Par Jacques Gans
Né le 2 août 1807 à Paris, mort à Bruxelles entre 1880 et 1890. Commis d’architecte, commis de librairie, courtier en librairie, éditeur, bibliographe. Socialiste owénien, communiste. Théoricien du « socialisme rationnel ».
Son père, Gay Dominique, « homme modeste mais très instruit et très estimé », avait créé à Paris la maison d’éditions Gay et Gide qui fit paraître les ouvrages de Humboldt. À la mort de sa femme, Gay se sépara de son associé et, avec un autre associé, alla fonder à Pétersbourg la Librairie de la Cour de Russie. Il se distingua si bien dans ses fonctions qu’il obtint des lettres de noblesse d’Alexandre Ier. Sa santé cependant l’obligea à revenir en France. Il s’y remaria et reprit son commerce. Il s’installa sur le quai Voltaire, en face du pont des Saints-Pères. Il y fit de mauvaises affaires et mourut en 1820. Son fils Jules n’avait que douze ans.
Celui-ci commença ses études au séminaire Sainte-Élisabeth et les continua au lycée Charlemagne. Ensuite, voulant acquérir des connaissances encyclopédiques, il suivit librement divers cours d’enseignement supérieur.
Pour gagner sa vie, il s’était fait dessinateur pour les architectes Hittorf, Jay, et inspecteur des constructions que M. Froelicher faisait faire pour Rothschild et au Bazar Bonne-Nouvelle, puis de celles du nouvel Hôtel de Ville.
En 1831, il suivait attentivement le mouvement philosophique et social. Il assistait aux conférences des saint-simoniens, place de la Sorbonne, rue Taranne et rue Taitbout. Il était « vivement touché » par leur critique de la société. Mais il n’était pas d’accord avec eux sur la manière d’y porter remède. Un peu après, il faisait, par Jules Lechevalier, qui lui prêtait des livres, la connaissance du fouriérisme, mais n’y voyait que « billevesées ». Fourier attribuant ses échecs à l’engouement des philanthropes pour les idées de Robert Owen « idées qui, disait Fourier, sapaient la religion, la famille et la propriété, tandis que les siennes les conservaient », cette mauvaise humeur de Fourier lui donna l’envie de faire connaissance d’Owen. Il se mit en rapport avec Jullien de Paris qui avait publié dans sa Revue encyclopédique un article sur la visite qu’il avait faite chez Owen, en 1822. Jullien communiqua à Gay les Lettres sur le Système d’Owen publiées en 1828 par Joseph Rey, de Grenoble. Ce petit résumé fut pour Gay une révélation. Il pensa qu’Owen avait découvert « le seul système qui pût réaliser sincèrement et complètement les principes sociaux proclamés en 1789 ». Il entama une correspondance avec Owen, et certaines de ses lettres furent publiées dans les journaux d’Owen, The Crisis puis The New Moral World. Ces lettres sont encore très imprégnées de fouriérisme.
En 1835, Gay se rendit à Londres afin de faire la connaissance personnelle d’Owen et de quelques-uns de ses amis. Il vit à Londres le peu de succès qui récompensait les efforts d’Owen. Il renonça tout de suite à l’espoir de produire de longtemps les améliorations sociales qu’il souhaitait. Il organisa cependant une série de conférences pour Owen, à Paris, au cours de l’été de 1837. À la suite de ces conférences, un petit groupe d’owéniens tenta de faire paraître un journal et essaya de former une alliance avec l’équipe qui publiait alors le journal L’Intelligence. (Choron, Lahautière, Laponneraye). Les amis d’Owen trouvèrent les rédacteurs de l’Intelligence trop révolutionnaires, et le projet n’eut pas de suite.
Peu après ses contacts avec Owen, Gay épousa une ardente militante socialiste dont il avait fait la connaissance à Londres, Désirée Véret. Un fils Jean naquit au début de 1838. Ensemble, ils essayèrent de créer à Châtillon-sous-Bagneux (Seine), dans une propriété appartenant à la mère de Gay, une maison pour enfants. Ce projet échoua, faute, dit Gay, d’un capital suffisant au départ. Voir Gay Désirée.
À partir de ce moment, la vie matérielle du ménage paraît avoir été difficile. Gay fut commis de librairie, comptable dans diverses maisons de commerce ou d’édition. Cela ne l’empêchait pas de continuer à fréquenter les milieux socialistes.
En 1841, les deux premiers numéros de L’Humanitaire, fondé par Charavay, Sans et Page, avec le concours de J.-J. May, parurent à lui-même et à sa femme suffisamment proches de leur idéal communiste pour que Jules fasse parvenir le 7 septembre à Charavay une contribution importante sous forme de lettre qui fut saisie le 12 lors de l’arrestation des Humanitaires. À cette date Gay ne connaissait pas Charavay, mais le défendait contre les attaques de Cabet. Sa profession de foi est sans ambiguïté : « Anciennement, il y avait pour le vulgaire 4 choses sacrées : l’autel, le trône, la propriété, la famille. Aujourd’hui personne ne croit à la royauté, mais les républicains non égalitaires et non fraternitaires substituent au trône un nouveau fétiche : la patrie. Les républicains égalitaires et fraternitaires, c’est-à-dire les communistes, repoussent également ces 4 choses. » Le document, non publié, ne put être utilisé par la justice comme pièce à charge contre Gay lui-même, mais le baron Girod de l’Ain en distilla les passages les plus « scandaleux » pour la famille, la patrie, le trône et l’autel, qui furent repris par la grande presse de l’époque dans toute l’Europe — et ont accrédité l’idée que Gay aurait collaboré à L’Humanitaire ou avait fait partie du groupe constitué.
En 1842, avec un article consacré à la « Question du mariage et de la famille individuelle », Gay revint sur ce point dans l’Almanach de la communauté pour 1843, qu’il publia avec Dezamy et J.-J. Navel. (Karl Marx, dans La Sainte Famille, 1845, éd. sociales, Paris, 1969, p. 158, qualifie Dezamy et Gay de « communistes plus scientifiques » que Cabet parce qu’ils « développent, comme Owen, la doctrine du matérialisme en tant que doctrine de l’humanisme réel et base logique du communisme. »)
Il y traitait de la « Question du mariage et de la famille individuelle ». En août 1846, il tenait les écritures dans une maison de confection pour laquelle sa femme travaillait. Quelques mois plus tard, la même année, sa femme essayait par ses anciennes relations saint-simoniennes de lui obtenir un emploi. Il travailla ensuite un certain temps à la librairie Hachette et, en 1850, il entra dans une librairie de littérature cosmopolite et de linguistique, chez Théodore Barrois.
En 1848, il tenta avec sa femme d’établir à Châtillon-sous-Bagneux, une communauté (voir Désirée Gay) et de fonder, en 1849, un journal intitulé Le Communiste qui n’eut qu’un numéro spécimen où Gay exposait son communisme.
Le numéro unique du journal Le Communiste (44, rue Richelieu à Paris), paru en mars 1849, était, en effet, totalement consacré à une profession de foi (4 p. in-folio). Les définitions que Gay y donnait de son communisme faisaient de lui un athée convaincu plus sûrement qu’un matérialiste. « Nous n’employons pas, disait-il, le mot Dieu, car nous nions qu’il y ait un Dieu personnel et un Dieu impersonnel ; nous lui accordons le nom de Nature, qui est généralement accepté et compris. »
Il attaquait au surplus très vivement le christianisme, « odieuse déviation de la doctrine de Jésus », ajoutant : « Détrompez-vous, citoyens, le peuple aujourd’hui ne croit guère plus que vous à cette morale et à ces dogmes auxquels il devine que vous ne croyez point ; mais, comme vous, il respecte les lois civiles, l’honnêteté ; et, plus que vous, il est guidé par un sentiment de fraternité. »
Gay affirmait encore que les communistes étaient démocrates, qu’ils ne voulaient détruire ni la famille, ni le luxe, ni les beaux-arts, et il promettait la liberté de ne pas entrer « dans la communauté » néobabouviste telle qu’il la concevait. (Le Communiste, journal mensuel, Bibl. Nat., Lc 2/2021).
Pour Barrois, Gay fit trois voyages en Angleterre ; il devait acquérir l’affaire, mais la mort de Barrois fit échouer ses projets. Il retourna alors chez Hachette, à la comptabilité. Il y demeura jusqu’en 1854 où il prit un petit établissement, rue de Buci, afin de publier une Histoire de la Guerre d’Orient qui ne lui fut pas livrée. Il avait engagé 6 000 fr dans la préparation de cette publication. Il reçut en conclusion du procès qu’il engagea alors 3 000 fr de dommages-intérêts. Il rentra chez Didier et Cie comme comptable. En même temps, depuis plusieurs années, il s’occupait de bibliographie. Pendant quelque temps, il avait publié un journal mensuel : Liste mensuelle des publications nouvelles. Puis, sous le nom de Comte d’I..., il fit paraître en 1861 une Bibliographie des principaux ouvrages relatifs à l’amour, aux femmes et au mariage, qui eut plusieurs éditions. Le pseudonyme, outre Gay, dissimulait un avocat nommé Bégis, le duc d’Otrante, un conseiller à la Cour de cassation et un commissaire de police nommé Nusse. « Toutes ces personnes avaient des travaux prêts sur le sujet, mais ne voulaient pas ou n’osaient pas les publier ». En 1862, Gay lança une brochure : Ce qu’on appelle la propriété littéraire est nuisible aux auteurs.
Ses travaux bibliographiques l’ayant mis en rapport avec des « amateurs », il importa de Belgique et publia lui-même des ouvrages « galants ». Cela lui valut en 1863 d’être, avec l’éditeur Poulet-Malassis et d’autres, condamné pour la vente d’ouvrages « contraires à la morale et aux bonnes mœurs ». Il fut condamné à nouveau, en 1865, à quatre mois de prison et 500 F d’amende et, en outre, il fut déclaré en faillite et son autorisation de publier et d’éditer lui fut retirée. Il s’enfuit d’abord à Bruxelles, puis résida à Genève (1868) où il déposa ses papiers le 5 décembre 1868 ; on lui accorda un permis d’établissement, à lui ainsi qu’à sa femme, le 16 mars 1869. Le 29 juin 1869, il reprit ses papiers et annonça son départ pour l’Italie. Il fit partie à Genève du Comité de rédaction de l’Égalité et fut membre de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste (bakouniniste). On le trouve ensuite à Turin (1869), Nice (1872), San Remo (1873), et de nouveau à Bruxelles à partir de 1876.
Dans toutes ces villes, il poursuivit ses publications avec l’aide de son fils Jean et de sa femme. Il donna quatre éditions de sa Bibliographie, dont la dernière parut en 1881. En outre, il avait publié une Iconographie des Estampes à sujet galant (Turin 1869), tandis que l’année précédente, à Genève (1868), il montrait qu’il n’oubliait pas son idéal socialiste et publiait un exposé de ses idées du moment sous le titre de Socialisme autoritaire et socialisme rationnel.
Ce qu’il exprimait alors différait notablement, en effet, de ce qu’il exposait en 1833 dans le journal d’Owen ou en 1849 dans le spécimen du Communiste. Toujours fortement influencé par Owen dont il s’affirmait encore le disciple et l’admirateur, tant de l’homme que du réformateur, il partageait surtout les idées d’Owen en ce qui concerne l’irresponsabilité de l’homme, l’inutilité des récompenses et des peines, et la nécessité de modifier le milieu social si l’on veut réformer l’humanité. Mais il était beaucoup plus anticlérical et beaucoup plus pacifiste et antimilitariste qu’Owen. Il avait aussi des idées bien à lui sur l’organisation d’un univers socialiste dont la capitale devait être à Suez. Surtout, il différait de son maître en ce qu’il ne voulait plus de petites communautés de 2 000 personnes, mais, dans une terre divisée en districts de 36 lieues carrées, des communautés de 80 à 100 000 individus. Des détails très concrets sur la construction des cités et bâtiments de ces communautés portaient la trace de ses travaux d’architecture.
Dans tout cela, Gay ne se montrait pas très original. Il n’était d’ailleurs pas sûr de ses idées, et sollicitait les critiques et les objections pour pouvoir soit y répondre, soit se corriger s’il se trompait. Au demeurant, il disait que, si ses idées étaient dangereuses, son petit livre tiré à 350 exemplaires ne risquait pas de faire beaucoup de mal.
Ce ne sont pas là des attitudes qui auraient pu faire de Gay un propagandiste vigoureux, et, malgré le désir qu’il semble avoir eu de jouer en France le rôle de représentant des idées d’Owen, puis de théoricien néobabouviste, puis de syncrétiste socialiste, il ne faut pas être surpris de constater qu’il n’eut guère d’influence.
Par Jacques Gans
ŒUVRE : Outre ce qui a été cité, retenons ici une brochure : Propositions fondamentales du Système social, Paris, 1837.
SOURCES : Archives d’État (Genève) et Police des étrangers (Genève). — Arch. Nat., F 17 12543 ; F 18/2170 et correspondance fouriériste. — Arch. saint-simoniennes (Bibl. Arsenal). — Papiers de Joseph Rey (Bibl. Mun. de Grenoble). — Correspondance de Robert Owen (Coopérative Union, Manchester). — Gazette des Tribunaux, 13 mai et 3 juin 1865. — Procès des raretés bibliographiques (Bibl. Nat., 16° Q/30). — Jacques Grandjonc, Communisme/ Kommunismus/ Communisn. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes, Trier, Karl Marx Haus, 1989, p. 471-474, 511-516. — A.R. Ioannisian, Ziul’ Gei i puti razvitiia frantsuzskogo utopicheskogo kommunizma v 30-40-kh godakh XIX stoletiia, Novaia i Noveishaia Istoria, 1980 (1) : 80-91, (2) : 120-135. — Notes de J. Grandjonc et M. Vuilleumier. — Viera Rebolledo-Dhuin, Du livre à la finance : crédit et discrédit dans la librairie parisienne au 19e siècle, Paris, CTHS, 2019, p. 37.