Par Bernard Comte
Né le 1er avril 1905 à Grenoble (Isère), mort le 22 mars 1950 à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine) ; philosophe, co-fondateur et directeur de la revue Esprit depuis 1932, initiateur et animateur du personnalisme communautaire.
Emmanuel Mounier naquit à Grenoble, fils de petits bourgeois proches de leurs racines de paysans ou artisans et fervents catholiques. Il fit une excellente scolarité au lycée malgré un double défaut de vue et d’ouïe, et milita dans l’Action catholique de la jeunesse (ACJF). Accueilli en philosophie par Jacques Chevalier à l’université, il fut guidé et formé par ce professeur admiré, disciple de Bergson, catholique libéral ouvert intellectuellement et politiquement conservateur, aussi éloigné de la démocratie chrétienne que de l’Action française. Chevalier fit de cet étudiant dont il avait reconnu la qualité exceptionnelle un collaborateur pour la rédaction de ses travaux. Mounier acquit auprès de lui (1924-1927) une méthode intellectuelle et une culture philosophique, attestées par son diplôme d’études supérieures sur Le conflit de l’anthropocentrisme et du théocentrisme dans la philosophie de Descartes ; il s’initia au travail collectif dans le « groupe de travail en commun » formé par des disciples et des amis du maître, dont il tint un temps le secrétariat. Il prépara à la Sorbonne l’agrégation de philosophie, l’obtint en 1928 et resta à Paris, vivant d’une bourse de doctorat complétée par des cours dans des collèges catholiques et amorçant une thèse sur la mystique, à partir des écrits d’un auteur espagnol du XVIe siècle.
Cependant une série de rencontres le marquèrent alors profondément. Après Guillaume Pouget, vieux prêtre savant et indépendant qui l’initia à l’intelligence critique de l’Écriture et des dogmes, il fréquenta le cercle des Maritain à Meudon. Il apprécia l’effort de ce grand intellectuel catholique pour penser l’engagement politique des chrétiens dans la société démocratique et laïcisée, et entendit là Nicolas Berdiaev expliquer que la révolution communiste pouvait être pour les chrétiens un défi à relever plutôt qu’une menace à combattre. Il connut, à la suite de son ami Jean Guitton, Marie Silve, institutrice rurale dans l’école publique et fervente catholique, animatrice des Davidées. Il apprécia leur présence chrétienne respectueuse et discrète parmi les incroyants et apprit, en répondant à leur demande de formation culturelle et humaine, à s’adresser à des adultes en guide plutôt qu’en maître. Au contact des expériences de ces aînés, le jeune catholique militant s’émancipa de la tutelle de Chevalier. En renonçant à pratiquer la philosophie comme un apostolat, il se distinguait de la nouvelle Action catholique des jeunes, vouée à rechristianiser la société. Il s’était en outre immergé avec passion dans l’œuvre de Péguy*, dont il retint les thèmes bergsoniens (comme le refus de la « pensée toute faite » et des « âmes habituées ») ainsi que l’indignation devant la misère, exclusion scandaleuse qui détruit le pacte civil, la revendication de la justice sans laquelle la charité ne vaut rien, la réprobation de l’homme bourgeois asservi à l’argent et du « monde moderne » destructeur des anciennes vertus populaires, et l’idéal d’une révolution sociale « morale ». Il apprit là que, si les politiques se combattent, les mystiques se rejoignent, et saisit la portée du dogme de l’incarnation : puisque « le surnaturel est lui-même charnel », le spirituel se manifeste normalement dans les travaux et combats du temporel. Un livre sur Péguy, rédigé à trois, sortit de cette lecture, et Mounier se découvrit (1931) destiné à une autre forme d’engagement intellectuel que la thèse et l’enseignement, qu’il abandonna pour la direction d’une revue.
Dans son groupe de jeunes intellectuels « non conformistes », en majorité chrétiens, plusieurs partageaient son imprégnation péguyste et sa révolte contre l’injustice. L’idée de fonder une revue unit le philosophe Mounier avec l’avocat Georges Izard, le bibliothécaire-historien André Déléage et l’architecte Louis-Émile Galey, et Mounier se déclara prêt à s’y consacrer, en renonçant à l’Université et, plus dur sacrifice, à son piano. Il se révéla alors un homme d’action énergique et habile, multipliant les démarches pour trouver un éditeur, des collaborateurs, de l’argent et un premier public et arrachant au groupe la décision de lui confier la pleine responsabilité de la revue. Esprit, « revue internationale » mensuelle, fut lancée en octobre 1932, couplé avec un mouvement politique, la « Troisième Force », dirigé par Izard avec Déléage. Éloigné du style d’action de ces hommes impatients d’un rôle politique et admonesté par Maritain qui le soutenait mais craignait une dérive socialiste, il obtint dès 1933 un divorce amiable qui le laissait maître de la revue en toute indépendance, à charge pour lui d’en trouver le financement.
Riche personnalité, Mounier surmontait dans une apparente sérénité des oppositions maîtrisées. Il se jugeait contemplatif, fait pour la réflexion et la méditation, mais se montrait à la revue patron, recruteur, quémandeur et propagandiste, au prix d’un travail acharné. Écrivain à la plume abondante et polémiste acéré, il fut aussi un compagnon accueillant, la porte ouverte et l’écoute disponible pour les amis comme pour les visiteurs inconnus, toujours prêt au dialogue dans la différence. Philosophe décidé à construire une anthropologie appuyée sur les travaux des savants, il refusait d’en rester à la spéculation et se situait dans l’humanité souffrante et combattante, en se confrontant constamment à l’événement, « notre maître intérieur ». Chrétien, ancré dans la foi et la vie spirituelle qui gouvernaient sa vie, il choisit de travailler à la marge du milieu catholique qui l’avait formé, parmi des hommes qui n’étaient pas unis par l’appartenance religieuse et qui s’interdisaient mutuellement tout prosélytisme.
Sa vie se partagea désormais entre la revue à faire vivre et grandir, la pensée du « personnalisme communautaire » à élaborer et les groupes locaux ou professionnels à guider. Il donna à la revue un statut non confessionnel, croyants divers et agnostiques étant également libres d’exprimer chacun ses convictions et s’accordant tous sur le « primat du spirituel », c’est-à-dire de valeurs communes supérieures aux libertés et aux destinées des individus. Cette revue, il la voulut culturelle, rassemblant sans élitisme des hommes de science, écrivains ou artistes disposés à réfléchir sur les conditions de la réalisation de leur œuvre, et des militants de l’action collective. Revue politique aussi, sans allégeance à un parti, mais attentive à l’actualité, l’analysant et incitant ses lecteurs à un engagement lucide au service de la justice et de la solidarité dans la vie nationale et internationale. Revue révolutionnaire enfin, où s’exprimaient d’abord la révolte et la dénonciation des injustices, des ambitions malfaisantes et des violences illégitimes, dénonciation aussi des institutions qui les autorisaient et, plus grave, des doctrines qui les justifiaient : d’où le mot d’ordre lancé en tête du numéro 6, qui fit scandale : « Rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi » (mars 1933). Venait ensuite le travail constructif d’information et d’éducation, incitant chacun à analyser les situations observées, à mesurer ses capacités d’action et à s’engager pour l’émergence d’une société authentiquement « communautaire » dont les membres seraient en mouvement continu de « personnalisation ». Mounier présenta sa pensée du « personnalisme » en esquisses dès 1935-1936, en consacrant des numéros spéciaux de la revue à des questions difficiles et parfois brûlantes : « L’argent, misère du pauvre, misère du riche » (octobre 1933), « Des pseudo-valeurs spirituelles fascistes » (janvier 1934), « La colonisation, son avenir, sa liquidation » (décembre 1935), « La femme aussi est une personne » (juin 1936). Penseur engagé à la recherche d’authenticité, il bannissait les joutes verbales et l’esthétisme, au profit d’une réflexion au service de la vie et de l’action.
Il épousa en 1935 Elsa Leclercq, bruxelloise diplômée en histoire de l’art, qui travaillait au musée du Cinquantenaire sous la houlette de Jacques Lefrancq, professeur et animateur culturel, premier propagandiste d’Esprit et créateur en Belgique de groupes d’amis de la revue, désormais ami intime de Mounier. Le couple s’installa à Bruxelles, où Mounier, enseignant au lycée français, pouvait travailler tranquille plusieurs journées par semaine et passer les autres à Paris à la direction de la revue. Leur fille Françoise, née en 1938, fut atteinte à sept mois d’une maladie cérébrale qui, après un temps d’incertitude angoissante, la laissa définitivement et totalement infirme mentale. Deux autres filles naquirent plus tard.
Animateur exigeant de la rédaction de la revue, qu’il définissait comme « une amitié », il fut aussi éveilleur et accompagnateur pour ses collaborateurs, parfois jusque dans leur itinéraire spirituel. Sa position de leader était incontestée, il savait d’ailleurs en jouer pour maintenir l’unité dans la diversité propre à cette équipe, en arbitrant entre les groupes et les sensibilités qui parfois s’opposaient – comme après Munich en 1938, et plus encore après 1945 quand les réformistes libéraux s’opposèrent aux révolutionnaires progressistes à propos des rapports avec le communisme.
Avec ses amis catholiques, il voulut échapper au « ghetto » que le milieu catholique secrétait en empêchant une rencontre vraie avec les enfants du monde moderne. Convaincu que l’âge de la chrétienté (fût-ce la « chrétienté profane » de Maritain) était révolu et que les menaces sur la civilisation exigeaient un rassemblement par-dessus les diversités religieuses, il situait la « vérité » et l’Église au-delà de l’opposition où s’était enfermée la pensée catholique entre révélation et liberté de conscience. Cette option, alors difficilement tolérée dans l’Église, attira suspicion et critiques, avec la menace, écartée à plusieurs reprises, d’une condamnation par les autorités catholiques, mais d’autres lui furent reconnaissants de cette attitude jugée « prophétique ».
Faire une revue, c’était aussi choisir un mode d’expression intermédiaire entre la pensée purement spéculative et le journalisme. Mounier pratiqua ce genre hybride, en associant l’ouverture de la recherche à l’affirmation de convictions, le souci de comprendre la marche du monde à la perspective d’une action à mener. D’où son rapport complexe avec le politique, domaine dont il déclarait en 1932 : « Il peut être urgent, il est subordonné. » Ni acteur direct de la politique, ni étranger ou spectateur, il passa d’un certain angélisme qui privilégiait la pureté à un engagement croissant après 1934, dans une évolution dont il présenta lui-même les étapes.
Dès 1932, les dénonciations fracassantes du « désordre établi » et des spiritualismes désincarnés ou hypocrites, les déclarations qui mêlaient « primauté du spirituel » et programme « révolutionnaire » ont fait scandale d’un côté, suscité l’intérêt de l’autre. La revue apparaissait comme un laboratoire d’idées dans de nombreux domaines (l’art, le travail, le syndicalisme, l’éducation) ; son directeur rédigeait progressivement et testait dans ses conférences les éléments d’une doctrine dont il fit dans le Manifeste (1936) un exposé plus systématique. La prise en compte progressive de la nécessité de l’engagement politique, fût-ce dans des mêlées confuses pour des causes imparfaites, marqua les années 1934-1939, sous la pression de la menace hitlérienne et sous l’influence du philosophe allemand émigré Paul-Louis Landsberg qui montra à ses amis d’Esprit que l’engagement était un corollaire incontournable de la liberté de la personne. Mounier avouera plus tard n’avoir découvert qu’après 1934 le « personnalisme de l’engagement », après avoir pratiqué d’abord un « personnalisme de la pureté » qui cédait à la tentation spiritualiste qu’il prétendait écarter. Dénoncer la confiscation de la démocratie française par l’électoralisme parlementaire et user de la formule « ni droite ni gauche », c’était prêter à équivoque : on put croire que Mounier condamnait le principe de la démocratie, et repoussait également les deux options, jusqu’à ce qu’il précisât qu’il était du côté des pauvres et des humiliés, à gauche, si critique qu’il fût envers la « mythique » dont ils étaient abreuvés, opposant « la démocratie à faire » à la démocratie (formelle) « qui se défaisait ». Après 1936, les succès de Hitler et le drame espagnol l’amenèrent à privilégier la lutte contre la menace des fascismes, aux côtés de tous leurs adversaires. C’est dans cette perspective qu’il créa, au lendemain de Munich, le journal bimensuel d’information et de combat Le Voltigeur français. Il s’était proposé en créant Esprit de « rendre révolutionnaires les spirituels, et spirituels les révolutionnaires » ; ses relations avec le PCF et ses intellectuels furent conditionnées par les virages et les accidents de la politique soviétique mais, pour sa part, il refusa constamment de s’associer à une coalition anticommuniste et maintint l’offre d’un dialogue au-delà des échanges polémiques et des tactiques électorales. Dialogue qu’il était toujours prêt à ouvrir avec les êtres sincères et désintéressés, adversaires compris, pour témoigner de ses propres convictions et chercher les convergences possibles. Ainsi passa-t-il, au printemps 1935, du Congrès international de jeunes organisé à Rome par les syndicalistes fascistes au Congrès international pour la défense de la culture organisé à Paris par les intellectuels communistes et leurs amis à la demande du Komintern. Il parla devant l’un et l’autre sans crainte de paraître les cautionner, présenta les points de rencontre et les divergences, et rendit compte de ses deux interventions dans la revue.
Il conçut d’autre part en 1938 le plan ambitieux d’associer dans une réalisation commune la revue et un trio d’amis chers. Il avait souhaité créer hors de Paris un Centre Esprit, « maison commune » qui hébergerait la direction et une partie des rédacteurs de la revue, leurs visiteurs et les réunions d’amis. D’autre part, deux amis psychologues professionnels, le Bruxellois Jacques Lefrancq et le Suisse Émile-Albert Niklaus, cherchaient à s’installer en France pour mener leurs recherches et pratiques psycho-pédagogiques. Le parisien Paul Fraisse, psychologue et animateur des Amis d’Esprit, était prêt à s’associer à la double entreprise. Ils créèrent à quatre, en 1939, une société qui acquit une propriété comportant plusieurs maisons, « Les Murs blancs » à Châtenay-Malabry. La guerre survint, mobilisant les deux Français qui s’y installaient et tenant les deux autres éloignés. Dans l’été 1940, les troupes allemandes occupèrent partiellement la propriété, et y causèrent par la suite des déprédations.
De son cantonnement militaire du Dauphiné, Mounier dirigea la rédaction de la revue jusqu’à la défaite, où il vit la conclusion logique d’une longue série de fautes et de lâchetés. L’instauration de la dictature du maréchal Pétain lui parut être comme un retour de balancier dont il allait falloir s’accommoder pour sauver l’essentiel (« trouver la place de la liberté dans des régimes autoritaires, et non plus mettre un peu d’ordre dans des régimes libertaires »). « Replié » à Lyon auprès de Jean Lacroix, il décida de rester présent dans la vie publique en relançant la revue, avec l’autorisation du gouvernement et en se soumettant à sa censure. Sa tâche allait être de continuer la défense des mêmes valeurs dans la situation nouvelle, notamment en prémunissant ses lecteurs contre les séductions du nazisme et la propagande antisémite, tant que ce serait possible sous le « régime mixte » de Vichy, qui n’était pas l’oppression totalitaire. Prêt à exploiter les similitudes de mots et parfois d’intention entre certaines déclarations et initiatives des nouveaux dirigeants et sa propre pensée, il put espérer pendant un temps influencer l’action du pouvoir, mais l’illusion se dissipa dès le printemps 1941. Dans le secteur de la jeunesse, cependant, il avait pu nouer une collaboration confiante avec les dirigeants d’institutions officielles (association culturelle « Jeune France », École des cadres d’Uriage) et des liens d’amitié avec de jeunes militants, futurs résistants. Dans la revue relancée en novembre 1940, il apprit à ruser avec la censure, préférant la « demi-vérité » évocatrice au silence et affirmant progressivement ses convictions inchangées. Esprit fut supprimé en août 1941, après dix numéros, par le gouvernement collaborateur de Darlan qui renforçait sa dictature répressive. Mounier inspira alors, pour les organisations de résistance, des études sur les réformes à opérer après la guerre, ce qui entraîna son arrestation en janvier 1942 et une longue détention au cours de laquelle il fit avec Berty Albrecht une grève de la faim victorieuse. Relaxé le 30 octobre 1942, il se dissimula à Dieulefit, zone de refuge pour les clandestins, jusqu’à la Libération, mettant à profit ce repos forcé pour achever son imposant Traité du caractère (commencé en prison, où il rédigea aussi un rapport sur la misère des détenus, publié en 1945) et présenter dans L’affrontement chrétien une réponse au défi de Nietzsche. Il préparait aussi le lancement de nouvelles formes d’action.
Il relança la revue à Paris dès la Libération, dans le climat d’enthousiasme révolutionnaire du moment, entouré d’une équipe qui avait intégré des résistants et de jeunes universitaires (Joseph Rovan, Jean-Marie Domenach, Henri Bartoli) et lié aux Éditions du Seuil. Au sortir de la Résistance, le personnalisme était devenu un courant de pensée majeur, face à l’existentialisme de Sartre et de Camus et au communisme. Politiquement, Mounier voulait participer, au nom d’un socialisme personnaliste, au mouvement révolutionnaire qu’il voyait grandir, porteur de l’espoir des pauvres et des exploités, et y témoigner de ses propres valeurs, ignorées ou combattues par l’idéologie communiste. Il exprima ces positions par la revue, qui suivait l’actualité avec de fréquents numéros spéciaux sur les événements ou les situations, et par son action dans les rassemblements des gauches non communistes. Combattant la politique des blocs, il s’opposa à l’adhésion de la France, par le plan Marshall puis le Pacte atlantique, au camp occidental dirigé par les USA. En 1948, il ouvrit dans un important numéro spécial, Marxisme ouvert contre marxisme scolastique, un dialogue critique avec les intellectuels communistes mais, l’année suivante, il accueillit dans Esprit les articles d’intellectuels de gauche condamnant la politique stalinienne face au schisme de Tito. Une violente campagne contre lui se déclencha ; son dernier article fut une réponse sereine à un pamphlet calomniateur de Roger Garaudy. Son arbitrage évitait l’éclatement de l’équipe de la revue, gravement divisée sur ce sujet. Esprit soutint les tentatives de constitution d’une « nouvelle gauche » et s’engagea sur les problèmes coloniaux : Madagascar, l’Union française, et le Maghreb avec un dossier que Mounier intitula Prévenons la guerre d’Afrique du Nord (avril 1947).
Sur d’autres plans, il reprit l’étude de questions sociales ou culturelles, avec une gamme élargie de collaborateurs et des conclusions après analyses et débats, comme les Propositions de paix scolaire (mars-avril 1949). Il impliqua la revue, plus nettement qu’avant, dans les débats religieux de cette époque d’effervescence dans le catholicisme français, présentant les divers aspects du mouvement missionnaire en donnant la parole aux acteurs, notamment dans l’enquête Monde chrétien, monde moderne (août 1946). Ce fut l’amorce d’une audience accrue dans les milieux chrétiens, notamment le clergé et les mouvements d’action catholique, en France et dans les pays de forte tradition catholique où la pénétration de sa pensée fut profonde. Il créa d’autre part le Comité français d’échanges avec l’Allemagne nouvelle et collabora à la revue bilingue Documents. Il visita aussi l’Europe, de l’Angleterre à la Pologne, et l’Afrique occidentale française. Outre ses nombreux articles dans la presse, il fit des causeries culturelles à la radio de 1945 à 1948 dont les textes inédits sont conservés, et organisa un dimanche par mois, aux Murs blancs où il était installé ainsi que Fraisse, Marrou et d’autres amis, des rencontres-débats autour de conférenciers ou visiteurs. Enfin il donna lui-même aux quatre collections Esprit qu’il dirigeait au Seuil une série d’ouvrages, dont ses premiers Carnets de route, recueils d’articles. À la veille d’être emporté par une crise cardiaque, victime d’un surmenage intensif, il confiait à son ami l’abbé André Depierre (lettre du 20 mars 1950) son intention de prendre de la distance avec les combats intellectuels pour se rendre plus proche des pauvres et porter plus directement témoignage, par son style de vie, de ses convictions et de ses intentions les plus profondes.
Par Bernard Comte
ŒUVRE : Œuvres, 4 volumes parus au Seuil en 1960-1963. — Avec Marcel Péguy et Georges Izard, La pensée de Charles Péguy, Plon, 1931. — Révolution personnaliste et communautaire, Aubier-Montaigne, 1935, rééd. dans Refaire la Renaissance, Seuil, 2000. — Manifeste au service du personnalisme, Aubier, 1936 (rééd. dans Écrits sur le personnalisme, Seuil, 2000). — Le personnalisme, PUF, coll. Que Sais-je ?, 1950, rééd. 2001. — Qu’est-ce que le personnalisme ?, Seuil, 1946. — L’affrontement chrétien, 1945, rééd. Parole et Silence, 2006. — Introduction aux existentialismes, 1947, rééd. Presses universitaires Rennes, 2010. — Recueils posthumes de morceaux choisis : Emmanuel Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits, Parole et Silence, 2000 ; L’engagement de la foi, 2e éd., Parole et Silence, 2005.
Sources : Michel Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la cité 1930-1950, Seuil, 1996. — Guy Coq (dir.), Emmanuel Mounier. L’actualité d’un grand témoin, Actes du colloque de Paris-UNESCO, 2 vol., Parole et Silence, 2003 et 2006. — Emmanuel Mounier, numéro spécial d’Esprit, décembre 1950 (textes et témoignages, biographie). — Jean Conilh, Emmanuel Mounier. Sa vie, son œuvre, sa philosophie, PUF, 1966. — Étienne Borne, Emmanuel Mounier ou le combat pour l’homme, Seghers, 1972. — Jean-Marie Domenach, Emmanuel Mounier, Seuil, 1972. — Jean-François Petit, Petite vie d’Emmanuel Mounier, Desclée de Brouwer, 2008. — Guy Coq, Mounier. L’engagement politique, Michalon, 2008. — Entretiens, carnets 1926-1942, présentés et annotés sous la dir. de B. Comte et Y. Roullière, Presse universitaire de Rennes, 2017, 980 p.