DE BOË Jean, Adelin.

Par Jean Puissant

Anderlecht (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale), 20 mars 1889 − Watermael-Boitsfort (Bruxelles), 2 janvier 1974. Typographe, anarchiste, militant à la Jeune garde socialiste, syndicaliste, dirigeant du Syndicat unifié du livre et du papier de Bruxelles, président de la Centrale nationale de l’industrie du livre (1945-1954). Pseudonymes : Quercus, Georges démos, G-Dém.

Orphelin, Jean De Boë − le ë accentué de son nom vient de son passage en France et de l’impossibilité des francophones d’adopter la diphtongue flamande oe (ou) −, qui est né dans le quartier industriel de Cureghem à Anderlecht, est élevé par une grand-mère blanchisseuse. Après l’école primaire, il apprend d’abord le métier de ciseleur mais devient rapidement ouvrier typographe.

À l’âge de dix-sept ans en 1906, Jean De Boë adhère à l’Association libre des compositeurs et imprimeurs typographes (ALCIT), le plus ancien syndicat du pays, créé à Bruxelles en 1842. Son adhésion correspond sans doute à son embauche. La quasi-totalité des typographes bruxellois sont syndiqués. Depuis les origines, le syndicat, dont les dirigeants ont eu maille à partie avec la justice (le délit de coalition est punissable jusqu’en 1866), cherche à imposer le « closed shop », à savoir l’obligation pour les patrons de n’engager que des syndiqués, afin de leur imposer des conditions de travail et de rémunération minimales. C’est le premier syndicat à signer une convention collective avec les employeurs dans notre pays (1857, 1867), bien avant que cette procédure ne se généralise après la Première Guerre mondiale.

Militant à la Jeune garde socialiste (JGS) d’Ixelles (pr. Brabant, arr. Bruxelles ; aujourd’hui Région de Bruxelles-Capitale) en 1905, Jean De Boë est, comme d’autres JGS à l’époque, bien vite, attiré par les milieux anarchistes. En 1906, il fréquente la colonie « communiste-libertaire », l’Expérience de Stockel, autour de laquelle paraît Le Communiste (1907-1908), suivi par Le Révolté. Lors de son déménagement à Boitsfort et la transformation de la maison en imprimerie, De Boë y devient typographe et s’installe un moment dans la maison commune. C’est son premier séjour boitsfortois. À cette occasion, il rencontre des jeunes de son âge, Raymond Callemin, Victor Kibaltchitch (futur Victor Serge), Edouard Carouy…. Ils sont membres du « groupe révolutionnaire de Bruxelles ». Il est, pour ces raisons, exclu du Parti ouvrier belge (POB) en 1907.
Tous quatre sont attirés irrésistiblement par la France où l’anarchie est plus vivante qu’en Belgique.

Aussi, après avoir tiré un « bon numéro » lors du tirage au sort pour les obligations militaires, Jean De Boë gagne Paris en 1910, avec sa toute jeune compagne, Ida Bartholomess, fille d’un anarchiste bruxellois, née à Bruxelles le 28 mai 1890. Mais si le milieu anarchiste est accueillant, il est difficile de trouver du travail, que ce soit en France, en Suisse, à Paris, à Marseille. Pour des raisons administratives (titre de séjour), il doit revenir à Paris où il retrouve ses connaissances bruxelloises, qui, à ce moment, croisent les routes violentes et sanglantes de la « bande à Bonnot ». Jules Bonnot a fréquenté les milieux anarchistes, partagé leurs valeurs, mais ce n’est pas au nom de l’anarchie, au contraire de certains de ses compagnons, qu’il est entraîné dans une dérive de vols avec violence suivis de meurtres accomplis au volant (il est chauffeur-mécanicien) de puissantes voitures volées entre décembre 1911 et mai 1912. Les journaux populaires à bon marché, désormais illustrés, se donnent à cœur joie dans leur propre enquête et dans l’appel à assister à plusieurs « forts Chabrol ». Des milliers de personnes assistent en direct aux assauts menés par la police et l’armée qui emploient de lourds moyens pour venir à bout des principaux membres de la bande. Bonnot est ainsi tué mais certains de ses complices occasionnels sont arrêtés.

L’enquête mène à Jean De Boë qui a habité chez des inculpés et qui est accusé d’avoir servi ou accepté de servir d’intermédiaire pour vendre aux Pays-Bas des titres volés lors du braquage d’une banque (il est bilingue flamand-français). Arrêté le 28 février 1912, il est condamné le 3 février 1913, pour « recel et association de malfaiteurs » à dix ans de travaux forcés suivis de relégation au bagne de la Guyane française. Si Callemin, dit Raymond la science, qui a du sang sur les mains, est guillotiné en s’exclamant devant la foule qui se presse pour assister au supplice : « c’est beau un homme qui va mourir », Eugène Dieudonné chez qui De Boë a logé voit sa peine capitale commuée en bagne à perpétuité. Victor Kibaltchitch s’en sort avec cinq ans de prison. La compagne de ce dernier, Rirette Maîtrejean, est la seule acquittée.

Jean De Boë est donc déporté à Cayenne en Guyane. Il cherche à s’enfuir et se voit emprisonné sur l’Ile du Diable où a séjourné le capitaine Dreyfus. Libéré pour bonne conduite après huit ans mais « relégué », banni à vie en Guyane, il traverse clandestinement le fleuve Maroni, frontière entre la France et le Surinam. En Guyane hollandaise, il gagne quelque argent qui lui permet de financer son retour en Belgique en juin 1922. Si De Boë a évoqué avec Jean De Meur les circonstances de son arrestation et des souvenirs de sa déportation, jamais comme Dieudonné et plus tard « Papillon », il n’en fait étalage. Se tenant à sa devise « ne jamais mentir, ne jamais trahir, ne jamais désespérer », il ne donnera aucune information sur ce qu’il avait vu, vécu. On ne trouve aucun éloge, aucune sympathie exprimée envers la « bande à Bonnot », ni d’ailleurs à l’égard de ses anciens compagnons de Bruxelles. Lier De Boë à la « bande à Bonnot » relève de l’histoire, lui prêter de la sympathie relève de l’interprétation.

En revanche, on est impressionné par la nature et la qualité des très nombreux articles que Jean De Boë rédige en faveur des anarchistes Sacco en Vanzetti, condamnés et exécutés aux États-Unis en 1927. Il ne s’agit pas seulement de défendre deux militants considérés comme innocents comme l’ensemble de la gauche européenne le fait en dépassant les clivages en train de se creuser rapidement au sein des différentes tendances du socialisme de l’époque. La parfaite connaissance du dossier et l’utilisation des éléments d’enquête et de contre-enquête conduisent à se prononcer en faveur de l’acquittement judiciaire. On est convaincu que l’expérience vécue par De Boë joue ici à plein pour dénoncer les manœuvres policières qui cherchent et réussissent à politiser une affaire de droit commun. Doit-on voir dans ces textes, en miroir, l’affaire de la « bande à Bonnot » ? (Le Creuset, 1927)

Contrairement à son aîné, Henri Fuss-Amoré (Schaerbeek, 1882 - Bruxelles, 1964), typographe lui aussi, principale personnalité anarchiste du pays durant la première décennie du siècle, lui aussi attiré par Paris, Jean De Boë est resté anarchiste jusqu’à la fin de sa vie. Une fois rentré au pays, il reprend son travail de typographe, reprend sa carte au syndicat.

Anarchiste, il reste. Jean De Boë collabore, parfois sous les pseudonymes de « Quercus », « Georges Démos », « G-Dom », à divers organes, à savoir Le Combat, avec Camille Mattart et Marcel Dieu dit Hem Day (1926-1928), Rebelle, Pensée et action, La Correspondance ouvrière internationale (1932-1933) dont il est le correspondant belge… Il fait partie du Comité international de défense des anarchistes (CIDA). En 1939, Jean De Boë est membre de Solidarité internationale antifasciste qui poursuit ses activités après guerre, notamment contre la répression des anarchistes en Espagne. Il collabore alors au Bulletin de la Commission internationale de liaison ouvrière (1958-1965), comme correspondant belge. En 1926, il fonde une société coopérative Les Arts graphiques qui imprime Le Creuset, bulletin mensuel de propagande syndicale (1925-1931), qu’il anime. Sa proximité avec les communistes au Creuset, l’incite à voyager en URSS, voyage dont il publie en 1930 la relation en feuilleton. L’imprimerie qui éditera les nombreuses publications des syndicats du livre ainsi que d’autres organisations, vivra jusqu’à la mort de De Boë.

Syndicaliste, il devient. Jean De Boë trouve dans son syndicat les principes qu’il défend comme anarchiste, l’autonomie par rapport aux partis politiques, la liberté d’opinion des membres et l’application rigoureuse de la défense des travailleurs. L’Association libre des compositeurs et imprimeurs typographes (ALCIT) défend strictement son autonomie par rapport aux partis. Elle refuse d’adhérer au Parti ouvrier belge (POB), pourtant créé par plusieurs de ses dirigeants et auquel adhère la majorité de ses membres. Elle veut préserver l’autonomie syndicale par rapport au politique, préserver la liberté de ses adhérents et donc le pluralisme en son sein : socialistes, libéraux, anarchistes nombreux chez les typos, communistes bientôt, chrétiens, même si la majorité est très nettement anticléricale. Le syndicat de l’imprimerie est tardif du côté syndical chrétien (1905).

Les statuts de l’Association datés de 1930 stipulent que « le syndicat base la défense de ses membres sur la base de la lutte des classes et de la solidarité ouvrière en dehors de tout parti politique et de toute considération philosophique ou religieuse. » Jean De Boë participe activement à l’importante grève de 1925 en faveur d’une augmentation de salaire et à celles de 1930-1931 en faveur de congés payés. Après celle de 1925, la seule et unique grève générale du secteur en Belgique (voir Sources : PEIREN, L., 2006), la gauche anarcho-communiste obtient une influence majoritaire à Bruxelles. Les militants de ces obédiences se retrouvent depuis janvier 1925 au sein du Creuset, cercle d’études et d’agrément qui, à partir d’avril, édite un organe du même nom. Lors du conflit social de 1925, ils vont impulser une attitude radicale, en réclamant des salaires équivalents à ceux de 1914, en opposition avec celle de la Fédération régionale du livre et de la Centrale nationale, et en exigeant la poursuite de la grève. Le syndicat des typographes se situe donc à ce moment dans la mouvance Unité, forte à Bruxelles, qui s’oppose à la politique modérée de la Commission syndicale du POB. Jean De Boë, qui tire son épingle du jeu devient membre de la commission exécutive de l’ALCIT en 1926 et secrétaire de la Fédération du livre de Bruxelles. Il reste commissaire en 1929 au moment où l’influence communiste décline. Il n’est pas prêt à renoncer à son apolitisme au profit des communistes. En 1931, il mène une nouvelle grève en faveur de la diminution du temps de travail et obtient de premiers congés payés dans le secteur.

Durant la Seconde Guerre mondiale, menacé d’arrestation, Jean De Boë se réfugie à Grenoble en France en juillet 1941, où il aurait participé à la résistance dauphinoise. Il regagne la Belgique en août 1943 et demeure dans la clandestinité jusqu’à la fin de la guerre. Il participe activement à la reconstitution du syndicat au sein duquel il joue désormais un rôle prépondérant. Il devient secrétaire général du Syndicat unifié du livre et du papier le 1er janvier 1945, puis président de la Centrale de l’industrie du livre affiliée à la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB). Il le restera jusqu’à sa retraite.

Jean De Boë représente sa Centrale au Comité national de la FGTB. Il y plaide en faveur de la priorité syndicale sur toute autre considération. Il reste donc globalement sur une ligne qualifiée d’anarcho-syndicaliste faute de mieux (autonomiste en dépit de l’engagement foncièrement anarchiste de Jean De Boë), réticente devant l’intégration du mouvement syndical dans la législation de politique économique de l’état qui s’amorce. En revanche, il déploie tous ses efforts pour intégrer tous les syndicats du livre au sein de la FGTB. Il reste encore l’un ou l’autre groupe autonomiste. Les ouvriers du livre obtiennent alors le double pécule de vacances, l’allongement des congés payés. Il est également représentant de sa Centrale à la Fédération graphique internationale depuis sa création à Stockholm en Suède et assume le secrétariat de sa section « typographique » de 1949 à 1958.

Jean De Boë rédige régulièrement des éditoriaux dans les publications de son syndicat, La Voix typographique (1931-1940), Le Syndiqué du livre (à partir de 1945). Certains de ses textes sont réédités en 1967, à l’occasion de la célébration du 125e anniversaire de la fondation de l’Association libre des compositeurs typographes de Bruxelles, sous le titre Propos subversifs.
Outre les questions syndicales, beaucoup de ses écrits concernent la situation internationale. C’est le cas en particulier de la guerre civile en Espagne, où il est attentif à l’action et au destin de la Confédération nationale du travail (CNT), le plus important syndicat anarchiste du monde, marginalisé, puis réprimé au sein du camp républicain, à mesure de l’engagement de l’URSS, son principal soutien au plan international. Il se rend en Espagne en 1937 et peut témoigner de l’effroyable tragédie en train de se jouer. Il comprend que ce qui se passe annonce ce qui va se produire. La Seconde Guerre mondiale a commencé en Chine et en Espagne bien avant le 10 mai 1940.

En 1939, la famille de Jean De Boë accueille en son sein deux jeunes orphelines originaires des Asturies : leur père, ouvrier, engagé dans l’armée républicaine a été fusillé par les franquistes en 1936. Son fils épousera l’une d’entre elles. Plusieurs enfants de cette famille ont vécu et vivent en Belgique. Cette histoire singulière témoigne également du fait que la Belgique a été, relativement, le pays le plus solidaire de l’Espagne martyre.

Jean De Boë décède le 2 janvier 1974 à l’âge respectable de 84 ans. Suscitant une grande admiration chez « ses » syndiqués qui le vénèrent, De Boë poursuit fondamentalement l’action syndicale de ses prédécesseurs sans concession, mais dans le souci constant d’arriver à un accord avec les employeurs et d’améliorer constamment les conditions de travail et de rémunérations de ses membres sans relation avec la situation politique. La notice nécrologique du Peuple, parue le 3 janvier 1974, évoque l’accusation courante de « corporatisme » adressée aux typos. En revanche sa pérennité, durant de longues années à la tête du syndicat, tranche avec la tradition du XIXe siècle et la rotation régulière des responsabilités. La professionnalisation du syndicalisme est à ce prix.
Jean De Boë a habité au « Floréal », société coopérative de logements, créée en 1921 à Watermael-Boitsfort par des membres du syndicat du livre et où ceux-ci résident nombreux. Il en est devenu un responsable.

L’existence de Jean De Boë illustre, à sa façon, les déchirures et les combats du XXe siècle.

À consulter également : MAITRON J., notice complétée par DUPUY R., ENCKELL M. et STEINER A., De Boë Jean, dans Dictionnaire des anarchistes, Site Web : maitron.fr.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article145533, notice DE BOË Jean, Adelin. par Jean Puissant, version mise en ligne le 13 mars 2013, dernière modification le 16 juillet 2020.

Par Jean Puissant

ŒUVRE : Pour sa collaboration à des périodiques, voir également BIANCO R., Répertoire des périodiques anarchistes de langue française : un siècle de presse anarchiste d’expression française, 1880-1983, Aix-Marseille, 1983 (publié en ligne) − Un siècle de luttes syndicales en Belgique, 1842-1952, Bruxelles, 1952 − Propos subversifs, Bruxelles, 1967.

- ICONOGRAPHIE : Pourquoi Pas ?, 1931 − Sites web : @narlivres ; 100yearsagotoday.files.wordpress.com.
- SOURCES : DE MEUR J., L’anarchisme en Belgique ou la contestation permanente, Bruxelles, 1970 − MOULAERT J., Le mouvement anarchiste en Belgique, Ottignies, 1996 − PEIREN L., De kinderen van Gutenberg. Geschiedenis van de grafische vakbeweging in België voor 1975, Brussel-Gent, 2006 − Interview de Dolorès Alvarez, belle-fille de Jean De Boë, Chroniques de Watermael-Boitsfort, 13 novembre 2010, p. 2 et sv. − PUISSANT J., « Jean De Boë », Chroniques de Watermael-Boitsfort, n°15, juin 2011, p. 2-6.

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