PERRONE Ottorino, dit Vercesi, Alphonse, Philippe, Otto

Par Philippe Bourrinet

Né le 9 mai 1897 à L’Aquila (Italie), mort à Bruxelles (Belgique) le 17 octobre 1957, journaliste, expert comptable, professeur de langues ; militant du PC d’Italie, secrétaire interrégional, délégué au IVe congrès du Komintern, responsable du travail syndical à Milan, initiateur du Comité d’entente en 1925 contre la direction de Gramsci-Togliatti, et bras droit de Bordiga lors du Congrès de Lyon du PCI en janvier 1926 ; exilé en France et en Belgique, principal initiateur et théoricien des Fractions italienne et belge de la gauche communiste internationale de 1927 à 1939 ; à l’origine du Comité antifasciste de Bruxelles en octobre 1944. L’un des responsables du Parti communiste internationaliste d’Italie et de ses ramifications internationales à partir d’octobre 1945. Principal interlocuteur jusqu’à sa mort de Bordiga.

Né à L’Aquila (Abruzzes), Ottorino Perrone était fils d’ouvrier. Il fit son service militaire comme sergent artilleur pendant la guerre ; obligé de suivre des cours d’élève officier, il fut déclaré « inapte ». Une fois la guerre terminée, il entreprit des études de droit et de commerce à Venise, où il obtint sa licence.

Membre du PSI en 1920, il fut un adhérent enthousiaste du PC d’Italie fondé en janvier 1921 à Livourne par Amadeo Bordiga. En raison de son charisme, il fut désigné secrétaire de la Camera del Lavoro de Venise. En tant que tel, il joua un rôle important dans les occupations d’usine de la commune de Mira (Venise).

En 1922, propagandiste et journaliste à Padoue, il fut arrêté à Venise, à la suite d’affrontements avec les fascistes. La même année, le deuxième congrès du parti à Rome (20-24 mars) le désigna à l’importante charge de secrétaire interrégional (cinq avaient été mandatés au niveau national).

En 1923, rédacteur du journal Il Lavoratore di Trieste, il fut chargé par le parti d’organiser les fédérations de Venise et de L’Aquila. La police fasciste le définit alors comme un « propagandiste habile et très rusé, extrêmement dangereux à cause de son intelligence, de ses relations et de sa culture ».

En 1924, établi à Milan, rédacteur de l’Unità, Perrone prépara la conférence clandestine de Como (18 mai), où la direction « bordiguiste » restait majoritaire (approuvée par 35 des 45 secrétaires fédéraux), tandis que le comité central était divisé en trois fractions : ‘droite’ (Angelo Tasca), ‘centre’ (Gramsci) et ‘gauche’ (Bordiga).

Il fit partie de la délégation officielle du PCI envoyée à Moscou prendre part au Ve congrès du Komintern (17 juin-8 juillet 1924), se plaçant au côté de Bordiga, Ruggiero Grieco (1893-1955), Giuseppe Berti (1901-1979) et Carlo Venegoni (1902-1983), Togliatti représentant le ‘centre’, et Angelo Tasca la ‘droite’. Ce congrès de la « bolchevisation » des partis communistes, dont Zinoviev fut le chef d’orchestre, imposa la démission de l’ancien exécutif du PCI marqué à gauche : Bordiga, Bruno Fortichiari (1892-1981), Luigi Repossi (1882-1957) et Grieco, qui devait bientôt passer au ‘centre’ de Gramsci et Togliatti.

Il se soumit au « cours nouveau » qui imposait une « discipline de fer » dans tous les partis. Néanmoins Bordiga avait averti que si le Komintern ne devenait pas « un vrai parti communiste mondial centralisé », il n’exclurait pas « la fondation d’une fraction internationale ». Rentré en Italie, le 18 août 1924, par le lac majeur, il fut aussitôt arrêté par la police pour « expatriation illégale » et relégué à L’Aquila. Il profita de ce « congé » d’activité forcé pour présenter en 1925 à Venise sa thèse de doctorat (économie et droit).

En juin-juillet 1925, il fut l’un des principaux initiateurs du Comité d’entente, formé en mai-juin, opposé à la bolchevisation et au « péril d’opportunisme et de dégénérescence du Parti ». Ce comité regroupait entre autres Onorato Damen, Bruno Fortichiari, Luigi Repossi, Mario Lanfranchi (1902-1959), Carlo Venegoni. Bordiga, tout en l’approuvant, n’avait pas apposé sa signature à cet acte de naissance d’une fraction de gauche dans le PC italien. Le Présidium de l’Exécutif du Komintern, voyant dans le Comité d’entente l’embryon d’une fraction au sein du Parti et même de l’Internationale, en exigea la dissolution. Perrone et les adhérents à ce comité, condamnés comme « communistes indignes », durent se soumettre sous peine d’exclusion.

Néanmoins, sous l’impulsion de Perrone, furent mises en place des réunions de la fraction pour préparer le futur congrès du parti. Le 18 septembre 1925, il informa le comité exécutif de la tenue d’une réunion de travail pour l’élaboration des thèses de la gauche, où se présenteraient (entre autres) lui-même, Bordiga, Damen, Repossi, Fortichiari, Venegoni, Natangelo, Lanfranchi. Il invitait un représentant de la majorité à y participer. La réponse fut un non catégorique : « la reconnaissance du régime des groupes et des fractions dans le parti … n’est pas admissible », mais nuancé : « Evidemment pour le travail de rédaction vous pouvez vous rencontrer ; rester en correspondance… »

Partisan résolu de Bordiga, Perrone le seconda très efficacement au troisième congrès du PCI tenu clandestinement à Lyon (20-26 janvier 1926). Devant un congrès hostile, il n’hésita pas publiquement à proclamer Bordiga « chef de la révolution en Italie ». Il s’opposa à Gramsci pour qui la solution au recul de la révolution se trouvait dans l’alliance stratégique entre le prolétariat et les paysans ; il affirma, au contraire, qu’une ligne politique radicale devait s’appuyer sur le « concept de la prééminence et de l’hégémonie de la classe ouvrière dans la conduite de la révolution ». Il niait, en outre, qu’il existe pour les communistes une « question méridionale » spécifique, liée au problème des paysans du Sud. Au terme de ce congrès, où la gauche fut mise en minorité (9,2 % des voix), Perrone en concluait, en privé, que la majorité avait « pris le chemin de la contre-révolution ». À la tribune du congrès, il marqua une volonté farouche de continuer le travail politique de Bordiga : même si ce dernier était « renversé », le « prolétariat mènerait la même lutte » en poursuivant le combat de Bordiga.

Perrone fut bientôt destitué de toutes ses responsabilités, même syndicales. Il était en effet secrétaire depuis août 1925 du Comité syndical de Milan – qui publiait le journal Il sindacato rosso (Syndicat rouge), assisté d’un ouvrier de l’Alfa Romeo (ancien délégué du parti au IVe congrès du Komintern, qui avait rencontré Lénine) : Antonio Natangelo (1894-1959). Giovanni Germanetto (1885-1959), un futur chef stalinien, lors d’une réunion houleuse, déclara sans ambages que les partisans de la gauche, responsables syndicaux, devaient « se soumettre » s’ils voulaient continuer à être payés comme permanents, ou « se démettre ». Perrone rejeta « l’ultimatum » et répondit vertement que « la gauche ne jouait pas sa fonction historique pour une rémunération ».

Assigné à résidence pour deux ans, il passa via la Suisse (décembre 1926) la frontière française. De Paris, il tenta de réorganiser toutes les composantes de gauche du Parti communiste italien qui étaient dispersées dans toute la France, en particulier à Lyon, Marseille et Toulon. Mais il est bientôt expulsé vers la Belgique, en août 1927.

Marié à une jeune militante, Ida Zecchini (1905- ?), sœur de Bruno Zecchini*, il s’installa avec elle dans la banlieue ouvrière d’Anderlecht. Employé par le syndicat des typographes de Bruxelles, il appartint à ce titre au syndicat des employés jusqu’à son expulsion pour raisons politiques en octobre 1938.

Il contribua surtout, de Bruxelles, à l’orientation de la Fraction de gauche du PCI, qui comptait en France et Belgique à peu près soixante-dix militants lors de son congrès de fondation à Pantin en avril 1928. Il souhaitait rester dans le cadre de l’Internationale communiste et collaborer avec toute l’opposition de gauche. Il s’opposa donc à la tendance de plus en plus antiléniniste et « communiste des conseils » de Michelangelo Pappalardi (1895-1940), communiste radical, réfugié en France. Ce dernier qui souhaitait une rupture définitive avec le Komintern, publia à Lyon à partir de novembre 1927 la revue Réveil communiste, puis l’Ouvrier communiste, à Paris, soutenu par André Prudhommeaux jusqu’en 1930. Cette tendance prit contact avec Karl Korsch et le KAPD, mais aussi Miasnikov, hostiles à toute idée de « redressement » du Komintern.

Avec ses camarades, Ottorino Perrone fit le choix de s’intégrer dans l’Opposition de gauche internationale, sans perdre de vue les perspectives de développement de la Fraction en France, Belgique, USA, et Russie (autour de Virgilio Verdaro* et Mario De Leone qui purent sortir d’URSS en 1931). Dans une lettre à Trotsky (1er juin 1930), il faisait part de son intention de traduire et publier des ouvrages de Trotsky : la Révolution défigurée (ce qui échoua) et une partie de Cours nouveau. Mais cette collaboration se fit sans cacher les divergences (soutien à la République espagnole en 1931, « mots d’ordre transitoires antifascistes », front unique en Allemagne). L’attitude de Trotsky passa alors de l’accueil chaleureux – « De tout cœur, je vous souhaite bonne chance et succès » (25 sept. 1929) – à une franche hostilité. Deux tentatives d’envoi d’une délégation de la Fraction pour discuter avec Trotsky, à Prinkipo en février 1932, puis en France en août 1933 échouèrent. La fraction « perroniste » se retrouva alors face à un isolement croissant.

La vie de Perrone jusqu’à 1939 se confondit avec l’histoire de la « fraction de gauche en exil », à sa presse et à ses organes centraux. Il fut le principal rédacteur – avec Virgilio Verdaro depuis 1931 – de la rédaction de Prometeo (n° 1, juin 1928), et surtout de Bilan (n° 1, nov. 1933). La rédaction de Bilan était à Bruxelles, bien que le responsable légal fut à Paris Gaston Davoust dit Henry Chazé], personnalité majeure de l’Union communiste. Sous le pseudonyme de Vercesi, Perrone fut aussi le principal rédacteur des prises de position de la Commission exécutive de la Fraction de gauche, au point que les partisans de la Fraction reçurent l’étiquette de « perronistes ».

Le nom de Perrone est incontestablement associé à celui de Bilan, « Bulletin théorique mensuel de la fraction de gauche du PCI », dont l’audience alla bien au-delà de cercles militants restreints, puisqu’André Gide s’y abonna un temps. Les autorités fascistes en interdirent aussitôt l’introduction et la circulation dans le royaume d’Italie (circulaire n° 442/30458 du ministère de l’intérieur, 29 novembre 1933).

Ottorino Perrone contribua plus qu’aucun autre à donner sa « coloration politique » à la Fraction communiste italienne des années 1930, incarnée par sa revue Bilan. Néanmoins, il ne fut pas le seul : en Belgique, des intellectuels, comme Jakob Feingold (1899-1943), dit Jacobs – assassiné à Auschwitz –, Guillaume van den Hoven (1883-1945 ?), dit Mitchell ou Jéhan – tous deux issus de la Ligue des communistes internationalistes d’Adhémar Hennaut (1899-1977) – furent les alter ego de Perrone sur les plans politique et théorique.

Dorénavant, « loin de présenter des solutions définitives », la Fraction italienne devait tout « passer au crible de la critique », sans « aucun interdit non plus qu’aucun ostracisme », sans crainte de remise en cause de « certitudes » révolutionnaires. L’activité de la Fraction se déroulait dans une période défavorable de « contre-révolution », où l’État russe comme les partis communistes étaient devenus des « instruments du capitalisme mondial ». En conséquence, selon les « perronistes », la tâche était le « maintien strict des positions principielles du communisme », même au prix de l’isolement. Chaque événement de la prise du pouvoir par Hitler à l’écrasement des ouvriers viennois et des mineurs des Asturies en 1934 jusqu’au Front populaire, sous le signe du drapeau tricolore et de la Marseillaise, marquait une descente vers l’enfer d’une guerre mondiale jugée inévitable.

Lorsque se produisit le soulèvement révolutionnaire des ouvriers de Barcelone en juillet 1936, une crise politique secoua la Fraction. Pour Perrone, Verdaro et Feingold, d’abord minoritaires, il s’agissait d’un « tumulte social sanglant », incapable de s’élever « à la hauteur d’un soulèvement insurrectionnel ». La majorité – qui devint au fil des mois minoritaire –, sous l’autorité de Mario De Leone (1890-1936), Enrico Russo (1895-1973), Bruno Zecchini*, etc. –, décida de partir pour l’Espagne s’engager dans les milices du POUM (la « colonne Lénine » où combattit George Orwell) et de la CNT. Lorsque la tendance « perroniste » devint majoritaire et qu’elle proclama qu’ « au volontariat (il fallait) opposer la désertion… à l’union sacrée, l’éclosion des luttes de classe sur les deux fronts », ce fut la scission, malgré les appels à l’unité de l’organisation. Lorsque cette minorité entra en Espagne en relation avec l’organisation antifasciste ‘Giustizia e Libertà’, elle fut exclue « pour indignité politique » ; et en 1937, rentrée en France, elle adhéra à l’Union communiste de Henry Chazé.

Sans doute contrecoup des événements d’Espagne, Perrone et ses partisans décidèrent en août 1937 de faire campagne pour aider « toutes les victimes prolétariennes d’Espagne » : « fascistes », « antifascistes », « les familles de tous, les enfants de tous ». Et pour cela d’établir un Fonds de solidarité financier, sorte de Croix-Rouge, dont Perrone renouvela plus tard l’expérience (octobre 1944).

C’est pourtant, au cours de cette période de complet isolement, que Perrone donna sa majeure contribution sur la question de l’État et de la violence, une contribution qui marquait une nette rupture avec la conception « marxiste-léniniste » ou « bolchevik-léniniste ». L’État prolétarien russe était « resté un organe de coercition », « stérilisant en les incorporant » les « organisations de classe ». Condamnant la répression contre Makhno et les insurgés de Kronstadt, Perrone – s’exprimant au nom de son groupe – proclama (en lettres majuscules !) que « ce n’est pas par la force et la violence qu’on impose le socialisme au prolétariat », et qu’« il valait mieux perdre Kronstadt que de le garder au point de vue géographique », et que nul « parti de classe » ne pouvait « rester au pouvoir en infligeant une défaite aux principes prolétariens ».

Sur la question russe, qui apparaissait à Albert Treint une « énigme », Perrone resta dans le flou, se démarquant peu de l’analyse par Trotsky de la bureaucratie, constatant qu’elle « n’était pas encore (une) classe capitaliste ». En 1939, pourtant la position ‘perroniste’ changea du tout au tout, estimant que l’industrie russe « pouvait fort bien se métamorphoser en capitalisme d’État ».

Sur un autre plan, celui des perspectives de guerre, les réflexions théoriques de Perrone eurent un effet dévastateur. En 1937, lors du congrès de la Fraction italienne et lors de la fondation du « Bureau international des fractions de gauche », il fit adopter une nouvelle orientation politique sur les perspectives de guerre. Selon lui, la mise en place d’une économie de guerre tendait à fournir une « solution économique » au capitalisme international. Cette nouvelle forme de capitalisme rendait « les contrastes inter-impérialistes » secondaires, la bourgeoisie pouvant « reporter l’échéance de la guerre mondiale ». Les guerres devenaient des « guerres localisées » dont la finalité était autant un débouché pour la production d’armements qu’une tentative de « destruction du prolétariat de chaque pays ». Il s’en suivait une « solidarité inter-impérialiste » pour, comme lors de Munich, éviter la guerre et donc la révolution, comme en 1917. Cette position défendue par Vercesi et Jacobs était minoritaire mais tétanisa l’activité des ‘bordiguistes’ italiens et belges.

Lors de l’éclatement de la guerre, Perrone considéra que toute activité militante devenait sans objet, le prolétariat ayant « disparu socialement » en adhérant à la guerre. Après l’effondrement de mai 1940 et l’occupation de la Belgique par les troupes nazies, il dut plonger dans la clandestinité, les autorités consulaires italiennes en Belgique exigeant son arrestation par la Gestapo. Activement recherché, il resta caché pendant près de trois ans, muni d’« authentiques » faux papiers et bénéficiant de ses bonnes relations avec des chefs socialistes, comme le sénateur August Vermeylen (1872-1945) et l’ancien ministre Paul-Henri Spaak (1899-1972). Il sortit néanmoins de la clandestinité en se présentant fin juillet 1943 – au moment de la chute de Mussolini – au consulat italien de Bruxelles pour demander son rapatriement, ce qui lui fut refusé.

Pendant la guerre, s’inscrivant en faux contre les assertions de ses adversaires – en particulier Marc Chirik et l’Autrichien Georg Scheuer* des RKD (Communistes-révolutionnaires d’Allemagne) – Perrone ne resta pas inactif et continua à orienter le travail de la Fraction. Dans un long texte de mai 1941 (« La guerre et le prolétariat »), reprenant une analyse de Lénine – « il n’existe pas de situation sans issue pour le capitalisme » – il appelait à ne pas perdre de vue que la guerre ne mène pas « par une sorte de fatalité immanente à l’effondrement total de la société bourgeoise », qu’un « inévitable cataclysme » social » entrait en conjonction avec des événements où « le prolétariat (interviendrait) à son tour, armé d’un parti capable de le conduire aux victoires décisives ». Pendant toute la guerre, sa position ne varia pas d’un iota, s’opposant à la position de la Fraction italienne en France, pour qui la chute de Mussolini en juillet 1943 signifiait que « la transformation de la Fraction en Parti (était) à l’ordre du jour ». Ces divergences entraînèrent une détérioration des rapports entre les Fractions italienne et belge, au point de se personnaliser entre Marc Chirik, d’un côté, le « pontife » de Marseille, et Perrone, qualifié d’adepte de l’« écriture automatique » et de « Picasso de la Révolution ».

À la Libération, en septembre 1944, Perrone représenta la fraction de gauche communiste dans la « Coalizione antifasciste » qui défendait vis-à-vis des autorités belges et des forces alliées les intérêts de la communauté italienne. La probité et le désintéressement de Perrone, reconnus par tous, le conduisirent à la tête de la Croix-Rouge italienne. Il exerça, de fait, dans les locaux du consulat d’Italie, rue de Livourne, toutes les responsabilités consulaires avec l’aide de quelques employés. C’est sa participation à la Coalition antifasciste de Bruxelles – et non à la Croix-Rouge – au côté de Louis de Brouckère (1870-1951), chef du parti socialiste belge et ministre d’État en 1945, qui lui valut d’être exclu le 20 janvier 1945 par la Fraction communiste italienne de Marseille (Aldo Lecci, Giovanni Bottaioli, Otello Ricceri, et Marc Chirik). Perrone continua néanmoins son activité dans la Coalition antifasciste jusqu’en mai 1945.

Le prestige d’Ottorino Perrone était trop important dans la « Sinistra comunista italiana » pour qu’une telle mesure d’exclusion, prise loin du « centre » italien – et sans passer par une commission de contrôle – lui porte ombrage. Il dut néanmoins s’expliquer publiquement à Paris (6 octobre 1945) devant ce qu’il nommait les « chapelles » : des bordiguistes de l’exil aux RKD-Communistes révolutionnaires et à l’ancienne Union communiste de Chazé. Expliquant que les buts du Comité antifasciste dont il avait « pris l’initiative » étaient « assistance ; culture ; dénonciation des fascistes », il soutenait qu’un tel comité « ne pouvait pas se rattacher à l’État » et avait réussi à « sauver les prisonniers italiens » qui auraient été envoyés « soit au front soit en camps de concentration ». Volcanique à son habitude, vomissant toutes les « chapelles », il concluait que bien volontiers il prendrait le maquis, emportant avec lui une bombe atomique : « avec laquelle je puisse désintégrer vos cerveaux »…

En décembre 1945, il participa à la conférence de Turin du Parti communiste internationaliste (PCInt), formé dans la clandestinité en novembre 1943, et qui regroupait alors plus de 2 000 militants. Il défendit l’idée d’un passage rapide d’une « économie de guerre » en crise à une « économie de paix », la période étant qualifiée de « réactionnaire », ce qui excluait « une extension de notre influence ». Il devint membre du comité central de ce parti, chargé des relations internationales.

Partisan déterminé de Bordiga, porte-voix du « grand absent » lors du congrès de Florence de mai 1948, il considérait que la fondation du PC Internationaliste avait été prématurée. Il s’était toujours opposé à une « tactique souple », celle de participer aux élections italiennes du 2 juin 1946 et du 18 avril 1948, politique qui fut d’ailleurs abandonnée suite à ce congrès. Il préconisa en outre de renouer avec l’ancienne tactique de participation aux activités syndicales.

C’est dans l’immédiat après-guerre qu’Ottorino Perrone donna une contribution majeure sur la dégénérescence « tactique » du Komintern – dont il voyait les prémisses dans le Comité anglo-russe de 1926, puis la liquidation en 1927 de la révolution en Russie et en Chine, pour culminer avec l’antifascisme et les fronts populaires, le coup de grâce étant la guerre en Espagne.

Il s’opposa dès le départ – soutenu en coulisse par Bordiga – à Onorato Damen, l’autorité organisationnelle du PCInt, de plus en plus jugé (et condamné) comme « interventionniste ». Dans une lettre du 14 février 1950 adressée à l’exécutif de son petit parti, il estimait que le « lien organisationnel » « ne favorisait pas, mais entravait la difficile et nécessaire œuvre de clarification » au sein de « groupes faussement étiquetés parti ». Les mouvements revendicatifs restant de l’« agitation » sans lendemain, la participation des militants relevait de l’éthique personnelle : « Participer ou non à une agitation ouvrière est un problème d’ordre individuel, tout comme celui du soldat qui se pose la question s’il doit ou non tirer de son poste de tranchée ».

Il fut un artisan actif de la scission entre la tendance de Damen et celle de Bordiga en 1952. Il continua à participer aux activités de l’organisation “bordiguiste” par ses contributions en français et en italien dans l’Internationaliste, Prometeo, Il Programma comunista. Il resta aussi, avec Bruno Maffi (1909-2003), l’interlocuteur privilégié de Bordiga à travers une abondante correspondance politique.

Ottorino Perrone mourut prématurément le 17 octobre 1957 à Bruxelles, laissant à ses camarades le plus proches le souvenir contrasté d’un « maître à penser » volcanique et d’un « bon samaritain », dont la droiture morale ne pouvait être contestée.

Amadeo Bordiga rendit, à sa façon, un long hommage à « Ottorino Perrone et à son courageux petit groupe de l’émigration italienne », à leur lutte « depuis 1927 […] autour des revues Prometeo et Bilan », lutte à laquelle « ils doivent sans aucun doute le meilleur d’eux-mêmes ». Mais cet hommage déniait toute nouveauté à la réflexion théorique de Perrone (question de l’État, de la dictature et de la violence). Bordiga estimait au contraire que son apport avait été de maintenir l’« orthodoxie de la doctrine » : « la fonction du militant, même le plus doué, est non pas ‘d’innover’ ou pis de ‘réviser’ mais de continuer un courant qui n’a traversé victorieusement plus de cent ans d’histoire que grâce aux orthodoxes ». En privé, dans une lettre du 24 novembre 1957, adressée à ses collaborateurs (« À tous les nègres, ou presque »), Bordiga exprimait son courroux contre son disciple qui avait stupidement abrégé sa vie militante en « n’ayant pas su renoncer aux maudites cigarettes et au vin, qui l’ont tué », « restant comme un exemple d’une sensualité individuelle épouvantable chez un militant aussi passionné… ».

Mais n’était-ce pas enterrer une deuxième fois celui auquel le courant de Bordiga devait plus qu’une banale « continuité » avec la pensée du « maestro » ?

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article146045, notice PERRONE Ottorino, dit Vercesi, Alphonse, Philippe, Otto par Philippe Bourrinet, version mise en ligne le 17 avril 2013, dernière modification le 17 avril 2013.

Par Philippe Bourrinet

PRINCIPAUX ARTICLES ET RECUEIL DE TEXTES)
(Vercesi et autres pseudonymes) Bilan, Bruxelles : n° 1, nov. 1933, « Seizième anniversaire de la Révolution russe » ; n° 5, mars 1934, « Parti-Internationale-État, Prémisses », p. 160-165 ; n° 6, avril 1934, « idem, I, La classe et sa signification », p. 205-209 ; n° 7, mai 1934, « idem, II, Classe et État », p. 231-238 ; n° 8, « idem, III, Classe et Parti », juin 1934, p. 286-292 ; n° 9, « idem, IV, Parti et Internationale », juillet 1934, p. 322-327 ; n° 12, « idem, V, L’État démocratique », oct. 1934, p. 426-432 ; n° 13, « Fascisme, démocratie, communisme », déc. 1934 ; n° 15, « idem, VI, L’État fasciste », janv.-févr. 1935, p. 517-521 ; n° 18, « idem, VII, L’État prolétarien », avril-mai 1935, p. 606-613 ; n° 19, « idem, VII (2e partie), l’État soviétique », mai-juin 1935, p. 638-646 ; n° 21, « idem, VII (3e partie), l’État soviétique », juil.-août 1935, p. 715-724 ; n° 25, « idem, VII (4e partie), l’État soviétique », nov.-déc. 1935, p. 838-844 ; n° 26, « idem, VII (5e partie), l’État soviétique », janvier 1936, p. 870-879 ; n° 28, « Dans la Fraction : À la recherche d’une clarification ? », fév.-mars 1936, p. 947-948 ; n° 35, « Nature et évolution de la Révolution russe, Réponse au camarade Hennaut », sept.-oct. 1936, p. 1161-1171 ; n° 39, « Nos divergences avec le camarade Hennaut », janv.-fév. 1937, p. 1286-1295 ; n° 43, « Pour le Bureau International des fractions communistes de gauche », sept.-oct. 1937, p. 1403-1408. – Octobre : n° 2, mars 1938, « La question de l’État ». – O. P. (Ottorino Perrone), L’Italia di domani, n° 9 (2 déc. 1944), Bruxelles, « La colonia et la coalizione antifascista ». – Prometeo n° 9, avril-mai 1948, « Democrazia parlamentare e democrazia populare » ; n° 10, juin-juil. 1948, « La Questione sindacale ».
Ottorino Perrone : L’Unità, 3 décembre 1925, p. 2, “L’esperienza e la boschevisazzione” ; La tattica del Comintern (1926-1940), Edizioni sociali, Borbiago/Venezia, 1976. Introduction et notes de Bruno Bongiovanni [articles de Vercesi parus dans Prometeo, nos 2 à 8, Milan, août-1946-nov. 1947]. – Rivoluzione e reazione. Lo stato tardo-capitalistico nell’analisi della sinistra comunista, Giuffrè, Milano 1983 (textes présentés par Dino Erba et Arturo Peregalli).

SOURCES : APC CPC Roma, busta 3876 (Ottorino Perrone). APC CPC 382. – Police des étrangers de Bruxelles, dossier 1.490.208. – Istituto Gramsci, Rome, dossier 306, 1926. – Leon Trotsky, Exile Papers 1929-1940, Houghton Library, Harvard College Library (cotes 3801-3805), 5 lettres en français de Vercesi : Bruxelles, 1.6.1929 ; [Paris], 1.6.1930 ; Bruxelles, 8.1.1932 ; 23.11.1932 et 20.8.1933. – Archives Perrone, Université libre de Bruxelles. – Archives Bordiga, Fondazione Amadeo-Bordiga, 11, via Amadeo Bordiga, 04023 Formia (Latina). – Georg Scheuer Collection 1940-1949, IISG (Amsterdam).
Protokoll. Fünfter Kongress der Kommunistichen Internationale, Carl Hoym, Hamburg, 1924, vol. I et II [Feltrinelli Reprint, Milan, 1967]. – L’Unità, 7 juillet 1925, « La piattaforma del Comitato d’intesa » ; 18 juillet 1925, “Un documento indegno di comunisti”. – La Lutte de classes, revue théorique mensuelle de l’Opposition communiste, n° 23, juillet 1930, « Le développement de l’Opposition communiste de gauche italienne ». – Bolletino interno della Frazione di sinistra, n° 1 à 6 (fév. 1931–janv. 1932). – Il seme comunista (bollettino interno della Frazione italiana della sinistra comunista), n° 1 à 5, 1937-1938. – Bulletin intérieur de la F.I. de la Gauche communiste, n° 2, fév. 1942, « Bavardage ‘révolutionnaire’ ou activité méthodique continue ». – Internationalisme, n° 4, juin 1945, « Quand l’opportunisme divague… Réponse à Ver. [Vercesi] ». – Resoconti : Convegno di Torino 1945 ; Congresso di Firenze ’48, Documenti n° 2, ed. Prometeo, s.l.n.d. – Amadeo Bordiga, “Ottorino Perrone. Una pagina della battaglia rivoluzionaria”, Il programma comunista, n° 21, 8-25 nov. 1957 ; “Ottorino Perrone, un monito ai giovani militanti”, Il programma comunista, n° 2, 22 janv.-5 févr. 1958 ; Antonio Natangelo, “Battaglie d’altri tempi”, Il programma comunista, n° 2, 22 janv.–5 fév.1958 [http://www.avantibarbari.it/] ; Arturo Peregalli, notice “Ottorino Perrone”, in Enciclopedia dell’Antifascismo e della Resistenza, vol. IV, La Pietra, Milano, 1981. – Jacques De Cock, Thierry Delplancq, Charlotte Goëtz, Anne Morelli, Rosa Terrizzi, Inventaire du fonds Perrone. Le communisme ‘bordiguiste’ exilé en Belgique, Groupe d’histoire et de sociologie du communisme, ULB, s.l.n.d. (Bruxelles, 1994).
OUVRAGES : Philippe Bourrinet, La gauche communiste italienne, mémoire de maîtrise, Paris-I, juin 1980 (édition revue et corrigée, 2000 : http://www.left-dis.nl/f/bordiguism.pdf). – Michel Roger, Histoire de la « gauche » italienne dans l’émigration 1926-1945, 1981 : http://www.quinterna.org/pubblicazioni/tesietesti/mr_gauche_communiste_emigration.pdf – Anne Morelli, Fascismo e antifascismo nell’emigrazione italiana in Belgio (1922-1940), Bonacci, Rome, 1987. – « Le bordighisme en exil autour d’Ottorino Perrone », communication faite au Colloque sur l’Internationale communiste (Centenaire de Jules Humbert-Droz), 25-28 sept. 1991, La Chaux-de-Fonds. – Fausto Bucci & Rossano Quiriconi, La vittoria di Franco è la disfatta del proletariato. Mario De Leone e la rivoluzione spagnola, La Ginestra, Follonica, 1997. – Arturo Peregalli et Sandro Saggioro, Amadeo Bordiga. La sconfitta e gli anni oscuri (1926-1945), Ed. Colibrì, Paderno Dugnano (Milan), 1998. – Sandro Saggioro, Né con Truman, né con Stalin. Storia del Partito Comunista Internazionalista (1942-1952), Ed. Colibrì, Paderno Dugnano (Milan), 2010.

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