miasnikov eut des contacts très étroits avec le milieu syndicaliste-révolutionnaire. Dès 1931, il s’était inscrit à la CGTU, où se trouvaient bon de nombre de militants du courant de la « Révolution prolétarienne ». Il eut des liens d’amitiés avec Pierre Monatte, le Russe Nicolas Lazarevitch -un autre rescapé des camps- et surtout Robert Louzon (voir ces noms), animateurs du mensuel La Révolution prolétarienne. En 1934, grâce à l’aide de Louzon, il put faire imprimer à 2.000 exemplaires un « Appel au prolétariat français », où -au nom du Bureau du Groupe ouvrier à l’étranger- il dénonçait « la répression des ouvriers révolutionnaires en URSS ». Cet Appel ne représentait d’ailleurs que Miasnikov lui-même, qui avait une forte tendance à « mythifier » toute son activité.
Cette prise de position publique de Miasnikov lui attira un soudain intérêt de la police française. Il fut arrêté pour s’être « immiscé dans les affaires françaises » et fut sous le coup d’un arrêt d’expulsion du territoire. Libéré, il se cacha dans la maison de Henri Barré, compagnon de lutte politique d’Albert Treint.
De 1934 à 1936, il travailla non loin de Paris dans la petite ville de Coulommiers, dans le bâtiment, à l’édification d’une clinique. C’est là qu’il rédigea un ouvrage non moins clinique sur son existence : Filosofiya ubijstva, ili potchemu i kak ya ubil Mikhaila Romanova (« Philosophie d’un meurtre, ou pourquoi et comment j’ai assassiné Michel Romanov »), dont il manque certaines parties. Ce livre n’est pas un véritable témoignage historique, apportant des révélations. Il révèle cependant que Miasnikov, après l’exécution du grand-duc, en fit part immédiatement à Lénine et Sverdlov. Il est extraordinaire à plus d’un titre. Il décrit l’atmosphère crépusculaire, régnant à Motoviliha, digne d’un roman noir. Il raconte les ressorts psychologiques du meurtre d’un grand de ce monde (un « Père », dans le sens religieux russe) par un « ver de terre athée », ses doutes de conscience avant d’accomplir le crime (ou plutôt de faire accomplir). Il décrit les doutes des compagnons de Miasnikov qui refusent de tuer, avant de céder aux arguments de leur chef. Les références à Tolstoï, Pouchkine, et surtout Dostoïevsky sont présentes tout le long d’un texte, qui est digne de la meilleure littérature russe. La « Philosophie d’un meurtre » est conçue comme une tragédie en cinq actes, dont l’action est tendue vers le meurtre final, et où Miasnikov s’identifie au personnage de Smerdiakov des Frères Kazamarov, qui transgresse le commandement « tu ne tueras point ». Ce livre témoignait de l’état d’esprit de Miasnikov, qui se forgeait un véritable mythe autour de cet assassinat, où il avait acquis une célébrité à la façon de l’Erostrate de l’Antiquité.
Il rencontra après 1936 Victor Serge à Paris. Il semble avoir cessé toute attaque contre l’Union soviétique après cette date. Certains ont émis l’hypothèse que le Guépéou à Paris aurait pu faire pression sur lui, détenant en otage en Russie toute sa famille, en particulier ses trois fils (Yurii, Boris et Vadim), qui -adolescents- étaient en âge d’être envoyés en camp de concentration. Pourtant il noua des relations politiques étroites avec les oppositionnels Ante Ciliga, un autre rescapé de la Russie stalinienne, Maslow et Ruth Fischer vers 1937. Avec ces derniers et Vera Aleksandrova -menchevik de gauche, rédactrice de la rubrique littéraire de l’organe menchevik parisien Sotsialistitcheskii vestnik (« Le Messager socialiste »)- il s’intégra dans un cercle de discussion formé autour de la revue Cahiers d’Europe, éditée à Paris, depuis 1938. Ciliga nota que ce « génial autodidacte » à partir de Munich, et surtout depuis la guerre soviéto-finlandaise, s’orientait vers une forme de « patriotisme soviétique ». Selon les Mémoires de Ruth Fischer l’autodidacte avait réussi par des cours à obtenir un diplôme d’ingénieur en 1939. Après l’éclatement de la guerre, il ne suivit pas Maslow et Ruth Fischer, ses amis, qui avaient décidé de fuir rapidement la France occupée et réussit finalement à obtenir un visa pour les États-Unis, via Cuba.
Selon lui, il aurait cherché immédiatement à retourner en Russie, pour se mettre à « son service ». Il semble avoir envoyé, en 1940, comme preuve de sa bonne volonté, directement à Staline, une copie de son manuscrit « Philosophie d’un meurtre », en se présentant au consulat soviétique à Paris. Le 23 juin 1941, le lendemain de l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, Miasnikov se précipitait à l’ambassade soviétique pour obtenir un visa pour l’URSS, ou au moins proposer ses « services au gouvernement soviétique », peut-être pour connaître le sort de ses trois fils mobilisables. Mais l’ambassade était déjà occupée par les troupes allemandes. Il fut contraint de se présenter régulièrement à la Gestapo, pour contrôle, pendant trois mois. Travaillant toujours comme mécanicien, il décida de passer en zone dite « libre » fin juillet 1942 et se rendit à Toulouse. Il fut arrêté par la police française pour non-respect du décret d’expulsion de 1934. Accusé de terrorisme, il fut placé dans le camp de concentration allemand de Soulac, près de Bordeaux, d’où il réussit à s’enfuir en août 1943. Il regagna Paris où il vécut clandestinement jusqu’à la Libération. Dans l’état des connaissances, il est impossible de savoir si Miasnikov conserva des contacts avec des cercles anarcho-syndicalistes ou trotskystes clandestins.
Fin décembre 1944, Miasnikov obtenait du gouvernement soviétique un visa pour l’URSS. Il démissionnait de son emploi de mécanicien et s’envolait pour Moscou via l’Italie et l’Égypte. Le 17 janvier 1945, il arrivait à Moscou dans le même avion que Maurice Thorez emprunta pour son retour à Paris, où il se mettait au service du général de Gaulle. Le même jour il était arrêté sans avoir pu revoir sa femme. Le lendemain, et pendant plusieurs mois, il était soumis à un long interrogatoire de la part du NKGB. Celui-ci tenta en vain de lui faire avouer qu’il avait eut des contacts non seulement avec Trotsky en 1929, mais avec les Blancs de Paris, puis pendant la guerre avec la Gestapo et la Collaboration. De façon significative, Miasnikov prit soin de faire l’historique de son groupe et de toutes les brochures qu’il avait écrites. Il refusa fermement de donner des noms : « pour des raisons éthiques », il ne « serait jamais un délateur ». Il déclara qu’il avait cessé de s’attaquer à l’Union soviétique à partir de 1938, sans mentionner à aucun moment son activité dans le groupe de Ciliga, Maslov et Fischer. Mais le plus étonnant était la raison donnée par Miasnikov à son retour dans la « mère-patrie » : « Je considérais ce retour comme une légalisation du Groupe ouvrier, qui pourrait légalement déployer son travail d’opposition. Dans un premier temps, il m’aurait plu de publier un journal qui fusse l’organe de ceux qui se solidarisent avec mes idées fondamentales, posant ainsi les bases mêmes d’un second parti. » Sur le modèle américain « basé sur le bipartisme », ce parti aurait servi de « contre-pouvoir » au PC soviétique. Si Miasnikov reprenait certaines idées de son groupe à partir de 1922, il montrait aussi une enflure de son « ya » (ego), qui l’avait fait décoller de la réalité.
Jusqu’à la fin, Miasnikov se battit becs et ongles pour exiger que ses droits soient respectés. Avec une incroyable audace, se présentant comme un « ouvrier, théoricien et écrivain », il exigeait que les droits dont il avait disposés pendant ses huit années de détention dans les prisons du tsar, soient respectés. Il exigeait du papier et de l’encre pour écrire.
Il demandait -dans une lettre à Molotov- que le droit d’asile puisse s’appliquer à tout citoyen, ce que même l’Inquisition avait été contrainte de faire. Il demandait que lui soient versées des indemnités de licenciement pour le préjudice qui lui avait été causé, jusqu’à sa reprise d’activité. Le jour de son procès, où il était jugé par un « collège militaire », sentant qu’il était condamné, Miasnikov demanda à être libéré pour rejoindre sa famille, en « jurant solennellement qu’il ne se livrerait à aucune activité sans l’autorisation des autorités compétentes ». De façon remarquable, le jour où Miasnikov devait être condamné, l’un des procureurs lui reprocha d’avoir écrit que l’État (soviétique) « est aux mains d’une bureaucratie qui, sans contrôle, s’approprie toutes les richesses de l’industrie et le travail du prolétariat », et finalement « revêt toutes les fonctions de la bourgeoisie qui avait été abattue ».
Le 24 octobre, en vertu de l’article 58-1a de la Constitution soviétique, et pour avoir été « l’ennemi inconciliable » de l’État depuis 1920, pour avoir « pris contact avec Trotsky », et avoir poursuivi ses activités « antisoviétiques » en France, Miasnikov était condamné à mort, avec confiscation de tous ses biens. Ses seuls biens étaient ses manuscrits non publiés.
Miasnikov, sans aucun recours possible en cassation, fut fusillé le 18 novembre 1945. Jusqu’au bout, il ignora que ses trois fils avaient été envoyés sur le front, en première ligne, et qu’ils avaient tous péri. Lorsque sa femme Dar’ya, déjà désespérée apprit en 1946, en allant à la prison de Bourtyki que son mari avait été exécuté, elle sombra définitivement dans la folie. Ses amis à Paris, essentiellement ceux de la « Révolution prolétarienne » remuèrent vainement ciel et terre pour connaître le sort de Mianiskov en Russie.
Si la vie de Miasnikov, un personnage digne de Shakespeare et de Dostoïevsky, s’achevait par une tragédie, son itinéraire représente un moment marquant de cette autre grande tragédie que fut l’appropriation de la Révolution russe minée par les forces internes qui l’assassinèrent. Sa « Philosophie d’un meurtre » est à prendre dans tous les sens de la métaphore. Malgré les errements d’un esprit torturé et souvent en proie à l’automythification, Miasnikov restera un moment essentiel de cette histoire « pleine de bruit et de fureur », qu’il souhaita toujours écrire à la première personne, de la Russie à la France.
Par Philippe Bourrinet
ŒUVRE : la bibliographie très complète réalisée par Philippe Bourrinet sera mise sur l’atelier des chercheurs du site Maitron. Elle peut être demandée sur papier au coordinateur du corpus « extrême gauche (marxiste) », Jean-Guillaume Lanuque.
SOURCES : Archives du FSB (ex-KGB), Moscou, Arkh. N° H-17674, tomes 1-3, 8 et 9, 48 et 52 ("Delo po obvineniju Miasnikova" G.I.) ("Dossier d’accusation de Miasnikov").