MERLEAU-PONTY Maurice

Par Jérôme Melançon

Né le 14 mars 1908 à Rochefort-sur-Mer (Charente-Inférieure, Charente-Maritime), mort le 3 mai 1961 à Paris ; philosophe connu pour ses travaux sur la perception, l’expression et l’ontologie, professeur au lycée à partir de 1931, maître de conférences à l’Université de Lyon en 1945, à la Sorbonne en 1949, puis professeur en 1950, professeur au Collège de France (chaire de philosophie) en 1952 ; membre fondateur et directeur politique de la revue Les Temps Modernes de 1945 à 1953, collaborateur à L’Express à partir de 1954 ; membre de réseaux mendésiens.

L’action politique de Maurice Merleau-Ponty fut celle d’un intellectuel. Il l’a lui-même conceptualisée comme action de dévoilement, propre au philosophe, plutôt qu’action de parti, propre aux politiques. Cette action vise à montrer la réalité et à faire paraître les possibles et les probables parmi eux, afin d’ouvrir à l’action de parti, qui est le choix, fait en commun, de l’un de ces possibles. Ces types d’action ne portent fruit qu’en relation l’une à l’autre, et la signification de toute valeur, de tout jugement et de toute action émerge d’un choix parmi les forces politiques en présence.

Dans ce cadre, l’action de dévoilement – véritable phénoménologie politique – est une critique constante des préjugés, des incompréhensions, des mensonges et des mystifications, afin de dévoiler les perspectives exclues, négligées ou faussées. Il faut ainsi comprendre comme allant d’un bloc les articles, les livres, l’activité éditoriale à la revue Les Temps Modernes, les interventions dans L’Express et à la radio, ainsi que les conférences données en Afrique à la veille des décolonisations.

Merleau-Ponty grandit dans une famille unie, qui se déplaça à Paris pour lui permettre d’étudier. La pension de veuve de guerre n’y suffisant pas, sa mère et sa sœur furent contraintes à de longues heures de travail. Après une jeunesse où prima sa vocation de philosophe et où il partagea les idées de l’Action française, sa tentative de renouveler son catholicisme le rapprocha des Dominicains ainsi que des groupes Esprit intéressés à Karl Marx, puis, marqué par l’attitude de l’Église après le bombardement de Guernica, il abandonna pour de bon sa foi.

Pendant la Résistance, il participa avec des amis et certains de ses étudiants (notamment les Desanti) au groupe Sous la botte, qui fusionna avec un groupe centré autour de Jean-Paul Sartre* pour devenir Socialisme et Liberté. Pendant la courte existence de ces groupes surtout axés sur la rédaction et la distribution de tracts vite disparus, Merleau-Ponty rédigea plusieurs articles expliquant la situation pour combattre la propagande. Plusieurs des membres du groupe passèrent au Parti communiste français (PCF) lorsqu’il entra en résistance ; Merleau-Ponty n’y adhéra pas, s’en étant détourné dès l’époque des procès de Moscou. Il continua plutôt à enseigner Hegel et Marx malgré leur interdiction, et à parler du communisme et du trotskisme à ses étudiants.

Cette résistance limitée le mena dans l’immédiat après-guerre au premier de deux engagements : faire la politique effective du PCF, celle qu’il devrait suivre, mais s’empêchait de faire. Cette tâche allait de pair avec celle du développement de la philosophie prolétarienne de l’histoire, seule à même de dévoiler l’essence des événements et d’éviter le chaos et la barbarie qui émergent du capitalisme.

Merleau-Ponty reprit au philosophe hongrois György Lukács l’idée que le prolétariat a une mission unique au sein de la société capitaliste. Les travailleurs y sont placés dans la position d’objets dont le comportement et le travail sont décidés par d’autres, qui les voient et les traitent ainsi comme moins qu’humains. Parce que les prolétaires reconnaissent que les autres qui travaillent à leurs côtés partagent la même expérience de déshumanisation, ils sont à même de faire l’expérience de leur propre humanité, de celle des autres travailleurs, et même de celle de ceux qui les dominent et exploitent.

Cette reconnaissance ouvrait ainsi l’horizon d’une société plus humaine, basée sur la reconnaissance de l’humanité de chacun plutôt que sur sa négation. Cependant, Merleau-Ponty nota en 1946-1947 dans Humanisme et terreur que la même situation avait lieu en U.R.S.S. Il développa par conséquent une politique d’attente. Tant que l’URSS ne voulait pas la guerre, il faudrait lui laisser la chance de développer le système socialiste promis et de redonner leur rôle aux travailleurs. Il faudrait aussi laisser la chance au PCF de jouer son rôle dans la politique française, où il représentait seul les travailleurs.

La distance maintenue envers le PCF s’agrandit avec la connaissance de la réalité sociale en URSS, jusqu’à la rupture de toute sympathie en 1951 et le rejet du marxisme comme philosophie en 1955. Cet éloignement du communisme, commencé avec une critique du stalinisme dès 1947 et aboutissant au refus de toute complicité en 1950, allait à l’opposé du rapprochement qu’effectuait Sartre à la même époque. Du fait de cette divergence chez les directeurs des Temps Modernes, la revue demeura silencieuse sur la plupart des sujets politiques jusqu’à ce que l’épisode de la guerre de Corée mène Sartre à publier « Les communistes et la paix » en faveur des communistes et de l’URSS, poussant le désaccord à l’avant de leurs discussions jusqu’à la rupture et la démission de Merleau-Ponty en juillet 1953.

N’ayant jamais été communiste, Merleau-Ponty se décrivait comme ayant été depuis l’écriture d’Humanisme et terreur un radical, au sens de la philosophie qui animait le Parti radical français. À partir de 1954, il se joignit à l’équipe de L’Express et partagea son mandat de soutien à Pierre Mendès France* et au renouvellement de la gauche : ce fut son second choix d’une force politique. Il participa aux côtés de Mendès France et de François Mitterrand* au Centre d’action démocratique, rattaché d’abord au Parti radical puis, à partir de 1958, à l’Union des forces démocratiques, avant que plusieurs de ses membres ne rejoignent le Parti socialiste autonome. Le CAD était une tendance visant à la rénovation du Parti radical vers le radical-socialisme, autour de Mendès France et de ses positions pour l’indépendance des colonies et le développement d’un programme social important. Merleau-Ponty contribua à la formation de la nouvelle gauche française en y apportant la vision d’une politique agnostique envers le capitalisme et le communisme, définissant suite à ce double refus non pas une voie médiane, mais bien un nouveau socialisme qui se voulait avant tout démocratique.

Dans une lecture critique de Weber, Lukács, Lénine, Trotsky et Sartre*, Merleau-Ponty reprit en 1955 ce qu’il nomma Les Aventures de la dialectique : du fait de leur participation au mythe du prolétariat, ces philosophes enlisaient la dialectique dans une position absolue et totalitaire, permettant la terreur et éliminant toute chance de vérité. De ce parcours ressortait la nécessité d’une pensée hyperdialectique, qui cherche à reconnaître l’infinité des contradictions, l’impossibilité de réaliser les valeurs une fois pour toutes.

De là émergeait ce que Merleau-Ponty nomma le libéralisme héroïque, repris de Max Weber : si l’on croit à sa propre liberté, alors il faut reconnaître la même liberté aux autres, y compris à ses pires opposants. C’est là la contradiction propre au parlementarisme et toute sa difficulté : chacun doit reconnaître l’opinion et la perspective des autres et leur donner la possibilité de se faire entendre et de participer aux délibérations – même à ses pires ennemis. Ce n’est en effet que par cette confrontation des perspectives, où nulle ne peut primer, pas même la nôtre, que nous avons une chance de nous rapprocher de la vérité en politique. De telles positions menèrent à des attaques ciblées de la part des intellectuels du PCF : les conférences réunies dans Mésaventures de l’anti-marxisme présentèrent Les Aventures de la dialectique comme la tentative, idéaliste et révisionniste, de fonder philosophiquement et l’anticommunisme et le mendésisme, et qui illustrerait sa peur du changement proposé par les communistes.

Néanmoins, Merleau-Ponty n’adopta pas une position libérale : il reprocha à l’État d’être une institution morte et figée et il s’opposa à la Ve République. L’État existe selon la lettre mais non selon l’esprit de ce que devrait être une institution, à savoir une pratique qui permette la créativité par déformation cohérente du sens et des pratiques de ceux qui nous précèdent, à partir de notre propre position et de nos valeurs. Le parlementarisme est ainsi une condition minimale de la vérité en politique en ce qu’il permet l’opposition, mais il n’est qu’une politique provisoire, incapable de tenir ses promesses par lui-même.

Merleau-Ponty déploya dans Les Aventures de la dialectique une autocritique qui visait à lui permettre d’être encore plus fidèle à l’idée de reconnaissance. Marx devenait un classique de la pensée, comme l’était Descartes : non pas une référence absolue, mais bien un participant à l’institution qu’est la philosophie, à reprendre par chaque philosophe selon ses propres problèmes et en relation à son propre temps. Le prolétariat n’a pas de mission ; bien au contraire, il n’est que l’un des groupes sociaux qui a la possibilité de voir et qui donne à voir la domination et l’exploitation et, par là, l’humanité des autres. De même, les mouvements socialistes et communistes sont des institutions qui risquent aussi de se figer s’ils ne sont pas repris selon les problèmes du présent.

De la sorte, l’abandon du communisme doit être compris comme le choix des opprimés, de ceux qui subissent l’injustice de tous les régimes en place. Les communistes ne pouvant plus être vus comme les mieux à même de prendre leur parti, c’est un renouvellement incarné par Mendès France qui semblait désormais capable de le faire tout en réalisant les valeurs défendues par Merleau-Ponty : la vérité et la liberté. Déjà, dans Humanisme et terreur, Merleau-Ponty délimitait deux sens de la liberté : il ne faut pas choisir la liberté en tant que principe, qui n’est qu’une idole et peut tout justifier, mais bien la liberté des personnes, leur capacité de décider et d’agir dans les circonstances actuelles.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article145190, notice MERLEAU-PONTY Maurice par Jérôme Melançon, version mise en ligne le 23 février 2013, dernière modification le 19 septembre 2017.

Par Jérôme Melançon

ŒUVRE  : Phénoménologie de la perception, Gallimard, coll. « Tel », 2005 [1945], 537 p. — Sens et non-sens, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1996 [1948], 229 p. — Humanisme et Terreur. Essai sur le problème communiste, Gallimard, coll. « Idées », 1980 [1947], 310 p. — Les Aventures de la dialectique, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000 [1955], 323 p. — Signes, Gallimard, coll. « Folio essais », 2001 [1960], 564 p. — Le Visible et l’invisible, Gallimard, coll. « Tel », 1979 [1964], 361 p.

SOURCES : Philippe Corcuff, « Merleau-Ponty ou l’analyse politique au défi de l’inquiétude machiavélienne », Les Études philosophiques, n° 2, 2001, p. 203-217. — Claude Lefort, Sur une colonne absente. Écrits autour de Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, 1978. — Vincent Peillon, La Tradition de l’esprit. Itinéraire de Merleau-Ponty, Paris, Grasset, 1994. — Jean-Louis Rizzo, Mendès France ou la rénovation en politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1993. — Kerry H. Whiteside, Merleau-Ponty and the Foundation of an Existential Politics, Princeton, Princeton University Press, 1988.

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