NOLENT Lucien , Marcel (dit Le Shérif)

Par Michel Pigenet

Né le 11 septembre 1929 au Havre (Seine-Inférieure, Seine-Maritime) ; mort le 11 janvier 2001 à Montvilliers (Seine-Maritime) ; métallurgiste, puis docker ; syndicaliste, secrétaire du syndicat du Havre (1962-1985), administrateur de la Caisse nationale de garantie des ouvriers dockers (1966-1986), membre du bureau de la Fédération CGT des Ports et Docks (1964-1986).

Lucien Nolent naquit au Havre le 11 septembre 1929, « dans le sous-prolétariat, pas dans le prolétariat », insistait-il en 1980. Son père, issu d’une famille de fonctionnaires des environs de Pont-Audemer (Eure), avait poursuivi ses études jusqu’au baccalauréat, mais manifesta très tôt une instabilité qui, au terme de séjours à l’étranger, l’amena au Havre où travaillait déjà son frère. L’intermittence qui présidait à l’embauche des dockers répondait parfaitement à son désir d’être disponible pour des activités extérieures plus lucratives. Lucien Nolent ne connut guère ce père qui abandonna son épouse et ses cinq enfants. Lorsqu’il le retrouva, en 1947, le jeune homme réalisa qu’il n’avait plus rien à lui dire. Elevé par une mère qu’il vénérait - “ même si elle avait vieilli, je ne pouvais lui répondre ”, confia-t-il peu après son décès - Lucien Nolent passa sa jeunesse dans un taudis - “ une chambre à rats ” - du quartier Notre-Dame. La faiblesse des revenus familiaux fut bientôt aggravée par l’irruption d’un beau-père détesté qui lui interdira de s’asseoir à sa table. Plus souvent qu’à son tour, l’enfant ira à l’école le ventre vide. Contraint de se “ débrouiller ”, il apprit aussi “ à se défendre ”. Familier des alentours des quais, il en découvrit les ressources et les dangers. Révolté, mais réaliste, Lucien Nolent acquit là les rudiments d’une ligne de conduite durable. Mélange de ruse et d’une rudesse aux lisières de la brutalité, alliant prudence et fermeté, la soif d’indépendance qui la sous-tendait ne s’encombra jamais de références idéologiques très précises. Hormis le titre de syndicaliste, l’unique étiquette reconnue, mezzo voce, sera celle de “ chrétien ”. Le militant ne se départira jamais de cet individualisme, volontiers cynique et provocateur, hérité de la rude expérience de la rue dont l’expression abrupte irritait tant ses camarades. Aussi bien ne fut-il jamais tenté par le communisme, pourtant très présent dans son quartier. Sans doute son tempérament s’accordait-il mieux avec les principes libertaires demeurés vivaces parmi les cadres du syndicat des dockers en place depuis l’entre-deux-guerres. Encore cette proximité par défaut n’entraîna-t-elle aucune adhésion à quelque groupe que ce soit. Auteur, en 1964, d’une sorte de profession de foi destinée à éclairer les syndiqués sur les options de leur secrétaire général, Nolent s’inscrivait à sa manière dans la continuité d’un syndicalisme portuaire havrais se réclamant de la Charte d’Amiens. Opposé à toute intrusion politique, il se déclarait favorable à “ l’association des salariés ” contre “ ce dirigisme d’Etat qui éliminerait les patrons pour nous en donner un seul mais combien plus puissant... ”. Rebelle à la discipline, le militant n’en toléra jamais qu’une : celle du syndicat devant laquelle il s’inclina à maintes reprises et qu’il fit respecter avec une inflexible rigueur.

Si la guerre le débarrassa, un temps, d’un beau-père tyrannique prisonnier en Allemagne, Lucien Nolent partit en Algérie dans le courant de l’année 1942 avec un groupe de 200 à 300 enfants du Havre. A la suite du débarquement des Alliés, le séjour, prévu pour six mois, se prolongea jusqu’en juillet 1945. A l’exception du règlement de type militaire en vigueur, l’adolescent apprécia de pouvoir manger à sa faim tout en continuant d’aller à l’école et de pratiquer les sports qu’il aimait - gymnastique, football, boxe française... A son retour, il avait gagné 40 cm et 30 kilos. Muni d’un brevet de mécanique générale, il rejoignit sa mère, réfugiée dans l’Oise, puis ils regagnèrent ensemble Le Havre. Ouvrier d’entretien chez Augustin-Normand, il prit vite en horreur les contraintes de l’usine et ne songea plus qu’à aller travailler sur les quais où l’on n’embauchait pas avant 18 ans. Sitôt cet âge atteint, il se présenta au BCMO, fit valoir qu’il était fils de docker et adhéra au syndicat. Après plusieurs mois d’activité comme “ occasionnel ”, il obtint la précieuse carte professionnelle en juin 1948.

Entré sur le port quelques jours après la promulgation de la loi “ statutaire ” du 6 septembre 1947, il assista à son application difficile auprès de dockers rétifs à tout “ encartage ” extra-syndical. Instruit des us et coutumes portuaires tout au long de ses escapades juvéniles et par un oncle “ gros chef ” - contremaître - chez Worms, Lucien Nolent, curieux de tout, compléta son éducation sur le tas. “ Enfant terrible ”, selon ses propres dires, le jeune homme ne se résignait pas, cependant, à la vie rangée qui s’annonçait. Impulsif, il lui arriva, à 22 ans, d’interrompre, par réflexe antimilitariste, mais sans le moindre mandat, le déchargement d’un navire de munitions. Surpris plus qu’enchantés d’une initiative intempestive, Augustin Thomas* et René Hazard*, les dirigeants du syndicat, veillèrent toutefois à ce que leur camarade échappe aux recherches diligentées par la police puis résolurent de canaliser le potentiel militant ainsi entrevu. L’intéressé, à vrai dire, n’y tenait pas tellement. Bon syndiqué, il payait ses cotisations, assistait aux assemblées générales, respectait les consignes de l’organisation, mais ne désirait pas pousser plus loin son engagement. L’affaire paraissait entendue jusqu’à ce que, au début des années 1960, la question du renouvellement des cadres syndicaux en fonction depuis près de trente ans soit posée. Après que Lucien Nolent eut accepté, en 1961, la responsabilité de délégué et son entrée au conseil syndical à la demande de Thomas, ce dernier lui proposa de prendre sa succession l’année suivante. Décontenancé par le bouleversement qu’elle impliquait dans sa vie, Nolent réclama un mois de réflexion qu’il occupa à interroger des amis du temps de l’Algérie qui lui promirent leur aide. En foi de quoi il donna son accord. Elu secrétaire du syndicat en 1962, il devait conserver ce titre jusqu’à ce qu’il fasse valoir ses droits à la retraite, vingt-trois ans plus tard. Si Hazard demeura plusieurs mois encore à ses côtés, Nolent comprit vite qu’il lui fallait immédiatement prendre ses marques et donner la mesure d’une détermination que beaucoup, au Havre et ailleurs, souhaitaient éprouver.

Présent chaque matin, dès 5 heures, en compagnie des délégués ouvriers, il signifia aux uns et aux autres sa volonté de maintenir le strict contrôle établi par son prédécesseur. Tous les 16 du mois, les responsables continuèrent, en conséquence, de “ passer au peigne fin ” les adhérents tenus d’être à jour de cotisations sous peine de mise en quarantaine à l’embauche. Testé par un contremaître désireux d’en finir avec les “ coutumes locales ”, le nouveau secrétaire releva le défi. Résolu à “ faire sentir la présence du syndicat ”, il contraignit le “ camarade chef ”, coupable d’avoir constitué deux équipes incomplètes, à ne plus paraître sur les quais pendant plusieurs jours. Tacticien économe de ses troupes, Lucien Nolent se félicitera, au terme de son long mandat, de ne pas avoir arrêté une journée complète le port pour des litiges locaux. En cas de différends, le ralentissement des cadences suffisait d’ordinaire à l’ébauche d’un compromis. “ J’ai toujours négocié, même en étant violent en réunion paritaire ”, expliquait-il. Mais Lucien Nolent sut aussi se faire respecter sur le port par le côté “ physique ” de son engagement. “ Le seul homme dont j’ai peur, c’est de moi-même ”, dira-t-il en 1972. Quelques années plus tard, à 50 ans révolus, l’ancien gamin du “ Bronx havrais ” n’hésitera pas à s’expliquer “ entre hommes ” avec un contremaître grossier envers les dockers.
Son autorité reconnue au Havre lui valut d’accéder au bureau de la Fédération nationale des Ports et Docks à l’issue du congrès de 1964 où son intervention ne passa pas inaperçue. A cette date, il résidait au Havre, rue Augustin-Normand, et rien au monde ne l’aurait décidé à quitter la Porte océane. Si le rapport des forces politico-géographiques au sein de la Fédération excluait qu’un Havrais, ouvertement méfiant à l’encontre du PCF, puisse prétendre la diriger, Nolent, fort du poids, de l’expérience et du savoir-faire de son organisation, sut peser sur l’orientation nationale. Ainsi soutint-il jusqu’au dernier moment le secrétaire général, Désiré Brest*, dont il admirait les qualités et le sens tactique, contre ses détracteurs dunkerquois et marseillais. En 1966, il exigea et obtint, d’autre part, de siéger au conseil d’administration de la Caisse nationale de garantie des ouvriers dockers - Cainagod - en remplacement de René Hazard. A l’occasion, Lucien Nolent renoua aussi avec la tradition havraise d’une certaine liberté condescendante envers une Fédération à direction communiste, mais fragilisée par les rivalités entre ports. Acquis locaux à l’appui, il adopta plus d’une fois la posture du donneur de leçons au grand dam des syndicalistes d’autres sites qui lui reprochaient d’en prendre un peu trop à son aise avec les consignes nationales. Prompt à invoquer la souveraineté des syndicats, Nolent ne manquait pas d’ajouter qu’en raison de leur avance, les Havrais n’étaient guère intéressés par les accords conclus à Paris. En 1971, il estima que le compromis passé cette année-là avec l’administration et les employeurs l’avait été au détriment des dockers normands invités à renoncer aux “ pratiques restrictives ” à la base des “ effectifs pléthoriques ” défendus par leur syndicat. “ On a tendance à nous prendre pour des corporatistes, notait-il en 1978. C’est peut-être vrai dans un sens, mais en ce qui concerne la solidarité, quand on a besoin de nous (...), nous répondons toujours présent ”. À un délégué du Midi qui, imprudemment, s’était interrogé, en 1980, sur sa réélection au bureau fédéral, il répliqua qu’il ne demandait rien et préférait se retirer tout de suite. Coutumier de ces menaces de retrait dont il usait lors des négociations avec les employeurs, il revint sur sa décision à la demande de ses détracteurs. Plus direct, il mobilisera l’Histoire pour rappeler, en 1972, que les Havrais “ n’étaient pas nés de la Fédération, c’est nous qui avons fait la Fédération ”.

À Paris comme dans son fief, Nolent aimait mesurer le chemin parcouru depuis l’époque où les dockers - des “ clochards ” - “ marchaient sur le ventre ” et ne voulaient pas que leurs enfants aillent travailler sur le port. Curieux des évolutions techniques, préoccupé de l’avenir du Havre et conscient des limites de la résistance syndicale, il visita de nombreux ports, y compris outre-Manche ou aux Pays-Bas, afin de s’enquérir des procédés à l’œuvre et du contenu des conventions. Les contacts noués, sur la lancée, avec différents syndicats européens affiliés à l’ITF n’allaient pas aboutir à l’époque, mais préparèrent le terrain à la constitution, à la fin des années 1970 et avec le concours actif des Havrais, d’un Comité syndical européen des dockers. La plus grande affaire que Nolent eut à régler fut toutefois l’arrivée des conteneurs dont Le Havre devait devenir le principal terminal hexagonal. Alerté par le déchargement du premier d’entre eux en 1965, Lucien Nolent usa d’une stratégie révélatrice de la personnalité du militant et de sa manière d’aborder les problèmes. Pour commencer, il chercha à s’informer de ce qui se faisait ailleurs et mobilisa ses relations à New York pour se procurer la copie de l’accord récemment signé par les syndicalistes de la côte Est. Par crainte de fuites, il exigea un silence absolu de son adjoint, Gilbert Le Gars, mis ultérieurement dans la confidence, puis demanda à une nièce de lui traduire le texte. A partir de là, il élabora une version adaptée aux réalités havraises, en mesure de préserver le maximum d’emplois et d’obliger les employeurs à compenser une partie des économies de main-d’œuvre attendues de la rationalisation et de la mécanisation de la manutention. Lorsque la question vint en discussion paritaire, Nolent abattit son jeu devant des interlocuteurs qui, pris de court, retinrent ses propositions comme base de négociation. Au terme de celle-ci, la convention acceptée fixa précisément la composition des équipes et institua une taxe sur chaque conteneur, vide ou plein, au bénéfice d’une Caisse d’entraide dont les confortables réserves financeront, en 1992, les primes de départ des dockers. Premier accord de ce genre en France, le document havrais servit de modèle aux autres syndicats. Tenace, mais pragmatique, Nolent s’entretenait volontiers à bâtons rompus avec les employeurs rencontrés à l’embauche et garda le meilleur souvenir de repas sans formalités en compagnie de tel directeur du port. A l’affût de la moindre information, le syndicaliste n’oubliait certes pas sa fonction. Jusqu’au bout de son mandat, de vieux amis d’enfance introduits dans les milieux les plus divers l’informèrent discrètement, par ailleurs, des projets ou manœuvres de ses interlocuteurs patronaux ou administratifs.

Dirigeant syndical aux grandes heures d’un syndicalisme docker conquérant, Lucien Nolent quitta ses fonctions au moment où des temps difficiles s’annonçaient. Malade, menacé de perdre la vue, fatigué par des années de militantisme de terrain, en froid avec la Fédération dont il ne fréquentait plus que de loin en loin les réunions parisiennes, il précipita la rupture de son bail militant. Décidé à faire valoir ses droits à la retraite, mais fidèle à son personnage, Lucien Nolent salua ses camarades sans excès de sentimentalité en octobre 1985. “ Vous ne me devez rien, mais moi je ne vous dois rien non plus... ”, déclara-t-il à l’instant de passer le relais à son successeur, Jacques Fortier. En 2000, il résidait au Havre en compagnie de son épouse. S’il suivait toujours l’évolution de la situation portuaire grâce aux nombreux contacts conservés sur les quais, exprimant, de temps à autre, un avis ou un conseil, l’ancien secrétaire avait bel et bien tourné la page du militantisme.

Marié en mai 1947 avec une ouvrière d’usine, Denise Affagard, Lucien Nolent eut quatre enfants : deux filles et deux garçons. Malgré le peu d’empressement de leur père à les voir suivre son chemin, tous travaillèrent plus ou moins longtemps sur le port. Son fils aîné y alla après avoir poursuivi ses études au-delà du baccalauréat. En 2000, il était chef de service aux car-ferries. L’autre fils, titulaire d’un diplôme de mécanique générale et embauché à la CEM n’y demeura pas plus d’un an. Entré comme docker, il était contremaître à la Transatlantique quand, en 1992, il refusa d’exercer un quelconque commandement sous le régime instauré par la réforme et choisit de redevenir « simple docker dans la foule ». En 2000, la plus âgée des deux filles était agent au service social du port. Membre, un temps, également, du personnel du port autonome, sa sœur avait renoncé, pour sa part, à son statut afin de bénéficier de la prime de départ instituée pour alléger les effectifs. Dynamique et dotée d’une solide formation professionnelle, elle n’excluait pas, cependant, en 2000, de poser sa candidature comme docker... Sans plus attendre, l’un des petits-fils de Lucien Nolent avait repris le flambeau portuaire, à Fos, cette fois, où, détenteur d’un BTS, il s’occupait de logistique maritime.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article144688, notice NOLENT Lucien , Marcel (dit Le Shérif) par Michel Pigenet, version mise en ligne le 5 février 2013, dernière modification le 5 février 2018.

Par Michel Pigenet

SOURCES : Centre des archives contemporaines : 870150, art. 134 ; 920 251, art. 16. — Archives de la Préfecture de police : dossier 63591. — Congrès de la Fédération nationale des Ports et Docks les 17-18 juin 1964 (Paris) ; 22-23 juin 1966 (Paris) ; 20-21 juin 1968 (Paris) ; 18-19 juin 1970 (Paris) ; 15-16 juin 1972 (Paris) ; 13-14 juin 1974 (Paris) ; 10-11 juin 1976 (Paris) ; 8-9 juin 1978 (Paris) ; 12-13 juin 1980 (Paris) ; 13-14 mai 1982 (Paris) ; 13-14 juin 1984 (Paris). — Entretien avec Lucien Nolent, le 8 juin 2000.

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