BÉLUZE (ou BELUZE) Jean-Pierre

Né le 18 mai 1821 à Montagny (Loire), mort le 28 février 1908 à Meudon (Seine-et-Oise) ; ouvrier ébéniste ; militant icarien, gendre posthume de Cabet. Animateur du mouvement de coopération sous le Second Empire. Fondateur du " Crédit au Travail ", banque populaire.

Né près de Roanne, fils d’un journaliste qui travaillait en 1862 à La Patrie, Jean-Pierre Béluze (lui-même signait Beluze, et l’accent ne figure pas sur certaines pièces d’état-civil comme son acte de mariage) vint tout jeune à Paris et y embrassa les idées de Cabet vers la fin de la monarchie de Juillet, en 1846. Un an après, il figurait sur la liste de ceux qui devaient partir pour la colonie icarienne. Il demeura cependant en France, et après le départ de Cabet, à la fin de 1848, devint un des directeurs de la propagande icarienne, administrateur et rédacteur au Populaire, le journal du maître. C’est ainsi qu’il posa, au début de 1850, la candidature de Cabet, absent, à la députation à Paris. Quelque temps après, lors d’une seconde élection partielle, il retira la candidature de Cabet, une nouvelle fois posée, devant celle d’Eugène Sue qui fut élu.

Pendant douze années, Béluze assura ainsi la direction du " Bureau icarien de Paris ", chargé de propager la doctrine et de venir en aide aux colonies de Nauvoo et de Cheltenham, en même temps que de trouver de nouveaux adhérents et de les mettre en route pour Icarie. Cette activité le conduisit à de nombreux voyages en province. En février 1856, par exemple, il était signalé dans la région de Poligny, dans celle de Montbéliard, à Dôle, à Arbois. Il était dénoncé à de nombreux parquets, fut plusieurs fois poursuivi, et deux fois emprisonné (ainsi lors d’une condamnation à quinze jours de prison prononcée pour distribution d’écrits et colportage, le 12 avril 1856, par le tribunal correctionnel de Besançon). De janvier 1852 à décembre 1855, il put collecter 150 000 F environ, sur lesquels 115 000 furent envoyés à Nauvoo. Les frais de bureau ne s’étaient pas, durant le même temps, élevés à 20 000 F, sur lesquels il avait payé une pension alimentaire annuelle de 3 000 F à la femme et à la fille de Cabet, Céline, femme de Firmin Favard* et sa future femme, et assuré le fonctionnement du bureau : cela faisait à peine 1 750 F par an pour la rétribution du gérant, le loyer et les fournitures de bureau. Après la scission dans la colonie, et après la mort de Cabet, survenue le 8 novembre 1856, Béluze continua à recevoir son traitement, porté à 3 000 F, à charge pour lui de subvenir à toutes les dépenses de fonctionnement. La veuve de Cabet et sa fille Céline, elle-même devenue veuve, étaient, avec Béluze, les seuls employés du bureau et les mandataires de la colonie de Saint-Louis. Béluze s’efforça d’entraver le déclin de l’école icarienne. Il maintint un minimum de liaison avec les groupes de province, notamment avec celui de Lyon. Toutefois, en présence des difficultés et des déboires, devant le zèle fléchissant des disciples d’Icarie, il commença à éprouver des doutes sur la portée et la valeur de l’expérience communiste tentée par Cabet. Sa pensée évolua et s’éloigna peu à peu des idées qu’il avait professées jusque-là. Le 6 janvier 1863, alors que depuis deux ans il avait dû, pour alléger les charges du " Bureau icarien ", ouvrir un cabinet d’affaires à son nom et épouser Céline Favard (le 20 mars 1862), pour sauver la fille et la femme de Cabet d’une misère prochaine, il donna sa démission de gérant du bureau.

Dans sa lettre de démission adressée au directeur de la colonie récemment transférée à Cheltenham, il analysait les causes de l’échec d’Icarie : avant tout " le manque d’instruction de ceux qui arrivent sans être suffisamment préparés à la vie commune ". Il continuait à croire en la nécessité de l’association entre les travailleurs, mais, selon lui, il convenait d’" augmenter le nombre des associés ou de créer des associations nouvelles ". Pour lui, c’était le seul moyen de former " des Icariens désireux de pratiquer complètement cette solidarité à laquelle ils se seront déjà formés par la pratique ". Bientôt, pour Béluze, l’association ce sera la coopération. Il sera de ceux qui, en France, mettront en branle, après 1860, le mouvement coopératif.

Au début de 1863, il publia une brochure : Les Associations, conséquence du Progrès. Il faisait l’apologie de l’association, montrait les services qu’elle pouvait rendre aux ouvriers et proposait de leur donner un moyen d’action nouveau qui serait un mécanisme de crédit. Il se prononçait contre l’intervention de l’État dans le domaine économique et c’est pourquoi il préconisait le " Crédit au Travail " qui grouperait " tous les capitaux sympathiques aux associations ouvrières, qui ne peuvent aller à l’une d’elles en particulier mais qui viendront se réunir pour profiter à toutes ". L’idée ni même le mot n’étaient, en réalité, nouveaux. Sans parler de la " Banque du Peuple " de Proudhon, Fourier avait lui aussi préconisé un système de banque analogue et Considerant avait demandé à la Constituante, le 14 avril 1849, qu’on voulût bien l’organiser.

Le 27 septembre 1863, naissait la " Société du Crédit au Travail ", constituée par 172 commanditaires, ayant souscrit un capital collectif de 20 120 F. et versé seulement 4 082 F. Le siège était installé à Paris dans le modeste logement du fondateur, 3, rue Baillet (Ier arr.), où avait fonctionné le bureau icarien. La banque commença ses opérations le 1er octobre 1863, avec Béluze comme directeur-gérant. Les statuts précisaient : " La Société du Crédit au Travail est en même temps une Caisse d’épargne pour le travailleur, une Société de Crédit mutuel entre ses membres et une Banque de Crédit et d’Escompte pour les Sociétés coopératives. " Il s’agissait de " réunir les épargnes des travailleurs pour les prêter à d’autres travailleurs qui les fassent fructifier par le travail, l’économie et la prévoyance ". Les bénéfices étaient répartis comme suit, proportionnellement au capital versé :

1) Une première répartition pour servir au capital engagé un intérêt de 5 % ; 2) Sur les bénéfices restants : 50 % entre les associés au prorata des versements, 25 % à un fonds de réserve spécial, et 25 % au gérant et aux employés proportionnellement aux appointements.

Les fondateurs étaient tous gens obscurs : outre Béluze, il y avait Arthur De Bonnard, docteur en médecine, ancien disciple de Charles Fourier, Cohadon, cogérant de la Société des ouvriers maçons, Louis Kneip, facteur de pianos, Michel-Élie Reclus (le frère aîné d’Élisée), publiciste, Silvestre, médecin, Henri Schmahl, négociant, Joseph Gaud, comptable. Le succès ne se fit pas attendre. Des gens de tous les partis politiques d’opposition donnèrent leur adhésion : des orléanistes puissants et riches, Casimir-Perier et Augustin Cochin, côtoyaient dans la nouvelle association des républicains de vieille date comme Louis Blanc, Esquiros, Naquet ou plus jeunes comme l’étudiant en médecine Georges Clemenceau. On y rencontrait également Alfred Talandier, traducteur en français de l’ouvrage d’Holyoake sur les Équitables Pionniers de Rochdale, Augustin Verdure, futur gérant de La Marseillaise de Rochefort et membre de la Commune, Arnaud de l’Ariège, le catholique démocrate, l’ancien disciple de Proudhon, Alfred Darimon, l’un des Cinq du Corps législatif, et enfin le révolutionnaire russe Michel Bakounine.

Les journaux libéraux soutinrent l’expérience : Le Siècle de Havin, L’Opinion nationale de Guéroult, La Presse de Girardin, Les Débats, L’Économiste français de Jules Duval, La Gironde, Le Progrès de Lyon, Le Courrier du Bas-Rhin, L’Impartial dauphinois, Le Phare de la Loire, Le Journal du Havre, etc...

La progression fut lente mais soutenue ;

Janvier 1864,

322 associés et 47 920 F souscrits ;

Juillet 1864,

616 associés et 93 150 F souscrits ;

Janvier 1865,

776 associés et 119 850 F souscrits ;

Juillet 1865,

898 associés et 148 200 F souscrits ;

Février 1866,

1 095 associés et 183 150 F souscrits ;

Mai 1866,

1 147 associés et 199 800 F souscrits ;

À cette date, le montant des sommes versées s’élevait à 136 000 F, soit 68 % du capital souscrit. Le chiffre des opérations fut de 4 558 201 F en 1866. En 1868, la société comptera deux mille membres, son capital sera de plus d’un million de francs, sur lesquels 400 000 F versés, et la différence en comptes courants et en dépôts à long terme. À ce moment le chiffre des affaires dépassera 3 millions par mois.

Le développement de l’initiative de Béluze donna le branle à un vigoureux mouvement d’association : en quelques mois, il se créa, à Paris seulement, une vingtaine de petits groupes de crédit mutuel. C’est alors que l’on songea à avoir une tribune spéciale du mouvement. Le 1er novembre 1864, une société coopérative se constituait au capital de 10 000 F divisé en cent actions de 100 F, pour la publication d’un journal mensuel de 32 pages qui, reprenant le tire de l’organe fondé peu avant le coup d’État par la " Société de la Presse du Travail ", s’appelait L’Association.

Parmi les actionnaires de L’Association, bulletin des coopératives françaises et étrangères, figuraient, outre Béluze, d’anciens fouriéristes comme Arthur de Bonnard, des disciples de Pierre Leroux comme Pelletier, ex-représentant lyonnais à la Législative devenu millionnaire aux États-Unis, des proudhoniens comme Gustave Chaudey et Charles Beslay, d’anciens buchéziens de L’Atelier, comme Favelier, des économistes libéraux comme Casimir Perier, des militants et journalistes de partis divers : Arnaud de l’Ariège, Ledru-Rollin, les Reclus, Georges Clemenceau, etc. Il y a une allusion à une attitude favorable à l’Internationale de Béluze dans la lettre de Marx à Engels du 7 mai 1865 : " Soit dit en passant, Béluze, président de la Banque populaire, directeur de quelques associations de Paris, et L’Association, organe de ces groupements, sont pour Lefort ". — Il s’agit d’Henri Lefort. Le conseil de surveillance de six membres comprenait notamment Béluze et Élisée Reclus. En août 1865, le journal annonça la constitution d’un comité de rédaction des statuts généraux des trois formes de coopération : production, consommation, crédit, destiné à venir en aide aux éventuels fondateurs d’associations. Une fois de plus, il était fait appel à la compétence et au dévouement de Béluze.

En même temps que paraissait le premier numéro de L’Association, en juin 1864, Béluze, avec 26 autres citoyens, fondait la première Société coopérative rochdalienne de Paris " L’Association générale d’approvisionnement et de consommation Poindron et Cie ". Pour être en règle avec la loi, il fallait que la société portât le nom d’un des fondateurs, c’est pourquoi y figurait celui du gérant, Poindron, chimiste et membre de l’Association générale des copistes, traducteurs, comptables et dessinateurs réunis. Le premier magasin de vente s’ouvrit dans le quartier de Chaillot, à proximité des grandes usines du quartier, 5, rue de la Montagne (aujourd’hui rue Beethoven).

Malheureusement, l’affaire fut rapidement déficitaire, la multiplication des sociétés coopératives rendait celles-ci particulièrement vulnérables ; il fallut abandonner l’expérience. En même temps, le journal L’Association, victime de quatre saisies policières en quatre mois, décidait de se saborder en août 1866. Par contre, dans toute la province, le mouvement de coopération se développait. Béluze et le " Crédit au Travail " jouaient un important rôle de coordination et d’assistance financière. Le 21 et le 23 juillet 1866, se tenait à Paris, sur l’initiative de Béluze, la première conférence coopérative nationale.

Une catastrophe imprévue devait fondre sur la banque du " Crédit au Travail ". Le bilan d’avril 1868 faisait apparaître un excellent état financier. La banque coopérative avait 1853 associés ayant versé 342 730 F (324 associés nouveaux en 1867). La commandite effective était de 65 720 F, le reste du capital qui s’élevait à près de 900 000 F était composé de 285 000 F de bons de caisse à échéance fixe et 267 948 F. de comptes courants. Le chiffre des opérations de 1867 s’était élevé à plus de 18 millions avec un accroissement de plus de 8 millions en une seule année. Mais en novembre 1868, la société était au bord du désastre. Elle avait consenti des avances trop nombreuses et trop élevées : une seule société, celle des Fabricants de boutons et fondeurs réunis avait emprunté au " Crédit au Travail " une somme de 300 000 F, somme plus élevée que le capital versé au moment du prêt (278 000 F). D’autres sociétés de Paris et de province avaient, elles aussi, fait trop largement appel au concours de la banque, qui avait ainsi compromis son capital et les fonds même des déposants. Sur 48 sociétés auxquelles elle avait fait des avances, 9 seulement s’étaient libérées, 18 avaient succombé, insolvables ; les autres ne pouvaient rembourser qu’après de longues années. En novembre 1868 fut votée la mise en liquidation de la société. On ne put trouver parmi les administrateurs ni négligence coupable, ni impéritie, ni malversation. L’expérience des affaires leur manquait et c’était tout.

Les dernières années de l’Empire, la guerre de 1870 furent de sombres moments pour la coopération. Béluze sera complètement oublié de tous lorsque surviendra sa mort en 1908, à l’âge de 83 ans. Seuls, un article de J. Prudhommeaux, l’historien de Cabet, et un d’Albert Thomas, dans L’Humanité du 4 mars 1908, dirent ce qu’avait été cet homme et le rôle qu’il avait joué.

Voir Blanc P., Cabet Étienne.

Pour citer cet article :
https://maitron.fr/spip.php?article146300, notice BÉLUZE (ou BELUZE) Jean-Pierre, version mise en ligne le 4 mai 2013, dernière modification le 15 août 2020.

ŒUVRES : Béluze a écrit toute une série de publications de propagande icarienne. On en trouvera la liste dans les ouvrages de J. Prudhommeaux (p. 30, 31, 32), et de J. Gaumont (p. 460) cités ci-dessous. On y ajoutera les articles du Populaire, ceux de L’Association, mais surtout sa brochure novatrice, Les Associations, conséquences du Progrès, Paris, 1863.

SOURCES : Arch. Nat. BB 30/416, P. 1328. — Arch. PPo., B a/865. — État-civil de Paris. – Les archives de Béluze sont conservées, en partie du moins, à l’Institut international d’Histoire sociale d’Amsterdam. — Le Conseil général de la 1re Internationale. Minutes. Édition soviétique en langue russe, 1er vol., 1864-1866, Moscou, 1961. — Jules Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet, Paris, Cornély, 1907. — Jean Gaumont, Histoire générale de la Coopération en France, Paris, Fédération Nationale des coopératives de consommation, 1924, tome I. — Notes de Jean-Pierre Galvan, éditeur de la Correspondance générale d’Eugène Sue (Honoré Champion / Slatkine) et de Jean-Pierre Bonnet.

ICONOGRAPHIE : J. Gaumont, op. cit., p. 465.

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