HENRY Joseph.

Par Jean Puissant

Graide (aujourd’hui commune de Bièvre, pr. Namur, arr. Dinant), 29 avril 1813 – Greely Township (Kansas, États-Unis), 12 octobre 1887. Cultivateur, militant rationaliste, anticlérical, militant de l’Association internationale des travailleurs, émigré aux États-Unis.

Joseph Henry, fils et frère de petits paysans des Ardennes, région agricole pauvre, a fait carrière dans l’armée dont il sort, pensionné, avec le grade de sergent major. Il se marie en 1851 et se trouve à la tête d’une petite exploitation qui pratique la polyculture et l’élevage à Haut-Fayt (aujourd’hui commune de Daverdisse, pr. Luxembourg, arr. Neufchâteau), petit village voisin de son village natal.

Joseph Henry est un membre actif de la Société des cultivateurs ardennais de Bièvre, autre village voisin, société créée par Pierre Joigneaux en 1856, dont il devient secrétaire trésorier et la véritable cheville ouvrière. Pierre Joigneaux (1815-1892) n’est pas n’importe qui. Député en 1848, siégeant à l’extrême-gauche, il est expulsé de France en janvier 1852, à la suite du coup d’état de Louis-Napoléon. Républicain social, anticlérical, influencé par les utopistes, voire Babœuf, préoccupé de modernité agricole mais aussi de réforme sociale, Joigneaux est amnistié et rentre à Paris en 1862. Il peut être le premier mentor de Joseph Henry.

La Société des cultivateurs ardennais adhère en 1859 à la Société agricole et forestière de la province de Namur. Elle a pour objectif de moderniser l’agriculture de la région en diffusant les connaissances et pratiques nouvelles, en matière de semences, d’engrais, de races animales… Joseph Henry est plusieurs fois primé dans les concours qui ponctuent l’existence de ces communautés rurales isolées. La société compte cinquante-cinq membres, en diminution, en 1861. Des tensions internes se font jour. Lors d’une assemblée générale, le 22 décembre 1861, Joseph Henry fustige « … un siècle où l’égoïsme et l’indifférence l’emportent sur la solidarité, la fraternité, le dévouement. » Heureusement, il existe des hommes dévoués, « même parmi ceux que les prétendus philanthropes avancés de nos régions qualifient… de rétrogrades. » Dans les semaines qui suivent, un afflux de membres dont des notables - la présidence est confiée au noble propriétaire terrien du coin, Félix-Marie-Benoît Cornet de Ways-Ruart - modifie l’équilibre de l’association et entraîne sa démission en septembre 1862.

Nous voici bien loin du militantisme ouvrier. Un texte de la plume de Joseph Henry, paru dans La Tribune du peuple du 1er mai 1863, nous apporte quelque éclaircissement. Il mérite d’être cité :

« Je ne fus pas toujours « rouge, incrédule, impie »

Longtemps je vénérai notre bon Pie,

À quarante ans, je lus l’Évangile et Proudhon,

Jean-Jacques, Bernardin, Voltaire et Fénelon

Avec mon ami C(oulon), avec mon frère P(ellering),

J’examinais la foi, les livres, la Prière,

Allons, me suis-je dit, cherchons la vérité,

Arrière homme de Dieu, Docteurs, autorité,

Et quoi donc ! Pour savoir tout ce qu’on peut connaître

N’ai-je pas sous la main, Messieurs le meilleur maître ?

La terre que voici, La raison qui est là !... »

(Fragment d’un Calepin d’un prolétaire ardennais)

Joseph Henry est admis à la société bruxelloise d’enterrements civils, L’Affranchissement, le 13 août 1860, après avoir été présenté par Nicolas Coulon. Il avait envoyé quelques correspondances à l’hebdomadaire de ce dernier, Le Prolétaire, dès 1856. En 1861, il adhère à la société concurrente, Les Solidaires, et collabore désormais à son journal, La Tribune du peuple, dirigé par Désiré Brismée. Ce journal devient bientôt l’organe de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Les remous de la section de Bièvre s’éclairent. Joseph Henry est vilipendé en chaire de vérité par le curé de Gedinne (pr. Namur, arr. Dinant), proche de Bièvre. Désormais, il signe ses articles du nom de « Joseph le persécuté ».

Joseph Henry crée à Patignies (aujourd’hui commune de Gedinne), village voisin de Bièvre, en 1862, le Cercle fraternel et scientifique des cultivateurs ardennais qui adhère le 27 septembre de la même année, à la société Le Peuple pour la démocratie militante, pendant politique des Solidaires, dont elle constitue désormais la section ardennaise avant de devenir une section de l’Association internationale des travailleurs (AIT) en 1865. Le 26 décembre 1863, le Cercle organise, à Patignies, un grand meeting de quatre heures où s’affrontent démocrates socialistes de la capitale, Désiré Brismée, César De Paepe, Eugène Steens*, ainsi que Joseph Henry, et notables de la région (notaire, inspecteur de l’enseignement…). Les discours prononcés à cette occasion, édités dans La Tribune du peuple en 1864, réédités ensuite sous forme de brochures, relèvent plus de l’anticléricalisme que du socialisme. Cela traduit le rapport de force dans les campagnes ardennaises, comme dans le pays, où le pouvoir de l’église arcbouté sur les régions rurales, les Flandres surtout mais aussi les Ardennes, apparaît, aux yeux de ces premiers militants - depuis les échecs de 1848 -, comme le principal obstacle au changement social. Le scandale est considérable dans la région où pourtant Joseph Henry parvient à réunir autour de lui des dizaines de paysans, d’artisans ruraux, sa famille en particulier. Ils viennent de Patignies, de Haut-Fayt surtout ; Haut-Fayt est à cinq kilomètres huit cent mètres de Gedinne, huit kilomètres de Bièvre et de Graide et à cinq kilomètres et demi de Patignies, c’est-à-dire à portée de pieds. Leurs noms figurent sur des pétitions, notamment celle aux travailleurs anglais à propos de l’Irlande, lors des souscriptions, entre autres, en faveur de l’insurrection polonaise.

Le Cercle a pour objectif « ... l’amélioration matérielle, intellectuelle et morale de chacun de ses membres et de la société humaine en général ». Les réunions sont consacrées aux questions philosophiques, religieuses, scientifiques et morales, agricoles aussi. Elles s’appuient sur une bibliothèque de deux cents ouvrages. Joseph Henry, qui s’affilie à la Ligue de l’enseignement de Bruxelles, lui demande, à plusieurs reprises en 1866-1867, des subsides pour la bibliothèque ou des dons en nature : « atlas, mappemonde… afin de permettre aux petits cultivateurs de s’éclairer, de s’instruire, de se soustraire aux préjugés et aux superstitions qui règnent dans nos campagnes. »

La section de Patignies est la seule section rurale, composée principalement de petits paysans, membre de l’AIT. Joseph Henry participe au Congrès de l’AIT à Bruxelles en septembre 1868. Il y explique que les cultivateurs sont plus malheureux que les ouvriers des villes. Il dénonce le prêtre et l’instituteur - « inculte et catholique » - qui sont les deux fléaux dont il faut se débarrasser ». La seule solution réside « dans une grande migration des peuples en Amérique ». La Société envoie une adresse au Congrès de Bâle de l’AIT, en septembre 1869 dans laquelle elle réitère sa conviction de la nécessité de promouvoir l’émigration de masse vers l’Amérique.

La décision de Joseph Henry est prise : il gagne le Kansas vers 1869 ou 1870, avec ses quatre enfants, pour y fonder une colonie agricole socialiste. Il est accompagné de quelques familles - quatre familles quittent Haut-Fayt à la même époque -, soit sans doute une vingtaine de personnes et non cent, comme l’évoque César De Paepe qui est resté en contact avec lui (c’est lui qui annonce son décès en Belgique). Les listes de ses compagnons n’ont en effet pas dépassé la trentaine de noms. Il y est fermier, s’occupe de botanique qui le passionne. En janvier 1872, il est à Salina au Kansas, où il cherche avec quatre ou cinq socialistes des environs à s’abonner à un journal véritablement socialiste (lettre à H. Jung). Peu après, il lance une souscription en faveur des veuves et orphelins de communards à laquelle participent des américains de souche : elle rapporte 11,05 dollars, d’après Socialiste du 6 avril 1873. Selon Michel Cordillot, Joseph Henry est en contact avec les Icariens français, avec les socialistes francophones, par l’intermédiaire du Bulletin de l’union républicaine de langue française, créée notamment par Victor Faider en 1868.

Joseph Henry collabore au Mirror of Progress à Kansas City et se préoccupe de dresser « sous le titre de Civil funerals, la relation des morts et funérailles civiles qui se produisent dans le monde entier ». Les premières livraisons de ce travail sont présentées au Congrès international des libres penseurs d’Anvers en 1885, avec la demande de lui fournir toute information à ce propos.

Marié à M.P. Genonceaux (1825-1866), fille d’un aubergiste, Joseph Henry en a quatre enfants, nés entre 1852 et 1858, dont trois filles. La mort de sa femme qui suscite l’ire de ses beaux-parents, semble être un élément déclencheur pour son départ en Amérique. Joseph Henry a collaboré au Prolétaire, à La Tribune du peuple (Bruxelles), mais aussi au Devoir (Liège) et au Mirabeau (Verviers).

César De Paepe qui rédige des notices nécrologiques pour Le Peuple et La Société nouvelle, souligne le côté exceptionnel de ce groupe de paysans « tous franchement communistes et athées » qui votèrent en faveur de la collectivisation des terres au Congrès de Bruxelles. « Lui aussi fut un digne serviteur de l’humanité » conclut-il, en évoquant Joseph Henry (La Société nouvelle, XXV, novembre 1887).

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article141825, notice HENRY Joseph. par Jean Puissant, version mise en ligne le 7 septembre 2012, dernière modification le 9 septembre 2020.

Par Jean Puissant

SOURCES : PUISSANT J., Un agriculteur ardennais, libre penseur et socialiste, dans La Belgique rurale du Moyen- âge à nos jours. Mélanges offerts à J.J. Hoebanx, Bruxelles, 1985, p. 371-379 – CORDILLOT M., La sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis (1842-1922), Paris, 2002.

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